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François Matton, Judith Forest et le dessin-croquis

L’influence de Sfar n’est sans doute pas étrangère au fait que l’on ne s’étonne plus, aujourd’hui, de trouver dans les albums des dessins restés au stade de l’esquisse. Pendant longtemps, le dessin-croquis n’avait droit de cité que dans la bande dessinée satirique (plus précisément : dans la lignée Feiffer – Copi – Wolinski, qui, en vérité, remonte à Töpffer). Les récits « sérieux » supposaient, quant à eux, un dessin élaboré, fini, maîtrisé. Cette époque-là est bien révolue, et la BD a redécouvert les vertus du trait jaillissant, de la spontanéité, de l’inachèvement.

Dans cette perspective, deux livres parus fin 2009 ont particulièrement retenu mon attention.

Autant la mer, de François Matton, a été précédé par une demi-douzaine d’autres récits graphiques du même auteur – dont deux plus particulièrement destinés aux enfants –, mais le monde de la bande dessinée n’y a guère prêté attention, parce que Matton ne publie pas chez un éditeur du sérail, mais chez P.O.L., respectable maison littéraire s’il en est.

Il ferait bien d’aller y voir, le monde de la bande dessinée, car Matton (formé aux Beaux-Arts de Reims et de Nantes) bâtit sans bruit une œuvre extrêmement séduisante, à laquelle on ne voit guère d’équivalent. Dans un format oblong qui est celui du strip, Autant la mer installe d’abord un rythme ternaire dans lequel le lecteur s’installe confortablement. Trois cases rectangulaires, tracés à main levée, avec à peine ce qu’il faut de dessin pour évoquer, « au cœur du monde » , un vol de mouettes, un amoncellement de cartons de déménagement, l’arrivée de l’été, des bateaux au mouillage… Le texte est sous l’image, quelques mots d’un récit à la première personne. Un soliloque ininterrompu, d’une grande sobriété de langage, qui quelquefois renvoie à l’exécution même des dessins : « je dessine des flèches / je dessine une fille en contre-jour / je dessine le bord d’un canal… »

Calligraphe de l’humeur, Matton nous rend observateur, contemplatif, vaguement nostalgique. L’idée de ce livre lui est venue lorsqu’il a découvert le journal de bord de son frère. Ancien soldat en Guyane, celui-ci rêvait de se construire un bateau pour parcourir les mers. Matton entre dans ce rêve et nous raconte ce qu’il en est advenu.

On peut retrouver l’art mince et indispensable de ce dessinateur-poète sur son blog.

Judith Forest, c’est une autre affaire. 1 h 25 est son premier livre, publié à l’enseigne de la Cinquième Couche. Il s’agit d’un récit autobiographique, agencé à partir de dessins prélevés dans les carnets de l’auteure. Il aurait pu m’intéresser pour des raisons strictement personnelles. Car Judith parle de lieux qui me sont on ne peut plus familiers : Bruxelles (où elle part s’installer, à 1 h 25 de Paris par le Thalys), une école d’art, le festival d’Angoulême… Mais ce qui retient l’attention, dans cette chronique de la vie étudiante, au-delà des scènes attendues (les soirées, les copains, les amants, les aléas de la colocation, la quête d’une identité – sociale, sexuelle, artistique – encore incertaine), c’est, tout d’abord, la sincérité du témoignage (Judith ne triche pas, n’enjolive pas, ne se donne pas le beau rôle, ne s’apitoie pas sur elle-même, son livre a des accents de vérité qui impressionnent et parfois bouleversent), et c’est, ensuite, l’élégance et la sûreté du trait de crayon (auquel Cecilia Dos Santos a ajouté un vert d’eau, le livre étant en bichromie).

1 h 25 est un montage de dessins d’observation, pris sur le motif, et d’autoportraits. L’aspect brut du dessin-croquis exécuté à la hâte est en parfaite adéquation avec l’idée du journal intime. Judith Forest ne cherche pas à égaler Fabrice Neaud – dont le Journal est cité comme une référence – sur son terrain, celui d’une réalité entièrement travaillée, recomposée, passée au tamis d’une élaboration artistique. Elle joue la vérité de l’instant, la proximité, tout en témoignant d’un sens très sûr du cadrage, de la mise en scène. Le passage de relais entre le texte narratif et le dessin est constamment fluide, favorisant une véritable immersion du lecteur dans cette existence semblable à tant d’autres et, comme chacune, unique, diablement attachante.

Avec ce livre-confession, Judith Forest fait une entrée remarquable en bande dessinée.

Ses originaux sont exposés au Centre belge de la bande dessinée jusqu’au 7 mars.

(Message à l’éditeur : on eût apprécié une relecture pour éliminer les fautes d’orthographe, en nombre impardonnable, et, en quatrième de couverture, un texte moins racoleur.)