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réalisme

Thierry Groensteen

Le champ de la bande dessinée est structuré par un clivage pour ainsi dire institutionnel entre, d’un côté, la production dite réaliste et, de l’autre côté, la bande dessinée d’humour. Ces catégories sont doubles : elles désignent à la fois des contenus (les bandes dessinées d’aventures, épiques ou dramatiques, mais aussi, plus récemment, les œuvres affichant vis-à-vis du réel une fidélité d’ordre documentaire : reportage, autobiographie… en tant que les unes et les autres s’opposent à celles qui cultivent la satire, le gag, recherchant l’effet comique au prix de toutes les outrances, extravagances et invraisemblances) et des modes de représentation, des styles graphiques.
Cependant, dès qu’on examine ces catégories de plus près, elles apparaissent floues et peu opératoires. Comme l’ont observé Bruno Lecigne et Jean-Pierre Tamine, chez bien des auteurs classés comme réalistes – Tardi, Golo, Loustal… −, on trouve des « composantes graphiques issues de la caricature » (1983 : 9). Par ailleurs, on ne sait trop quel sort réserver aux « aventures humoristiques » (dont les aventures de Spirou et Fantasio sont un bon exemple), qui partagent avec le récit d’aventures traditionnel une certaine ampleur, le recours au suspense et aux situations dramatiques, mais qui sont par ailleurs empreintes de fantaisie et d’humour et dessinées dans un style caricatural. Tome et Janry ont tenté l’expérience d’un Spirou plus sombre, plus « réaliste », avec l’épisode Machine qui rêve (album paru en 1998), mais cette proposition est restée sans suite et le duo a ensuite abandonné la série.

Le champ de la bande dessinée est structuré par un clivage pour ainsi dire institutionnel entre, d’un côté, la production dite réaliste et, de l’autre côté, la bande dessinée d’humour. Ces catégories sont doubles : elles désignent à la fois des contenus (les bandes dessinées d’aventures, épiques ou dramatiques, mais aussi, plus récemment, les œuvres affichant vis-à-vis du réel une fidélité d’ordre documentaire : reportage, autobiographie… en tant que les unes et les autres s’opposent à celles qui cultivent la satire, le gag, recherchant l’effet comique au prix de toutes les outrances, extravagances et invraisemblances) et des modes de représentation, des styles graphiques.
Cependant, dès qu’on examine ces catégories de plus près, elles apparaissent floues et peu opératoires. Comme l’ont observé Bruno Lecigne et Jean-Pierre Tamine, chez bien des auteurs classés comme réalistes – Tardi, Golo, Loustal… −, on trouve des « composantes graphiques issues de la caricature » (1983 : 9). Par ailleurs, on ne sait trop quel sort réserver aux « aventures humoristiques » (dont les aventures de Spirou et Fantasio sont un bon exemple), qui partagent avec le récit d’aventures traditionnel une certaine ampleur, le recours au suspense et aux situations dramatiques, mais qui sont par ailleurs empreintes de fantaisie et d’humour et dessinées dans un style caricatural. Tome et Janry ont tenté l’expérience d’un Spirou plus sombre, plus « réaliste », avec l’épisode Machine qui rêve (album paru en 1998), mais cette proposition est restée sans suite et le duo a ensuite abandonné la série.

Certains dessinateurs autobiographes, même lorsqu’ils prétendent à une certaine honnêteté dans l’évocation de leur vécu, et donc à une véracité des contenus, n’en optent pas moins pour un dessin simplifié (Spiegelman, Satrapi, Trondheim, Jeffrey Brown, Aurelia Aurita) ou grotesque (Aline Kominsky-Crumb, Joe Matt, Ivan Brunetti).

Le réalisme ne s’oppose pas seulement au comique, mais également à l’invraisemblable, au fantasmagorique qui fait le lit d’une partie importante de la production de bande dessinée. Ainsi, en 1935, la direction de l’hebdomadaire catholique Cœurs Vaillants adressa une lettre à Hergé, exprimant les réserves que lui inspirait Tintin et demandant la création de personnages plus « réalistes » : ce seront Jo, Zette et Jocko, soit les aventures de deux enfants ayant une vraie famille (et leur père un vrai métier) et, par voie de conséquence, un prénom et un nom.
Cependant, à l’intérieur même d’un genre défini par le caractère fantastique de ses postulats, comme celui des histoires de super-héros, il est toujours possible, pour un auteur, d’en proposer une relecture plus « réaliste » visant à le recrédibiliser. C’est la démarche qui fut celle d’Alan Moore quand il conçut Watchmen.
Dans le domaine de l’autobiographie et de la confession intime, le réalisme des contenus se mesure au fait que l’auteur aborde sans fard les aspects de sa vie qui pourraient être gênants. Le réalisme désigne, en ce cas, la franchise des évocations, qui paraissent échapper à toute forme d’autocensure et aborder sans tabou les domaines de la sexualité (c’est Chester Brown faisant le récit presque clinique de ses relations avec Vingt-trois prostituées), de la haine de soi et même d’une certaine forme d’abjection (Brunetti). La situation ou l’humeur dépeinte peut en effet être qualifiée de réaliste dans la mesure où elle n’est pas dissimulée, enjolivée ou édulcorée.

Il existe enfin un réalisme documentaire, qui est le résultat d’une exigence d’exactitude dans la dépiction et la reconstitution d’époques et de lieux disparus. On ne s’y attardera pas ici (voir l’article « documentation »).

Jan Baetens a fait remarquer que, dans l’œuvre d’Hergé – comme, du reste, dans la quasi-totalité des bandes dessinées − les étrangers (qu’ils soient Chinois, Maghrébins ou Sud-Américains) parlent français. Il en tire la conclusion que « le réalisme d’Hergé est un réalisme d’effets, non de moyens. Ces derniers peuvent être forcés, pour qu’ait lieu la transparence de la lecture qui innocente l’artefact en le déclarant “vrai”. L’effet réaliste sera obtenu du moment que le déchiffrement sans peine du résultat vient cacher l’artifice des moyens mis en œuvre. » (1989 : 18) Autrement dit, le recours à des conventions frappées d’irréalisme n’empêche pas la production d’un effet de réel.

Déplaçons-nous maintenant sur le terrain du dessin, du style graphique. Il apparaît que « caricatural », « satirique » ou « schématique » peuvent, selon les cas et les circonstances, apparaître comme des équivalents acceptables d’« humoristique », alors qu’ils procèdent de trois logiques différentes. De même, à l’appellation de « dessin réaliste », on préfère quelquefois les notions d’illusionnisme ou de naturalisme.

L’image dessinée ne partage pas avec la photographie ou la cinématographie ce réalisme qu’André Bazin qualifiait d’ontologique, ce rapport d’objectivité vis-à-vis du réel. Elle n’est pas une « chambre d’enregistrement ». Le réalisme du dessin est donc une façon d’encoder le réel parmi d’autres. Il se donne toujours comme le résultat d’un choix, et la mise en œuvre d’un savoir-faire. Il « repose sur une équivalence fondamentale du réel et de son interprétation ; re-produire (figurer), ce n’est pas inventer, transformer, modifier, c’est au contraire restituer. » (Lecigne & Tamine : 8)
J’ai écrit ailleurs que le « degré de réalisme d’un dessin (…) peut se mesurer assez précisément à sa fidélité dans la restitution de quatre données du réel : — les formes, qui ne doivent pas être altérées (dé-formées) ; en cela, le réalisme s’oppose bel et bien à la caricature ; — la profondeur, que restitueront – sur le support à deux dimensions du papier – les codes perspectifs ; — la lumière, qu’exprimeront l’alternance de zones éclairées et obscures, ainsi que les éventuels modelés du dessin, travaillés dans le respect d’une cohérence imposée par des sources lumineuses, explicites ou implicites ; — enfin, dans une moindre mesure, ce que Guy Gauthier nomme « la compacité », et qui est l’infini foisonnement des détails (il n’y a pas de « blancs » dans la nature). Selon la proportion de détails qu’il restitue, le dessin atteint à un niveau plus ou moins élevé de descriptivité. » (Groensteen, 2009 : 334)
S’agissant de la compacité, il faut toutefois se rappeler, avec Laure Blanc-Benon, que « toute image est sélective, même la plus réaliste. Une image ne peut rendre compte que de quelques aspects d’une réalité. Le réalisme n’est donc jamais une affaire d’exhaustivité » (2009 : 183). Ou encore, dans les termes de Dominic Lopes, que l’image « s’engage sur certaines propriétés de l’objet » et pas sur d’autres (1996 : 17).
Ainsi, chez Hergé, à l’exception de quelques rares scènes dont le potentiel dramatique se renforce d’effets de clair-obscur, la lumière n’est pas prise en compte et, partant, il n’y a pas d’ombres. Il est toujours midi dans Tintin, comme disait Numa Sadoul. Cette élimination de la lumière comme paramètre constitutif de l’image fait partie, au même titre que l’élimination des détails ou des matières, de ce nettoyage qui est au principe de la ligne claire.

Les différents critères du réalisme graphique énoncés ci-dessus ne sont donc pas nécessairement solidaires. Un dessinateur peut en respecter tel ou tel et ignorer ou enfreindre tel autre. Mais il peut arriver que cet « engagement » sur certaines propriétés et pas sur d’autres apparaisse comme un défaut de cohérence. Par exemple, la dessinatrice allemande Isabel Kreitz (L’Espion de Staline, Haarmann le boucher de Hanovre) use d’un style photo-réaliste d’une rare précision, détaillant les ombres, les matières, les reflets, mais elle ne respecte pas toujours les proportions du corps humain, ayant tendance à dessiner des têtes trop grosses par rapport au corps, ou des corps trop courts, et cette entorse aux mensurations canoniques ne laisse pas de surprendre, voire de gêner, dans un travail qui affiche par ailleurs de telles prétentions à l’exactitude.

L’impression de réalisme est enfin conditionnée par la justesse du « jeu » prêté aux personnages. Des poses outrées, grandiloquentes (comme celles que le jeune Albert Uderzo faisait systématiquement – et maladroitement − prendre à ses héros à l’époque où il s’essayait au « dessin réaliste »), des expressions physionomiques inadéquates ruinent le processus de l’illusion narrative : la gesticulation, la grimace se substituent à la vie, et nous cessons de croire à ce qui nous est montré.
C’est en cela que le réalisme est toujours une contrainte : il bride certaines ambitions, empêche certains effets, canalise l’énergie graphique. Et son risque est de se figer en académisme.

Le réalisme graphique est un code parmi d’autres. Il n’est pas plus « vrai », il ne touche pas de plus près à l’être même des choses, à leur essence, que le style humoristique. Ainsi que l’a écrit Alain Rey, « l’animalcule bavard de Copi, cerné en un tour de main, vaut en tant que personnage le dessin le plus détaillé, le plus ombré et fignolé d’un personnage de Foster, de Giraud » (1978 : 45). Il le vaut, c’est-à-dire que nous sommes prêts à l’accepter dans la convention graphique qui est la sienne, à le reconnaître comme représentation acceptable d’un être pensant et agissant et à lui prêter attention.
Dans une conception dynamique de la notion de réalisme, c’est avant toute chose l’homogénéité du style qui en est garante : les dessins de n’importe quel auteur produisent un effet de réalisme dès lors qu’ils se ressemblent tous entre eux. La cohérence du monde proposé lui donne consistance.

Jacques Aumont a noté qu’au cinéma, ce qui passe pour réaliste diverge d’une période à une autre, à mesure de l’assimilation, par le spectateur, de certains codes filmiques. Ainsi, le réalisme muet/noir-blanc du cinéma des premiers temps ne correspond plus à notre conception de l’impression de réalité. « Le réalisme apparaît alors comme un gain de réalité, par rapport à un état antérieur du mode de représentation. Ce gain est infiniment reconductible, du fait des innovations techniques, mais aussi parce que la réalité, elle, n’est jamais atteinte. » (1983 : 96) Les innovations techniques qui ont marqué l’histoire de la bande dessinée ont eu plus d’incidence sur la reproduction que sur la création des œuvres ; sauf peut-être l’apparition de l’outil numérique, qui permet notamment d’importer puis de retoucher ou de réinterpréter graphiquement des documents photo.
Cependant, la question du réel peut donner lieu à des réponses esthétiques différentes selon les sensibilités, les modes, les époques. Dans leur essai Fac-similé, Lecigne et Tamine questionnaient l’émergence, à partir des années 1960, d’un « nouveau réalisme », mouvement qui « n’aurait pas pris conscience de lui-même » mais qui était partie prenante du modernisme. Des œuvres comme celles de Tardi, Montellier, Bazooka, Teulé, Munoz (ou le Moebius de Cauchemar blanc) questionnaient le monde contemporain, jouaient de l’hétérogénéité graphique et de la « médiumnisation photographique du réel », instaurant une véritable « problématique de l’image ».

Si cette génération de dessinateurs abordait fréquemment le monde à travers le filtre du fait divers ou des codes du polar, pour les créateurs de la génération suivante, c’est probablement l’annexion du domaine de l’intime, à travers toutes les déclinaisons du geste autobiographique, qui a pu amener un nouveau rapport au réel, au quotidien, passant par un refus de la spectacularisation et une attention nouvelle à ce que Georges Perec appelait « l’infra-ordinaire » et Lewis Trondheim « les petits riens ».

Thierry Groensteen

Bibliographie

Aumont, Jacques et al., « Le réalisme au cinéma », L’Esthétique du film, Fernand Nathan, “Nathan-université”, 1983. / Baetens, Jan, Hergé écrivain, Bruxelles : Labor, “Un livre, une œuvre”, 1989. / Blanc-Benon, Laure, La Question du réalisme en peinture. Approches contemporaines, Vrin, 2009. / Gauthier, Guy, Vingt leçons sur l’image et le sens, Edilig, 1982. / Groensteen, Thierry, « Réalisme et virtuosité », Les Cahiers de la bande dessinée, No.64, juil.-août 1985, p. 16-18 et 75-76 ; La Bande dessinée, son histoire et ses maîtres, Skira Flammarion/ CIBDI, 2009, chapitre « Les maîtres du trait ». / Lecigne, Bruno, et Tamine, Jean-Pierre, Fac-similé. Essai paratactique sur le Nouveau réalisme de la Bande Dessinée, Futuropolis, 1983. / Lopes, Dominic, Understanding Pictures, Oxford-New York : Oxford University Press, 1996. / Rey, Alain, Les Spectres de la bande, Minuit, 1978.

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