Consulter Neuvième Art la revue

énigmes de l’histoire de la bande dessinée

Quelques années après les éditions Glénat, l’éditeur Clair de Lune tente à son tour d’imposer en France les grandes séries populaires qui ont fait de Sergio Bonelli l’empereur des fumetti : Tex, Nick Raider ou encore Martin Mystère. De ce dernier, surnommé « le détective de l’impossible », un premier recueil paru en décembre propose deux épisodes dessinés par Daniele Caluri : Les Treize Travaux et Le Code Caravage.

Le scénario du premier n’est que modérément convaincant. D’abord, parce que Martin Mystère n’y enquête guère ; il se contente, pour l’essentiel, d’écouter les très longs récits qu’on lui fait. Ensuite, parce que l’histoire brasse trop d’éléments disparates : la caricature en France sous Louis-Philippe, Vidocq, la Révolution française, les égoûts de Paris, Belphégor, les Mérovingiens, le mythe de la « lignée du Dragon », etc. La collision des références et l’ésotérisme de pacotille sont, évidemment, la marque de cette série feuilletonesque ; et ce n’est pas pour rien que Dan Brown s’y trouve cité.

D’ailleurs le scénariste, Alfredo Castelli, a du métier et tout cela se lit sans déplaisir. Si je fais mention ici de cet épisode, c’est parce que les auteurs y mettent longuement en scène le siège de la maison d’édition Aubert, situé Place de la Bourse, à Paris, et son directeur Charles Philipon. L’on croise Cham et Grandville, l’on évoque La Caricature, Le Charivari, Daumier et Gavarni. Et l’on voit surtout débarquer, en 1847, le jeune Gustave Doré, âgé de quinze ans, qui vient présenter sa première bande dessinée, Les Travaux d’Hercule.

le jeune Gustave Doré fait la connaissance de ses illustres confrères…

Tout ce que raconte Castelli sur ce sujet est parfaitement bien documenté. Même si les témoins ont donné des versions divergentes quant aux circonstances exactes de la rencontre de Doré avec Philipon, on sait qu’émerveillé par ce jeune prodige autodidacte, l’éditeur lui fit bientôt signer un contrat s’assurant l’exclusivité de ses dessins pour une période de trois ans. Ledit contrat stipulait également que le Journal pour Rire publierait au moins un de ses dessins chaque semaine. Ingénieur à Bourg-en-Bresse, le père de Doré avait approuvé que Gustave s’établît à Paris, à la condition que, tout en dessinant, il poursuivît ses études au lycée Charlemagne.

Mais la fiction reprend ses droits quand Castelli imagine que Doré avait dessiné une séquence finalement retirée de son album, dans laquelle il aurait ajouté un épisode aux célèbres douze travaux d’Hercule, une treizième épreuve inspirée au jeune dessinateur par un mystérieux triptyque qu’il aurait contemplé au Louvre et qui aurait été volé peu après. Ces dessins manquants sont ici le point de départ de l’intrigue.

Ce n’est pas souvent que la bande dessinée puise le prétexte de ses fables dans sa propre histoire. Castelli scénariste écrit sous le contrôle de Castelli historien du Neuvième Art. L’homme est, en effet, l’un des meilleurs spécialistes italiens ; il a fait des recherches approfondies sur les premières années du newspaper strip américain, et je me souviens d’avoir été jadis à la tribune à ses côtés, lors d’un colloque sur Töpffer organisé, à Florence, par l’Institut culturel suisse.

On peut rapprocher cet épisode de Martin Mystère de la série McCay, écrite par Thierry Smolderen et dessinée par Jean-Philippe Bramanti (4 volumes chez Delcourt, 2000-2006). Là aussi, sa parfaite connaissance de la biographie du créateur de Little Nemo autorisait le scénariste à fictionnaliser quelque peu certains éléments, et par exemple à accréditer l’idée que le cartoonist avait accès à la quatrième dimension.

C’est peut-être un genre en puissance. D’ailleurs l’histoire de la bande dessinée comporte quelques énigmes véritables, qui attendent qu’un scénariste veuille bien s’en emparer. Par exemple, on ignore pour quels motifs Caran d’Ache n’a pas pu ou voulu terminer le manuscrit de Maestro, ce roman dessiné sans paroles, de conception révolutionnaire, dont plus de cent pages avaient déjà été réalisées (le manuscrit inachevé a été publié à l’enseigne du musée de la Bande dessinée, en 1999). On ne connaît pas non plus le fin mot sur les origines d’Hergé, et quel crédit il convient d’accorder au roman familial qui lui reconnaîtrait une éventuelle ascendance royale (voir Hervé Springael, « Le grand-père de Hergé », dans Les Amis d’Hergé n° 26, 1997, et Benoît Peeters, Hergé fils de Tintin, Flammarion, 2002). Il me semble qu’il y aurait là de quoi exciter l’imagination d’un conteur habile.

S’il y a un auteur de bandes dessinées qui s’est ingénié à fictionnaliser lui-même sa propre vie, et à brouiller les pistes en mélangeant le vrai et le faux, c’est, à n’en pas douter, Hugo Pratt. Un livre récent en apporte l’irréfutable démonstration. Florian Rubis a côtoyé Pratt plusieurs années, exécutant pour lui des missions de recherche documentaire. Dans Hugo Pratt ou le sens de la fable (Belin, 2009), il s’efforce de retrouver « l’homme derrière le mythe » et rectifie quantité de légendes répandues ou accréditées naguère par l’intéressé – par exemple dans ses entretiens avec Dominique Petitfaux ou à l’occasion d’autres interviews. Non, Pratt « n’a jamais eu ni maison ni ancêtres juifs en Espagne » ; sa route n’a jamais croisé celle de Koïnsky, le protagoniste des Scorpions du désert, pour la bonne raison que ce dernier n’a pas existé, etc. Même s’il aurait gagné à être resserré (car les redites y sont nombreuses), le livre est passionnant. C’est le portrait d’un homme qui, toute sa vie, aura entretenu la confusion entre le réel et l’imaginaire.