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baudoin avocat de dalí

Thierry Groensteen

Pour entrer dans l’exposition Dalí que présente actuellement le Centre Pompidou (et qui, sauf prolongation, refermera ses portes le 25 mars 2013), il est nécessaire, à certaines heures, de faire jusqu’à trois heures de queue. L’exposition bat des records de fréquentation, tout comme l’avait déjà fait celle consacrée au même artiste dans le même lieu en 1979.
L’attraction qu’exerce le peintre catalan sur les foules ne l’empêche pas de demeurer un artiste fortement controversé, auquel on a pu reprocher son ambiguïté politique, sa manie de la provocation, sa bouffonnerie, son mauvais goût, les adversaires de sa peinture ayant coutume de la résumer par l’épithète infamante de kitsch.

Salvador Dalí se présentait comme un anti-moderne , soucieux de renouer avec une tradition, un savoir-faire. Si sa technique est classique [1], en revanche les images qu’il a fait surgir étaient radicalement nouvelles, jamais vues, et pour certaines proprement inouïes. Banalisées depuis comme toutes les productions du surréalisme, on conçoit qu’à l’époque de leur surgissement elles aient frappé les esprits. Mais le succès considérable que remporte l’exposition actuelle donne à penser que le public a encore envie de ces images aujourd’hui, voire besoin d’elles. Et je ne me sens pas les compétences pour analyser les ressorts de cette appétence.
En revanche, je perçois assez bien ce qui peut relier à la bande dessinée une œuvre dans laquelle entraient finalement assez peu de peinture (je veux dire de chair, de pâte, de vibration et d’audace picturale) mais beaucoup de technique et beaucoup d’imagerie. Sous couvert de fantastique, combien de bandes dessinées n’avons-nous pas eu sous les yeux qui s’apparentent à ce « petit bricolage », à cet « idéal de brocanteur » dans lesquels le plasticien Jean-Paul Marcheschi voit la vérité de l’art surréaliste ? [2]


C’est peut-être en raison de cette affinité que le Centre Pompidou a pris l’initiative sans précédent de commander un travail de création à un auteur de bandes dessinées, en l’occurrence Edmond Baudoin – cependant que le Louvre, de son côté, lance une invitation à Bilal. L’album Dalí par Baudoin, qui accompagne l’exposition, est coédité par le Centre Pompidou et les éditions Dupuis. Un large choix d’originaux de cet ouvrage est, comme l’on sait, exposé en ce moment au musée de la Bande dessinée.


Ce n’est pas la première fois que la bande dessinée s’empare du personnage et de l’œuvre de Dalí. Je préfère oublier Le Jeu lugubre, de Paco Roca (éditions Erko, 2002), scénarisé d’après les souvenirs d’un ancien secrétaire du peintre, qui est un album complaisant et, à mon sens, profondément déplaisant, où Dalí apparaît comme un homme au cerveau dérangé, grand ordonnateur d’orgies funèbres où le jeu sexuel pouvait être poussé jusqu’au crime. Mais je n’ai pas oublié le Salvador Dalí paru en 1986 dans l’éphémère collection “Une vie une œuvre” coéditée par l’éditeur toulousain Daniel Briand et par Robert Laffont. J’avais, à l’époque, salué ce livre comme une réussite par un article dans Les Cahiers de la bande dessinée ( No.79, p. 44-49).
En collaboration avec les co-scénaristes Robert Descharnes et Jeanine Nevers, le dessinateur Jean-Michel Renault [3] livrait un album très pictural, entièrement travaillé à la gouache, en couleur directe. Descharnes avait cherché « un dessinateur capable d’illustrer Dalí sans le trahir », c’est-à-dire capable de rivaliser avec lui sur le plan technique, et Renault était en effet soutenu par l’ambition de « se mesurer » au peintre surréaliste.

Dans mon article de janvier 1988, je notais que le surréalisme trouvait dans la bande dessinée un terrain d’élection, mais aussi que le « style pompier » (Dalí se réclamait de Meissonier) « est la tentation naturelle de toute bande dessinée réaliste (…). Parce que le sujet d’un dessinateur de BD est toujours anecdotique, parce que ses images sont forcément descriptives et bavardes, parce que la tension qui s’établit entre la recherche d’un “beau dessin” et celle d’une représentation efficace débouche aisément sur une forme, non seulement éloquente mais grandiloquente, parce que le geste arrêté se fige en posture , la pente naturelle de l’esthétique réaliste mise au service du récit conduit au pompiérisme. » [4]
Le propre des plus grands auteurs de bande dessinée est évidemment d’avoir su résister à cette pente, la contredire ou la subvertir. Et Baudoin est justement, par excellence, l’un des dessinateurs dont l’œuvre s’est construite en opposition à elle. L’auteur de Couma Acò et de Piero (qui nous avait déjà donné un Picasso, aux éditions Mango jeunesse, en 2000) a toujours privilégié l’expressivité, la sensualité et la liberté du trait sur l’efficience géométrique et discursive de la ligne, préféré les résonances sensibles aux représentations figées. Et Jeanne Alechinsky, la directrice d’ouvrage de son Dalí, explique : « Edmond Baudoin nous est apparu comme l’auteur idéal, tant dans son rapport à l’autobiographie que dans la force immense de son dessin. Il nous fallait un auteur avec un univers solide, un guerrier du trait qui ne se laisserait pas engloutir par l’atmosphère dalínienne. » Ainsi, Baudoin aurait été choisi parce qu’il saurait résister à Dalí, alors que Renault l’avait été parce qu’il rivaliserait avec lui sur son terrain même. Dans l’album (non paginé), Baudoin dit : « Dalí c’est immense. Il me fallait le mettre à distance. » (On doit bien sûr ajouter que le registre habituel de Baudoin n’est pas celui de la couleur mais du noir et blanc. Dans le cas d’espèce, il a réservé l’intervention de la couleur aux interventions de Gala, sans que les raisons de cette option apparaissent clairement.)

Le titre de l’album, Dalí par Baudoin, annonce qu’il s’agira d’un dialogue entre le « modèle » et le « portraitiste » dans lequel chacun gardera sa personnalité. Sans doute le choix de Baudoin pour réaliser ce livre peut-il néanmoins surprendre, car on ne l’imaginait, à aucun point de vue, en hérault de celui que Breton avait surnommé « Avida Dollars ». Mais, rétorque l’intéressé dans le dossier de presse qui accompagne l’album : « Est-ce qu’un avocat doit aimer son client pour le défendre ? »
Autant qu’une biographie, c’est bien un portrait qu’a tenté Baudoin. Il a cherché, d’homme à homme, à sonder l’énigme Dalí, à soulever le masque du clown. Fidèle à sa méthode, il intervient lui-même dans le livre – directement et par le truchement de ses doubles, qui prennent ici la forme de fourmis et d’un couple de jeunes gens sur la plage de Cadaquès – et pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses.

Mais s’attaquer à un peintre aussi célèbre Dalí, c’est nécessairement se trouver face à deux écueils. Le premier est la nécessité de citer, donc de reproduire, avec plus ou moins de fidélité, un certain nombre de tableaux du maître. Toujours dans le dossier de presse, interrogé par Elisa Renouil, Baudoin dit que « [son] jeu a été d’inventer, de [se] mettre à la place de Dalí, et de représenter plutôt son inspiration. Et ça n’est pas rien ! J’ai fait cela pour plusieurs tableaux célèbres. Pour Le Jeu Lugubre, j’ai par exemple disposé quelques éléments présents dans l’œuvre, finalement assez peu, et j’ai peint un autre tableau. » Il est assez frappant de constater que Jean-Michel Renault avait déjà pris exactement les mêmes libertés : « Il m’est arrivé de fondre deux ou trois tableaux différents pour en tirer une seule image. À d’autres endroits, j’ai mis sur des déclarations de Dalí des images telles que lui-même aurait pu les concevoir, mais qui n’existaient pas. (…)

 » Prenons l’exemple de la première planche de l’album. Dalí utilise souvent l’image de l’œuf pour faire référence à la vie intra-utérine. J’ai donc démarré là-dessus, en le représentant recroquevillé dans la position du fœtus à l’intérieur d’un jaune d’œuf ; et une coulée de blanc du même œuf fait apparaître l’image de son frère mort, auquel Dalí ressemblait comme à un jumeau. L’œuf m’a permis d’associer deux obsessions très importantes de Dalí. » [5] (Le frère mort est évoqué par Baudoin mais ne donne lieu à aucune image.) Cette possibilité de réagencer à l’infini les éléments constitutifs de l’imagerie dalinienne, n’est-ce pas précisément cela qui la désigne comme relevant essentiellement déjà, en effet, d’un « petit bricolage » ?
L’autre écueil, c’est l’obligation d’égrener un certain nombre d’icônes trop familières qui sont des « passages obligés » : la plage de Port Lligat, les montres molles, Gala, l’Angelus, l’enfant en costume marin, le piano, les béquilles, les cornes de rhinocéros, etc.

Le résultat, c’est que, face à une biographie dessinée de Dalí, et quel que soit le talent du dessinateur, l’adhésion du lecteur ne peut pas être sans réserve. D’une part, invité à faire le partage entre les motifs qui appartiennent à l’œuvre d’origine et ceux qui sont des apports ou des réinterprétations du biographe, il se lasse vite de ce petit jeu assez vain ; et d’autre part, il ne peut se déprendre de feuilleter un catalogue où tout est attendu et vient à son heure.

Thierry Groensteen

[1] Dalí lui-même revendiquait le fait d’avoir été « le premier à utiliser pour peindre l’illusionnisme de l’art imitatif le plus abjectement arriviste et irrésistible, les trucs habiles du trompe-l’œil paralysant… » (citation tirée de l’ouvrage Dalí par Dalí, aux éd. Draeger)

[2] Cf. Jean-Paul Marcheschi, Le Livre du sommeil, Somogy, 2001, p. 84.

[3] Né en 1953, Jean-Michel Renault a collaboré à Pilote à la fin des années 1970, livrant, sous son seul prénom, des caricatures mémorables rappelant la grande époque des « Grandes Gueules ». Il crée ensuite, en Guadeloupe, le personnage de Tibitin (héros de trois albums), puis dirige successivement les éditions du Pélican et les éditions Pat à Pan. Il revient au dessin de presse en 2005.

[4] Je ne formulerais plus tout à fait les choses dans les mêmes termes aujourd’hui, mais passons.

[5] J’ai recueilli et publié ces propos dans Les Cahiers de la bande dessinée No.79, janvier 1988, op. cit.