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lovecraft vu par erik kriek

Harry Morgan


H. P. Lovecraft (1890-1937), pilier de Weird Tales, pulp magazine consacré au fantastique et à l’horreur gothique, et créateur d’une cosmologie conjecturale centrée sur des dieux primordiaux (en réalité des extraterrestres), a souvent inspiré les dessinateurs de bande dessinée, qui n’ont pas toujours pris la peine d’identifier leurs emprunts. Le grand littérateur présente même le cas intéressant d’un auteur qui a suscité aussi bien des comics d’horreur « qui ne font pas trop peur », chez le très sage Dell Comics (Die Monster, Die, 1966), et des récits débridés des dessinateurs underground (on pense aux numéros 4 et 5 de Skull Comics, publiés par Last Gasp en 1972). Si l’on ajoute que les plus grands (Breccia, Moebius) ont dessiné Lovecraft ou s’en sont constamment nourris (Druillet), le projet apparemment séduisant d’adapter des nouvelles fantastiques du maître apparaît comme une sorte d’épreuve initiatique, pas moins inquiétante que les cérémonies impies qui se déroulent dans les antres méphitiques des dieux antédiluviens.

À considérer les choses froidement, adapter Lovecraft est l’exemple même du projet apparemment infaillible qui se révèle, à l’épreuve, des plus problématiques. Toute la littérature de Lovecraft repose sur la suggestion. Ses récits les plus longs sont notoirement tortueux et évasifs. Deux procédés favoris sont le récit confessionnel (qui permet de semer le doute sur la réalité des événements décrits par un narrateur en proie aux affres) et l’appareil protocolaire du rapport, de la déposition, de la coupure de presse, etc., qui permet de reconstituer le « dossier » d’une affaire. Tout cela fonctionne admirablement en littérature écrite, étant entendu que la longueur, la répétition, les atermoiements, le style volontiers incantatoire font partie du charme de la lecture, qui n’est du reste pas dépourvue d’un certain élément d’ennui − ce qui, sur le plan esthétique, raccroche Lovecraft à l’une de ses sources, le roman gothique de la fin du XVIIIe siècle. Reste que, une fois adapté sous forme de petites cases, le récit risque fort de perdre tout son charme, ne restant que l’ennui.


Une difficulté supplémentaire provient du fait que certaines nouvelles de Lovecraft sont des nouvelles de jeunesse. Certaines idées du grand fantastiqueur sont des idées de jeunesse. Dans « Je suis d’ailleurs » (« The Outsider », écrit en 1921), sur quoi s’ouvre le recueil paru dans la collection “Actes Sud - L’An 2”, le monstre aperçu dans l’alcôve n’est autre que le narrateur sorti de son royaume souterrain, qui s’est fait peur en se voyant dans une glace. Et le malheureux retourne au royaume des morts après un aveu final : sa main étendue pour toucher le monstre n’a rencontré que la froide surface argentée d’un miroir. Erik Kriek arrête cette nouvelle exactement au milieu. Après l’irruption de la créature dans une soirée mondaine, la dernière grande image montre une sorte de zombie qui s’inspecte dans la glace. Mais s’il y a bien, conformément au contrat de lecture d’un récit d’horreur en bande dessinée, un retournement fantastique (le narrateur à la première personne se révèle être un mort), l’ambiguïté même de la nouvelle est perdue (puisque, chez Lovecraft, on ne saura naturellement jamais à quoi ressemble le narrateur) et, surtout, la nouvelle perd son enjeu, car « The Outsider » est d’abord un autoportrait fantastique, celui d’un jeune homme littéraire, qui fait tôt la découverte qu’il appartient aux livres, c’est-à-dire au passé, et qu’il n’aura jamais de relations harmonieuses avec ses contemporains.

Les autres nouvelles du recueil obligent le dessinateur à coder sur le plan graphique les deux pôles de l’épouvante lovecraftienne, soit, d’une part, l’horreur au sens strict (ce qui horripile, ce qui provoque la révulsion, par exemple le contact de la chair en putréfaction) et, d’autre part, l’horreur cosmique, qui est la réaction viscérale d’un être humain devant un Grand Ancien, c’est-à-dire un extraterrestre antédiluvien.

Pour ce qui est de l’horreur horripilante, Erik Kriek s’en donne à cœur joie, en représentant le répugnant, le corrompu, l’immonde, le tentaculaire, le grouillant, le flasque. La famille paysanne et le bétail de « La Couleur tombée du ciel » (« The Color out of Space », écrit et publié en 1927) se changent en petits amas pustuleux et déroulent des tripes sanguinolentes, pour la plus grande joie du lecteur. Mais le dessinateur se montre plus embarrassé devant l’horreur cosmique.

En un emprunt qui peut paraître singulièrement naïf, « L’Invisible » (« From Beyond », écrit en 1920) montre des cosmos à la Jack Kirby, vus à travers la fenêtre, et parsemés de sortes de méduses. Non seulement le sentiment d’’horreur cosmique n’est nullement communiqué, mais le fond de la nouvelle, l’inquiétude devant l’interpénétration des univers, n’est point développé.

Dans les limites de pareilles traduction imagières, c’est « Le Cauchemar d’Innsmouth » (« The Shadow over Innsmouth », écrit en 1931), la plus longue des cinq histoires du recueil, qui nous semble la plus réussie, peut-être parce que que le dessinateur a pris le parti de la traiter de façon semi-humoristique. La ville portuaire convertie au culte interdit d’un dieu poissonneux est un concentré d’architecture gothique pourrissante. Ses habitants sont nettement pisciformes. Le motif de la métamorphose étant de ceux que les littératures dessinées traitent avec une particulière efficacité, c’est en montrant la métamorphose du narrateur (qui découvre qu’il appartient lui aussi au peuple de Cthulhu) que le dessinateur parvient à nous communiquer quelque chose de l’horreur cosmique de Lovecraft. Il est vrai que c’est au prix d’un contresens délibéré. Dans la bande dessinée, le narrateur, ayant découvert la vérité sur ses ancêtres, plonge pour rejoindre son peuple aquatique, et le récit fonctionne donc comme un roman d’apprentissage. Dans la nouvelle originale, ce qui domine, comme toujours chez Lovecraft, est la peur de la souillure, l’angoisse et le sentiment d’injustice de la tare héréditaire, l’horreur de la malédiction ancestrale, et le narrateur devient fou.

Ainsi, il faut beaucoup tricher pour arriver à faire passer en bande dessinée un peu de l’inquiétude qui fait l’intérêt des récits d’H. P. Lovecraft. Mais l’entreprise n’est pas sans profit. On reconnaît généralement que l’une des raisons de la fascination qu’exerce la bande dessinée sur ses amateurs est précisément son aptitude à proposer par voie imagière une expérience évocatrice, « numineuse », d’autant plus troublante qu’elle n’est pas descriptible.

Harry Morgan

le livre d’Erik Kriek d’après H. P. Lovecraft : L’Invisible et autres contes fantastiques. Actes Sud - L’An 2, 2012, 112p., postface de Milan Hulsing / 19€.