Consulter Neuvième Art la revue

érotisme et pudeur chez Sfar

De Pascin à Gainsbourg et de Gainsbourg à Sfar, la filiation – dans laquelle entrent la Russie, la judéité, le dessin et la peinture… – est évidente. Joann explique à Mathieu Sapin (Feuille de chou, p. 26-27) qu’il avait fait son Pascin parce que la famille Gainsbourg n’avait pas répondu à sa demande de pouvoir faire une BD sur lui. « Quand j’ai fait Pascin, c’est à Gainsbourg que je pensais ». Dans le film, les dessins de Lucien Ginsburg enfant (qui deviendra Serge Gainsbourg) sont de la main de Sfar ; les toiles que le futur chanteur aurait peintes puis détruites aussi ; et la fameuse « gueule » au nez et aux doigts démesurés semble sortie tout droit de Grand Vampire (d’ailleurs Sfar indique expressément la référence à Murnau). Il était difficile de pousser plus loin l’identification ! En nous racontant son Gainsbourg – et déjà, auparavant, son Pascin –, Sfar a beaucoup parlé de lui.

Reste que Pascin et Gainsbourg ont un autre trait commun, et Sfar ne se prive pas d’y insister : le don-juanisme. Il les peint comme deux grands séducteurs et grands baiseurs, qui trouvent dans le rapport à la femme (la muse, ou plutôt les muses successives) le moteur de leur créativité. Du Pygmalion de Birkin, Sfar dit : « Ses chansons ont construit mon parcours graphique et érotique ». Le livre Gainsbourg (vie héroïque) contient des dessins sexuels qui ne correspondent à aucune image du film et Mathieu Sapin, dans son journal de tournage, rapporte un propos d’Eric Elmosnino constatant que la plupart des « scènes de cul » initialement prévues ont disparu du scénario final. C’est vrai, à l’arrivée, le film n’est pas aussi cru que les planches sur Pascin. Tout de même, la vie du chanteur est racontée à travers le prisme de ses conquêtes féminines.

Gainsbourg (hors champ), p. 258

Sfar auteur de bandes dessinées évoque la sexualité avec une franchise rare. Dans Pascin, mais aussi dans Le Minuscule Mousquetaire. Et son blog nous apprend qu’il prépare actuellement « un roman-photo dessiné porno ». Comment expliquer, alors, l’extrême pudeur dont il fait preuve dans la série de ses Carnets (qui, à ce jour, totalisent environ trois mille pages) ? Il y a là un mystère, un point aveugle.

Dans son acception sfarienne, le carnet est un chantier, un lieu extrêmement accueillant, ouvert, mouvant, où peuvent se succéder librement textes manuscrits, croquis, séquences de bande dessinée et même contributions d’auteurs amis. Le même éclectisme caractérise les thèmes abordés : scènes de la vie familiale (nous y voyons grandir sa fille Tautmina et naître Raoul, le petit frère), discussions sur le dessin, la politique ou le judaïsme, apprentissage de nouveaux instruments de musique, rapport aux médias et à la célébrité, récits de voyage… Le carnet attire à lui tout ce qui ne relève pas de la fiction. Tout, sauf la confession érotique, que, manifestement, Sfar s’interdit.

Comparés à d’autres bandes dessinées relevant des écritures du moi (et je ne pense pas seulement ici à Aurelia Aurita), ses carnets sont éminemment chastes. Sfar y parle de ses histoires d’amitié, pas de ses amours. Il dessine son épouse comme une très jolie femme, mais l’enferme, pour l’essentiel, dans son rôle de mère de leurs deux enfants. Et lui-même se représente le plus souvent comme une sorte de gros nounours un peu infantile.

Dans le numéro hors série de Casemate consacré à son film, Sfar dit : « Mon père et mon grand-père, qui m’ont élevé, étaient de vrais Don Juan. Moi, je vis avec ma femme depuis vingt ans, nous sommes très heureux, mais, superstitieux, je n’aime pas en parler ». Soyons clair : la vie amoureuse de Joann Sfar ne regarde que lui, et il a bien le droit de protéger son intimité. Mais il n’empêchera pas que, pour son lecteur, le grand écart entre la vitalité sexuelle dont témoignent ses œuvres et l’extrême pudeur des carnets apparaisse comme un mystère.

Et sans doute ne détesterait-on pas de le voir offrir de lui-même une image un peu moins lisse et bienséante, et qu’il se souvînt de l’importance d’introduire ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans les livres où il prétend se confier à nous.