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oncle creepy : un autre oncle sam ?

Nicolas Tellop

Comme les années précédentes, 2012 a été marquée par une passionnante excavation de plusieurs trésors appartenant au patrimoine du neuvième art et portés disparus depuis des lustres, à laquelle la sélection du festival d’Angoulême en la matière a d’ailleurs fait pleinement justice. Parmi ces bandes dessinées, pour beaucoup plus enthousiasmantes les unes que les autres, on a pu remarquer en particulier la double anthologie Creepy et Eerie somptueusement publiée par Délirium en fin d’année.

Les deux livres ont déjà fait couler beaucoup d’encre. On a parlé entre autres choses de la fantastique aventure éditoriale de James Warren, le fondateur des deux magazines, héritiers d’EC Comics et des fameux Tales From The Crypt, Vault of Horror et Haunt of Fear des fifties. On a aussi évoqué le poids de la censure, déjouée par l’ingéniosité de l’éditeur. Il a été question par ailleurs de son amour des monstres et du fantastique, et de la collaboration fructueuse avec Archie Goodwin, rédacteur en chef des deux publications et auteur de la quasi totalité des scénarios. Et le tableau circonstancié n’aurait pas été complet si l’on n’avait pas retracé l’histoire mouvementée de l’importation de cette production en France à la fin des années 60, de son influence considérable sur le monde de la bande dessinée et aussi sur celui du cinéma, et de toute la contre-culture qui s’organisa autour du phénomène. Mais finalement, on a assez peu parlé des bandes dessinées en elles-mêmes. Bien sûr, on a remarqué l’excellence stylistique et esthétique de ces courts récits en noir et blanc, sidérants de modernité et de beauté, alliant classicisme et expressionisme pour la plus grande jubilation des lecteurs. Mais le grand intérêt suscité par ces petits bijoux ne se limite pas à cela.

Il faut rappeler que Creepy a été lancé en 1964 et que son petit frère Eerie a vu le jour en 1965. En 1962 mourrait assassiné John Fitzgerald Kennedy, et avec lui disparaissait l’innocence, la candeur et l’enthousiasme du rêve américain. Les années qui suivirent l’attentat contre le président des Etats-Unis ont été marquées par un profond traumatisme, une paranoïa exacerbée et un scepticisme accru au sein de la population américaine, largement relayés par le cinéma et la littérature de l’époque. À force de mettre en avant le contexte éditorial propre aux deux magazines, on a un peu oublié ce contexte historique, pourtant tout à fait significatif. Car il est évident que Creepy et Eerie se font l’écho du désenchantement ambiant et de la déliquescence morale qui corrompt les Etats-Unis dans ces années mouvementées. Ainsi, les récits d’horreur concoctés par Archie Goodwin et un bataillon de dessinateurs plus talentueux les uns que les autres peuvent se voir comme le miroir déformant et révélateur de cette Amérique désabusée, en proie à des réalités qu’elle s’était auparavant contentée de refouler. En cela, ces bandes dessinées, non dénuées d’une certaine ironie sanglante, rappellent considérablement le fantastique politisé de George Romero, et plus tard aussi celui de John Carpenter. Et cette vision est particulièrement sensible dans les nombreux récits extraits d’Eerie qui prennent pour cadre l’Amérique de ces années-là. Mais, qu’il s’agisse du Moyen-Âge, du Siècle des Lumières en clair-obscur, de la fin du XIXème siècle déclinant ou de l’anarchie du Far-West américain, l’ambition reste identique : proposer des contes étonnamment moralisateurs où monstres, fantômes, zombies, malédictions, anomalies spatio-temporelles et autres manifestations du surnaturel prennent le relais métaphorique d’une exposition de la nature profondément néfaste de l’être humain.
Il ne faut pas se méprendre sur le sens à donner au terme « moralisateur » employé plus haut. En effet, il ne s’agit pas de réduire ces bandes dessinées à des apologues desquels le lecteur est censé tirer une morale, un enseignement ou une leçon. Leur volonté semble être plutôt cathartique. Car chaque récit est construit comme une mini-tragédie, l’intervention fantastique jouant le rôle du destin et conduisant presque invariablement les protagonistes à leur perte. Aristote a défini ainsi le genre antique : « imitation (mimesis) faite par des personnages en action (drama) qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation des passions (catharsis) ». Ici, le théâtre de papier offre une mimesis totalement pervertie, non pas tant une imitation du réel que sa transfiguration par le surnaturel, révélatrice des tares et des lacunes de l’être humain. C’est en cela qu’on peut parler de « passions ». Tout ce qui anime les personnages dans les récits de Goodwin renvoie au vice et à la perdition morale : la convoitise, l’envie, la jalousie, l’orgueil, la vanité ; à plusieurs reprises, le péché des origines ou du moins celles des générations antérieures ; et chaque fois, l’incroyable arrogance de l’homme blanc, ses grandes certitudes, son grand mépris de l’autre et de l’inconnu, sa grande assurance, totalement ébranlée par le choc de la rencontre tragique avec une fatalité suprahumaine. À ce niveau, il est même fascinant de remarquer la fréquence des récits qui font intervenir une erreur de jugement comme instrument décidant du sort des protagonistes (La Fille des félins, Bienvenue étranger, Le Château de l’ogre, Gargouille, Le Duel des monstres, La Chose dans le puits…). Cette faute, cette mauvaise estimation de la situation, elle ne peut que rappeler pour le lectorat des années 60 la révélation d’une réalité plus amère qu’on ne l’avait crue, la prise de conscience d’une duplicité dans la société américaine, qui en pervertit l’idéal. De cette façon, le lecteur éprouve bien « pitié et crainte » en se confrontant à ces récits d’horreur qui anéantissent bien souvent leurs héros, d’autant qu’ils le renvoient à l’horreur du réel, l’insoutenable irréalité d’un quotidien désabusé.

Les manifestations du fantastique dans Creepy et Eerie apparaissent dès lors comme le reflet du scepticisme et de la suspicion qui imprègnent la nation américaine à partir de cette époque. Le fait que le pouvoir y soit régulièrement remis en cause n’en est qu’un des multiples symptômes : pouvoir policier corrompu dans Le Duel de monstres, pouvoir judiciaire perverti dans La Maison du juge ou Juger par le feu, pouvoir politique malhonnête dans Payer le joueur de flûte, pouvoir patriarcal ambivalent dans La Réincarnation de Barbe-Bleue ou Le Changelin, pouvoir du peuple écœurant de bêtise dans Été Torride, pouvoir du corps médical, de l’industrie, de la finance, etc. On est clairement ici dans la contestation, même si elle reste implicite, même si elle ne passe que par la catharsis, même si elle vise avant tout à « guérir » le lecteur, à le désillusionner. Tous les récits d’épouvante des deux magazines participent ainsi du même mouvement, qui consiste à montrer au lecteur l’envers du rêve américain, c’est-à-dire littéralement à le plonger dans un cauchemar éveillé, le détourner de l’âge d’or auquel on l’a fait croire pour l’immerger dans un âge de ténèbres, de doute et de défiance. Comme bien des héros de ces récits, on est alors confronté aux fantômes de la société américaine.

Cet éclatement du réel trouve sa résonance jusque dans la composition des planches. En effet, la tabularité explosée de certaines bandes dessinées offre une magnifique métaphore stylistique : le miroir brisé de la représentation du récit face aux rêves brisés de la société américaine. L’explosion de la planche correspond alors au point de vue altéré que chacun peut poser sur le monde qui l’entoure, entre rupture et basculement, fragmentation et déséquilibre, oppression et vertige. Le motif le plus souvent exploré est celui du retournement – bien sûr parce qu’il répond aux retournements de situation extrêmement fréquents dans le récit (ils en constituent d’ailleurs la principale dynamique narrative), mais pas seulement. On peut voir par exemple que le retournement apparaît comme la manifestation de la désorientation et de la perte de repères. Une case de La Chose dans le puits, mise en image par Gray Morrow, concrétise parfaitement cette idée en représentant le héros en contre-plongée, penché au bord de la cavité de manière à renverser le haut et le bas.

Ailleurs, le renversement dans le dessin se réalise comme un retournement dans la réalité. Ainsi Steve Ditko dans Chambre avec vue, récit dans lequel le surnaturel n’intervient que par le prisme d’un miroir, renvoyant en abyme au miroir que la bande dessinée tend à la réalité. L’angoisse liée au quotidien monotone et aliénant trouve son pendant cauchemardesque sous le trait de Gene Colan dans Une question de routine, oùl le réconfort attendu du foyer bascule dans le chaos le plus total, le réel se fissurant jusqu’au grotesque en même temps que le découpage linéaire de la planche bascule dans la déconstruction. Alex Toth affine magistralement ce propos en renvoyant la désorientation entre réalité et imaginaire à la confusion onirique (Réveil brutal) ou à la mise en abyme de l’image (Vision diabolique) : à chaque fois, le motif de la déconstruction, du morcellement et du chaos renvoie à l’irrévocabilité d’une fatalité malveillante.

Là où le retournement trouve son expression la plus fine et la plus cohérente, eu égard au discours politique de la bande dessinée, c’est dans la question de l’identité. Encore une fois, le miroir apparaît comme un vecteur idéal pour ce motif, surtout dans la mesure où l’image réfléchie renvoie justement à soi-même. Ainsi, dans l’ahurissant et frénétique Traqué d’Alex Toth, le héros qui se croit enlevé par des extraterrestres prend brutalement conscience de sa véritable identité lorsqu’à la fin il se regarde dans un miroir. Dès lors, le chaos des planches se rapporte au choc de la révélation et à l’étourdissement qu’elle induit : le mal n’est pas ailleurs, il n’est pas dans l’autre, il est à l’intérieur de soi-même, il est nous-même, instrument de notre propre perte. C’est toute la dynamique au cœur de La Revanche de la bête, mise en image par Gray Morrow, dans laquelle le monstre se loge à l’intérieur même des individus traqués. Magie noire, illustrée par Steve Ditko, montre aussi cette dualité de l’identité, puisque celui qui se croit tout puissant grâce aux sortilèges abominables qu’il est capable de lancer s’avère être la première victime de ce pouvoir. L’Homme à la hachette, de Gene Colan, entérine définitivement le motif puisqu’il y est question d’une schizophrénie qui se retourne contre celui qui en souffre, dans un furieux jeu de poupées gigognes. L’expressionnisme chaotique des perspectives et des cadres déformés conditionne la folie des récits et de leurs acteurs, tout en renvoyant le lecteur à sa propre ambiguïté. C’est bien de lui-même qu’il est question à chaque fois, du moins de la société dans laquelle il vit, qui contient en elle-même les germes de sa propre destruction.

Finalement, un récit semble pouvoir cristalliser tout le programme de Creepy et Eerie : le fascinant Rubis profond de Steve Ditko. La pierre précieuse translucide au cœur de ce conte renferme un microcosme concentrant toute la folie surréaliste d’un monde en proie à l’absence de sens et dominé par le mal. Comme le protagoniste qui pénètre le rubis et s’en trouve prisonnier, le lecteur entre dans l’univers de la bande dessinée pour être témoin de cette déviance, de cette faille dans l’ordre normal des choses, de cette duplicité du monde qui n’est pas tel qu’on le croit, qui n’est pas le rêve promis mais le pire cauchemar de tous. La bande dessinée devient alors le purgatoire d’une réalité désenchantée, l’antichambre d’un enfer qui n’est autre qu’un versant de notre réalité. Au sortir du rubis comme de la bande dessinée, on se transforme en paria, en marginal, puisqu’on ne peut plus appartenir à cette réalité, elle n’est plus satisfaisante, elle ne fait plus illusion. C’est tout le sens de la contre-culture, moteur de détournement et de contestation, désireuse de se confronter à la culture dominante pour la renverser, animée par la volonté de faire émerger les aspirations secrètes d’une société en proie à l’asphyxie. À l’image du rubis, la bande dessinée retourne notre vision du monde pour en découvrir le revers – une fois cette découverte faite, il s’agit de la faire partager avec autrui, pour propager dans les marges les fondations d’un renouvellement, dût-il se faire dans la souffrance, l’horreur et l’épouvante.

Inutile d’ajouter que Creepy et Eerie sont, à cet égard comme à bien d’autres, d’une modernité affolante.

Nicolas Tellop