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superman – the movie :
l’évangile selon richard

Gilles Colas

[mars 2010]

À l’automne 2006, les barons de la Warner Bros penchent leurs fronts plissés sur l’avenir cinématographique du dernier fils de Krypton. Sorti avec fracas durant l’été, le très attendu Superman Returns de Bryan Singer s’avère une déception au box-office, doublée par la tiédeur de la critique soudain sceptique à l’égard du réalisateur des X-Men. Après vingt ans d’absence, le retour de l’homme d’acier sous les traits de Brandon Routh est abondamment comparé dans la presse à une œuvre presque trentenaire, à laquelle il multiplie les clins d’œil formels comme autant d’aveux d’embarras : comment gérer pareil héritage ?

À la différence d’autres adaptations filmées de comics (Batman, Spiderman, Hulk), gagnant en recettes ou considération d’un épisode à l’autre, le plus emblématique personnage de DC Comics semble aujourd’hui encore indissociable à l’écran de l’incarnation qu’en livra Christopher Reeve, captée dès 1978 par un cinéaste imposant une lecture déterminante de la bande dessinée créée par Joe Shuster et Jerry Siegel.

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« Vous croirez qu’un homme peut voler » promettent dès 1977 les affiches vantant la pré-production de Superman – The Movie...

Près de quarante ans après le lancement d’Action Comics, Alexander et Ilya Salkind, nouveaux acquéreurs des droits d’adaptation sur pellicule, ont convaincu la Warner d’entreprendre le premier long-métrage à la mesure de « l’homme de demain ». Soit l’invention du blockbuster super-héroïque, qui renverrait aux confins de la zone fantôme le serial Superman and the Mole Men exploité sur grand écran en 1951 [1]. Icône multimédia, le surhomme né en 1938 ne vit pourtant plus un âge d’or éditorial. Rattrapé dans les années 60 par le succès de héros Marvel dans l’air du temps, justiciers faillibles à travers leur secrète et quotidienne humanité, le plus célèbre personnage DC maintient ses ventes à renfort de nouveaux décors ou adversaires (dont Terra-man, cow-boy chevauchant Pégase) souvent esthétiques autant qu’éphémères, et de scénarii « psychologiques » dus à Dennis O’Neil, empruntant souvent aux recettes de Stan Lee (Clark Kent quittant, non sans émotions, la rédaction du Daily Planet pour les modernes sirènes d’un journal télévisé). À cette erratique actualité, Hollywood prétend soudain apporter le remède : une avalanche de prouesses visuelles, au service d’une cure de jouvence narrative. Projet visionnaire ou anachronique ? Les valeurs patriotiques d’un Superman ne semblent alors plus convaincre, sur les écrans d’une Amérique hantée par le bourbier vietnamien et la fin des Trente Glorieuses – Hollywood surfant sur la vague des films-catastrophes et de l’horrifique aura de L’Exorciste [2]... Or, loin du bluff rutilant redouté par certains, The Movie ne se contentera pas de sa révolution annoncée en matière d’effets spéciaux – dans le sillage de La Tour infernale et autres devanciers des images de synthèse – ni de la photographie de Geoffrey Unsworth (2001 : L’Odyssée de l’espace) épousant l’une des plus épiques partitions de John Williams. Touchant au « petit » miracle, le réalisateur Richard Donner initie une saga durablement iconique, dont le succès débordant les salles obscures comme les pages des comic books, associe l’image mouvante du dernier kryptonien aux traits de Christopher Reeve.

Presque inconnu lors du casting, Reeve n’en deviendra pas moins le Superman le plus mémorable et courtisé, à l’écran comme en coulisses. Avant son accident et sa disparition très médiatisés [3], l’acteur marquera des rôles plus discrets mais bien distincts du justicier volant (dans La Rue de Jerry Schatzberg, Les Vestiges du jour de James Ivory, ou Le Village des damnés de John Carpenter), à la différence d’un George Reeves jusqu’à son suicide prisonnier du costume bariolé... Très impliqué dans le film de Donner et toutes les suites cinématographiques de son vivant, il abandonnera en 1987 la cape rouge qui, au gré de projets avortés aux castings cornéliens, demeurera vacante jusqu’à sa mort.

Christopher Reeve dans le rôle de Superman

Sportif mais loin d’être un Hercule, c’est à ses talents dramatiques que Christopher Reeve doit son entrée au panthéon du septième art. Choyé par les auditions départageant les aspirants au (double) rôle, le personnage de Clark Kent est un maillon fort du script de Mario Puzzo (scénariste consacré par Le Parrain de Francis Ford Coppola) adapté par Tom Mankiewicz. La personnalité du journaliste, souvent négligée par les feuilletons radiophoniques ou télévisés, trouve un écrin convaincant dans la silhouette arquée et la performance vocale de Reeve en provincial endimanché – mélange inspiré d’Harold Lloyd et Woody Allen, et débiteur avoué de Cary Grant dans L’Impossible Monsieur Bébé. Consciencieux mais encombrant, gauche mais affectionné, Kent n’est plus le faire-valoir incolore voire invisible, méprisé par Loïs Lane et peu identifiable par les auditeurs, spectateurs ou lecteurs - la psychologie du « binoclard » important peu à des auteurs de comics tels qu’Otto Binder ou Jerry Coleman. Pour sa part, l’émérite correspondante du Daily Planet gagne une personnalité nouvelle (malgré un comic book spécifiquement dédié dans les années 60) et s’impose comme le plus intrépide second rôle. Préférée à des comédiennes plus réputées telle Lesley Ann Warren – Miss Lane très « girly » dans l’adaptation TV de la comédie musicale It’s a Bird... It’s a Plane... It’s Superman, Margot Kidder compose une Loïs mutine mais jamais pimbêche, enjôleuse sans beauté hautaine, et désormais sensible aux maladroites qualités d’un Clark en qui elle démasquera le surhomme. Acmé du second volet de la saga, la romance passionnée des deux collègues n’est pas inédite pour les lecteurs des bandes dessinées : en 1958 notamment, Kurt Schaffenberg peignait un mariage pareillement éphémère (le film plongeant la jeune femme dans une amnésie partielle après un baiser de rupture). De même, la perte de ses pouvoirs est une infirmité déjà éprouvée par Kal-El alias Superman. Toutefois, la caméra de Donner joue l’audace (ou le sacrilège pour certains) : en faisant le vœu conscient de cette mortalité – après avoir survécu à la terrible kryptonite – le fils de Jor-El se fait homme et consomme bibliquement sa condition nouvelle. Une tentation faussement irrémédiable à laquelle l’arrachera sa mission, après un calvaire neigeux. De fait, ce culminant témoignage d’une lecture religieuse des premières bandes de Shuster et Siegel, n’est qu’une actualisation contemporaine de germes offerts par l’œuvre d’origine. Respectant presque littéralement la toute première planche publiée dans Action Comics [4], la genèse du héros sur l’écran n’est que plus saisissante grâce à l’incarnation de Jor-El par un Marlon Brando olympien, plus homérique que sa digne version par le dessinateur Al Plastino dans un célèbre numéro de Superman Vol.1.

Marlon Brando / Jor-El, dirigé par Richard Donner

Le créateur kryptonien délègue sur terre son descendant rescapé de l’apocalypse ; son visage et sa voix accompagneront ensuite Superman dès sa découverte de la forteresse de solitude, à l’aube de sa destinée de puissant protecteur. Prosélytisme brouillon selon un critique de l’époque, cette filiation très appuyée marquera indissociablement le diptyque de Donner – tout comme la trinité maléfique du général Zod, moderne Baal asservissant les humains dès son évasion des limbes... Cet héritage cinématographique sera exploité plus de vingt-cinq ans plus tard, dans le propos comme l’esthétique de Superman Returns (dont une affiche montre le fils de Krypton tel un crucifié, flottant dans l’atmosphère terrestre) recréant visuellement les traits de Brando / Jor-El, sur une musique citant ouvertement les thèmes de John Williams, et dont le climax révèlera le fils de Superman et Loïs.

Évident ou inconscient, le prêche de Donner n’est pas pour autant didactique. Une longue disette des studios Disney (qui ne produisent que quatre grands longs-métrages d’animation entre 1970 et 1981) a inspiré aux producteurs de laisser pleinement venir au surhomme les petits spectateurs : bien plus que Pete’s Dragon (Peter et Elliott le dragon), Superman sera la grand-messe familiale de la saison cinématographique 1978-79. Logiquement destiné à un public mondial et multiculturel, le film puise souvent dans un merveilleux moins religieux que païen. Suffirait à en témoigner son apogée romantique voire féérique : Loïs Lane en toilette princière au bras de son souverain, menée dans le ciel nocturne de Manhattan illuminé, puis tournoyant dans les airs sur une musique invoquant quelque ballet de Tchaïkovski. Notoire fierté du réalisateur souvent privé du director’s cut, cette longue séquence distille au gré de clins d’œil un ironique balancement du profane au sacré : Superman se défend d’être (selon Clark Kent) « un personnage imaginaire, (…) Peter Pan avec des enfants dans un conte de fées » avant que sa protégée ne se décrive à elle-même « palpitante, petite fille frémissante » telle Wendy face au garçon refusant de grandir. Précieusement préservé au montage, ce monologue intérieur visitant J. M. Barrie, mêle les espoirs d’une femme amoureuse à d’explicites interrogations mystiques : « Sais-tu ce que tu éveilles en moi ? Qui es-tu ? Je ne sais pas. Un ami venu d’une autre étoile. Me voici (…) serrant la main d’un dieu (...) Le ciel est ton domaine. (…) Si tu cherches un amour, me voici. Lis mes pensées »... Une apostasie parmi d’autres, aux yeux de ponctuels et tenaces détracteurs de Donner. Gardiens d’un temple de papier, des lecteurs fondamentalistes de Shuster et Siegel reprocheront bruyamment au film des esthétiques trop progressistes (dont le postiche du sardonique Luthor) et sa conclusion osant une démiurgie temporelle en forme d’hérésie, apparentant Loïs Lane à Lazare – Donner seul confrontant vraiment Superman à la mort de sa bien-aimée, quand ne suffit plus le baiser du prince charmant.

Superman-Reeve : de la fin de l’enfance (avec Loïs Lane - Margot Kidder dans Superman 2)...

Point de réelle lapidation en définitive, mais un semblant d’excommunication pour un réalisateur trop peu prophète en un premier temps : très inattendue, son éviction des studios (dès la sortie du premier opus), due aux nébuleuses considérations artistiques de gouvernants financiers dont plus d’un spectateur fustigera le dogmatisme, achèvera de convaincre les fidèles partisans de Donner jusqu’à leur quête acharnée des director’s cut – sortis en DVD après plus de vingt ans.
N’en déplaise pourtant à ces légitimistes, Christopher Reeve survivra longtemps au départ forcé du cinéaste : si Superman II : the adventure continues, achevé par Richard Lester, rapporte en 1980 de moindres recettes (cent millions de dollars, soit trois fois moins que The Movie), il demeure un égal succès critique – et engendrera dans la décennie deux autres opus, dont les valeurs artistiques déclinantes n’effacent pas quelques idées tout aussi pieusement puisées dans les bandes dessinées. Le scénariste Mort Weisinger inventa-t-il à la fin des années 50 la « kryptonite rouge » ? Son succédané verdâtre avilit pareillement un surhomme soudain effrayant dans Superman III – dont le spectaculaire combat contre lui-même emprunte, au moins visuellement, à divers épisodes dessinés. L’ordinateur babylonien inventé par Gus Gorman semble pour sa part une réminiscence assez directe du « rayon de la mort » de Shuster et Siegel en 1941. Cette même année, dans les pages des comic books, l’homme d’acier s’implique dans le conflit mondial et prononce un discours au Congrès... préfigurant son (bref) engagement anti-nucléaire à la tribune de l’ONU dans Superman IV, séquence « politique » jugée inacceptable par de nombreux lecteurs amnésiques.

...aux péchés capitaux (filmé par Richard Lester dans Superman 3).

Quelques dévotions aux Écritures ne suffisent pourtant pas à la création : Superman se doit d’impressionner ses ouailles, et le souffle ne sera pas préservé dans le troisième épisode, dont les options burlesques (la covedette Richard Pryor prolongeant la gloire de ses one-man shows) et psychologiques (la « schizophrénie » de l’homme d’acier) seront souvent reçues comme des égarements très dispensables. Après cette déception critique et pécuniaire (53 millions de dollars engrangés), quel motif pour poursuivre une saga dont Salkind père et fils ont tôt fait de vendre les droits ? Christopher Reeve, répondra sans hésiter le studio Cannon par les voix de Menahem Golam et Yoran Globus (avides promoteurs du culturisme plus contemporain d’un Sylvester Stallone). De fait, les traits et la silhouette du comédien fidèle à « l’esprit de Richard Donner », ont déjà inspiré notoirement les principaux dessinateurs du comic book officiel – au-delà de numéros spéciaux accompagnant les films – dont le vétéran Curt Swan mais aussi bientôt John Byrne. Et quand Ilya Salkind confie au français Jeannot Swarc la réalisation de Supergirl, le visage de Superman, n’apparaissant qu’en photographie (sur de nombreux plans et dans un pan entier des dialogues) aux yeux de sa « cousine » énamourée, ne semble pas suppléer l’absence de Reeve au casting : plus d’un mogul d’Hollywood veut croire fin 1984 que l’incarnation encore bien vivante de Kal-El, eût évité un abîme financier pour Krypton à l’écran – en dépit des relatifs succès imprimés de la « fille d’acier » dessinée pour la première fois par Wayne Boring en 1959.

Faut-il alors redire la messe ? Ignorant trop facilement le refus de Richard Donner de relancer la franchise, les producteurs de Superman IV voient leur entier salut dans les mains d’un Reeve promu coscénariste : d’abord hésitant puis enthousiaste, il imprimera au film ses accents pacifiste et écologiste, envisageant même de passer derrière la caméra pour un hypothétique cinquième opus. Mais les déboires artistiques de The Quest for Peace, comme son échec commercial légitimé par une presse unanime soulignant la pauvreté des effets visuels (sacrifiés à un budget famélique) lui feront renoncer définitivement au personnage. Sa colère n’épargnera pas les marchands du temple : Cannon ne survivra pas à cette décision sans appel. La firme espérait éviter sa faillite en 1988, en initiant un nouveau film basé sur les rushes inédits du quatrième volet, usant jusqu’à la corde l’incarnation sacralisée...

The Death of Superman, 1993

Celle-ci demeurera de fait longtemps sans successeur sur grand écran... Intermezzos télévisés (les aventures amoureuses de Loïs et Clark, les jeunes années à Smallville où Reeve jouera les guest-stars...) et chutes pharaoniques (le ruineux projet avorté de Superman Lives qu’eût réalisé Tim Burton auréolé par Batman) sembleront faire écho au coup de tonnerre imprimé par DC Comics en 1993 : The Death of Superman !

Bientôt ressuscité sur papier, le fils de Krypton cherchera en vain sur pellicule une nouvelle inspiration dans les comic books, poursuivant en studios un chemin de croix dont Christopher Reeve ne verra pas la fin. Et la tardive sortie du très christique Superman Returns paraîtra concurrencée par un plus « légitime » avènement : la pleine réhabilitation numérisée du diptyque de Donner, auteur d’un subsidiaire Scrooged dont le titre français Fantômes en fête semblait un prémonitoire renvoi à l’unique testament filmique des fils de Krypton. Superman a suspendu son vol ; vive le roi Richard…

Christopher Reeve : retour à Smallville.

Article publié dans neuvièmeart 2.0 en mars 2010.

[1] Réalisée par Lee Sholem (Tobor le grand), cette rencontre de l’homme d’acier avec les « hommes-taupes » exploitait la popularité du comédien George Reeves, super-athlète alors pleinement associé au personnage.

[2] Autre histoire à succès de bambin démoniaque, La Malédiction révèle en 1976 le metteur en scène Richard Donner, bientôt contacté par les commanditaires de ce Superman.

[3] En 1995, huit ans après ses adieux à Superman, une chute de cheval le laisse tétraplégique. Poursuivant en pointillé sa carrière de comédien, il milite très activement pour la cause des personnes handicapées à travers la future Fondation Christopher and Dana Reeve. En 2004, il décède à 52 ans d’une crise cardiaque ; son épouse Dana succombant deux ans plus tard à un cancer du poumon.

[4] À l’exception de deux cases narrant le bref séjour de l’enfant extraterrestre dans un orphelinat, dont le corps médical s’inquiète de ce pensionnaire d’exception. Il n’est pas interdit d’y voir une transposition du Christ enfant décontenançant les prêtres du temple, ajoutée aux nombreuses observations déjà publiées quant à ces emprunts aux Écritures – dont une idée première de Jerry Siegel qui menait le garçonnet aux époux Kent par le lit d’une rivière, tel un nouveau Moïse.