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l’art de la bande dessinée − traversée en zigzag

Christian Rosset

1.
Éditeur de livres d’art plutôt coûteux (autour de 200€ en moyenne), conçus dans l’optique de trouver place au rayon le plus visible de la bibliothèque de l’honnête homme (cet humaniste cultivé qui semble avoir encore de nos jours quelques raisons de mettre, au moins une fois l’an, la main au portefeuille), les Éditions Mazenod (devenues après 1984 Citadelles et Mazenod) ont vu le jour, comme les congés payés, en 1936. Raymond Queneau, Maurice Merleau-Ponty, André Leroi-Gourhan, Pierre Francastel y ont conçu des ouvrages ou dirigé des collections (comme La Galerie des hommes célèbres, Les Œuvres célèbres ou L’Art et les grandes civilisations). Un rapide feuilletage du catalogue suffit à mettre en évidence l’entretien continu (malgré quelques rares incartades ; L’Art de la bande dessinée en est-elle une ?) d’une assez haute idée de ce qui est majeur en art (une collection se nomme Les Phares ; assez peu ouverte à l’art contemporain, elle vient de publier une monographie sur Edward Hopper avec en sous-titre Peindre l’attente). On peut aussi noter l’édition (plus récente) d’ouvrages thématiques liés à la nature (les insectes, les champignons, les oiseaux, les tulipes, etc.). Chaque livre a son poids, dans tous les sens du mot, et requiert un mode de lecture un peu solennel. Il est recommandé de le poser sur un support en dur (le caler sur ses genoux, même assis dans un solide fauteuil, n’en favorise pas une longue exploration ; le tenir à bout de bras, allongé dans son lit est inenvisageable ; quant à l’emmener dehors avec soi, dans les transports ou même en promenade, passons… Quoique. Une balade en forêt avec le livre sur les champignons sous les bras pourrait être envisagée comme une tentative hardie d’entretenir à la fois le corps et l’esprit).

Ces « beaux livres », je me contentais jusqu’à présent de les regarder de loin, les ouvrant de temps à autre avec précaution dans les librairies sous l’œil inquisiteur de vendeurs un peu inquiets. Jusqu’à ce que me parvienne L’Art de la bande dessinée, dernier ouvrage à ce jour de la collection L’Art et les grandes civilisations. Posé à plat sur le sol du bureau, à portée de regard, non loin de ma table d’écriture (encombrée de machines, de dossiers, d’outils divers ; pas la moindre place pour y loger quoi que ce soit), je me demande comment le lire. Autrement dit : comment l’aborder en tant qu’organisme vivant et/ou boîte à outils, avant de devoir l’enfermer (comme d’usage le fait l’honnête homme ; on n’est pas obligé de le suivre) dans le décor en trompe-l’œil de la bibliothèque idéale (dont chaque volume devient vite une réserve d’oubli).

Dans un premier temps, je prends la mesure de l’objet. Il est un peu plus grand et nettement plus épais que les bandes dessinées les plus volumineuses parues récemment (et il en paraît de plus en plus, de ces pavés de plusieurs centaines de pages, comme s’il y avait compétition entre auteurs à qui réalisera le projet le plus démesuré). Mais il est un peu plus petit que l’imposante monographie d’Yves Bonnefoy sur Alberto Giacometti qui reste le livre le plus lourd, le plus volumineux, de ma bibliothèque. Bien. Ce n’est pas le tout de posséder de tels « monstres », il faut se réserver le temps de lire avec toute la concentration nécessaire ces sommes (592 pages pour L’Art de la bande dessinée) saturées de signes et d’images. Ensuite, si on veut tenter d’en faire un compte-rendu, il faut trouver un mode de lecture permettant de tourner commodément les pages tout en prenant simultanément des notes. Et très vite, on se retrouve dans l’espace privé comme projeté dans l’univers réglé des bibliothèques publiques, à la recherche d’une table libre et propre. On peut aussi, si l’on désire joindre l’utile à l’agréable, se procurer un lutrin (ça tombe bien, depuis cet automne, Citadelles et Mazenod en propose un, en hêtre, pour 275 €).

Quelle que soit la solution envisagée, il est certain que l’on n’ouvrira pas cet Art de la bande dessinée n’importe où, n’importe quand et n’importe comment. Sa lecture – à l’image de la rédaction de ce « monstre » – sera toujours inachevée, et pas seulement parce qu’on y décèle, inévitablement, des manques (que je n’ai aucune envie de lister ici, car, s’il y a quelques oublis un peu regrettables, il y en a beaucoup d’autres fort bienvenus). Inachevée, aussi, parce que la lecture qui convient le mieux est celle dite « en zigzag », donc non linéaire, par tactique (par intuition plutôt) plus que par principe ; elle suppose un retour plus ou moins régulier sur les mêmes images, les mêmes légendes, les mêmes paragraphes. Malgré son allure d’« ouvrage phare » et son emboîtage dans un carton toilé épais qui renforce le sentiment de forme close sur elle-même, il me semble qu’il est plus honnête d’envisager cette « somme docte » en tant que moment supplémentaire d’un chantier sans fin : un essai, une tentative, une pierre bellement taillée d’un édifice plus vaste que la Maison de Barthélemy sur le “A” après le déluge, plus labyrinthique qu’un Théâtre de la Mémoire de la Renaissance (et autres constructions baroques à jamais ouvertes aux quatre vents… )

2.
Ce qui saute aux yeux au premier contact avec cet ouvrage, que l’on soit « béotien » ou fin connaisseur des originaux en question, c’est la qualité de reproduction des documents. Il y a un réel plaisir à découvrir ainsi restitués sur papier tel crayonné d’Hergé, tel agrandissement d’une case de Franquin, telle planche d’Herriman à l’encre de Chine et au crayon bleu, tel strip de Segar, telle eau-forte d’Hogarth (bonne idée de remonter le temps, d’aller faire un tour dans « l’avant-Töpffer », alors que l’art contemporain est une fois de plus traité, sinon avec désinvolture, disons sans passion, avec trop peu de connaissance du sujet), telle Une du Journal de Mickey, de L’Écho des savanes ou de Raw, telle aquarelle de Reiser… Pour qui aime toucher le trait du regard, ou les réserves de blanc, sentir la persistance presque rétinienne des chiures de gomme pourtant balayées avec soin, glisser d’un encrage impeccable recouvrant d’insensibles traces de sueur au plaisir de la révélation d’un repentir, donc relever les marques des étapes successives (parfois erratiques, semées de doutes) d’une pratique que l’on a trop tendance à réduire à l’application d’un ensemble fini de recettes laborieusement éprouvées, alors qu’elle est bien souvent en « recherche »…, le parcours en toute liberté de cet art de la bande dessinée est un véritable enchantement.

En toute liberté, car, pour ne pas gâcher son plaisir, il vaut mieux sauter certaines pages où sont complaisamment (quand didactisme rime avec masochisme et mauvais genre avec mauvais goût) exposées des images (des planches essentiellement) hideuses, vulgaires, niaises, académiques, voire pompières (et parfois tout cela simultanément chez les « meilleurs » d’entre les faiseurs). Mais, s’il faut sans cesse affûter son regard pour le rendre plus incisif, plus réceptif, plus sensible au pouvoir de la sidération (dont la peinture n’a pas le monopole : je peux m’arrêter aussi longuement devant une image d’un grand auteur de bande dessinée que devant une aquarelle de Cézanne ou un tableau de Ryman), et mieux encore à la jouissance (introduisant du discontinu, donc de la vie, dans l’entrelacement des lignes), il faut accepter le fait que la présence de ces images vilaines, désagréables et parfois même révoltantes, est objectivement nécessaire à la réussite de cet ouvrage tel qu’il a été pensé par ses concepteurs. Non parce qu’il faudrait nécessairement trouver matière à comparaison afin d’établir on ne sait quelle hiérarchie entre les documents (cependant, l’idée saugrenue de faire côtoyer par deux fois une planche de Crepax et une autre de Manara, permet me semble-t-il de se rendre compte que ces deux auteurs ne jouent pas dans la même cour), mais parce que cet Art de la bande dessinée a été pensé par une équipe de rédaction composée essentiellement d’historiens, plus précisément « d’historiens de la culture et des représentations » (« Il y a beaucoup d’histoire dans cet Art de la bande dessinée », comme il est constaté avec justesse en conclusion de l’ouvrage). Dans ce cadre spécifique, précis, contraignant, les questions d’esthétique devaient être, sans doute, mises en sourdine, ce qui ne veut pas dire qu’il n’en soit pas question ici et là, mais l’enjeu est autre. Au programme : faits et gestes, dates et lieux, jalons, balises, étapes successives d’un processus dit « de légitimation ». La personne « à qui l’on s’adresse » doit savoir d’abord ce qui s’est passé, de manière ordonnée, et quand, et où, avant de se demander pourquoi tel ou tel trait, telle ou telle tache, telle ou telle réserve de couleur vise le cœur, ou les nerfs, plutôt que de se contenter de repaître l’estomac.

3.
J’ai commencé par relever à quel point le travail d’impression de ce livre rend hommage à la qualité des originaux reproduits. Mais, une fois loué ce qui est peut-être, au fond, l’essentiel (on pourrait en rester là, conseillant l’achat de l’ouvrage à qui désire examiner de près, muni d’une loupe compte-fil, ce qu’est un original – ce que la lecture des bandes dessinées une fois éditées en albums, donc, nettoyées, normalisées, rendues propres à la consommation rapide, interdit), je voudrais juste faire partager la (légère) inquiétude qui m’a saisi à l’examen des premières pages de cet Art de la bande dessinée. Tout d’abord, ce fond jaune sur lequel est déposée (puisqu’il n’y a plus pénétration du papier) la titraille du livre, un peu grasse et ronde à mon goût (pour « faire BD » ? Il me semble que la titraille est d’ordinaire plus sobre dans les autres titres de cette même collection)… J’ai mis un certain temps à m’y faire, me disant : c’est dommage… Il faut toujours qu’on arrondisse tout quand il s’agit de bande dessinée – qu’on se la joue façon enfant : du rond, du lisse, de la bulle, pas de tranchant. Ensuite, le titre de l’introduction : Vous avez dit « art » ? m’a fait bondir. Quand l’historien se fait journaliste, on est en droit de se demander pourquoi. Car cette « formule magique » (« vous avez dit ceci ou cela ? ») a été, à la fin du siècle dernier, le pénible Sésame imposé par les responsables de toutes les rédactions de France et de Navarre pour inciter le potentiel « client » à lire ou à écouter. On pourra penser sans doute que ces remarques sont bien anecdotiques (« épidermiques » serait un terme plus juste), mais il me semble que tout compte, de manière égale, dans la réussite d’un livre et que ce n’est pas un hasard si cette police, ce fond, et surtout ce titre se retrouvent (stratégiquement ?) dans le cadre d’un projet intitulé L’Art de la bande dessinée. Dans cette introduction, on peut lire ces mots très clairs : « Ne soyons pas dupes… (…) Faire entrer la bande dessinée dans la collection “Art” des éditions Citadelles et Mazenod, ce n’est pas seulement proposer un bilan de l’histoire d’un genre. C’est malicieusement, faire un pas de plus – et peut-être un grand pas – en direction de la reconnaissance de la BD comme un art. Le neuvième, pourquoi pas. »

Oui : un art. L’affaire est entendue. Voire réglée (depuis quand ? Oh, depuis déjà un bon moment). Et puis, si on a encore quelques doutes, il suffit de se pencher de près sur une bonne moitié (disons) des images (planches et autres) reproduites dans ce livre pour acquiescer : il y a bien plus d’art, donc de technique (dont, selon Jean-Luc Nancy, l’« art » n’est jamais que la traduction), d’invention formelle, dans une planche de Krazy Kat que dans l’œuvre entière d’un Bernard Buffet. On peut aussi légitimement se demander si les dérives pompières de certains des plus fameux auteurs de bande dessinée contemporains reconvertis en stars du Marché ne pourraient pas nuire, sinon au processus de légitimation (que le fait de se maintenir à un bon niveau dans ce même Marché, dit « de l’art », ne peut que renforcer), du moins à celui d’« artification », pour reprendre un très vilain mot, déjà relevé par Thierry Groensteen sur ce même blog : « l’entrée de la bande dessinée dans la prestigieuse collection L’Art et les grandes civilisations de Citadelles & Mazenod est unanimement perçue – et, ce qui est plus fort, décrite dans l’ouvrage lui-même – comme “un manifeste en faveur d’une légitimation qui a tardé à venir ou la preuve de l’achèvement de ce mouvement d’artification.” »
Comme si le mouvement, ce qui donne souffle, donc vie, à la bande dessinée, devait s’achever dans une sorte de pétrification la statufiant, la momifiant (la légitimation serait de cet ordre : une manière de figer ce qui est trop remuant ; si c’est bien cela, il faut la fuir comme la peste).
Et puis, au fond, que signifie ce mot « art » ? De quoi parle-t-on ? Le mot « art » a-t-il le même sens dans ces trois énoncés : « l’art de la bande dessinée », « l’art de la guerre », « l’art de marquer le pli de pantalon » ?

Il faudrait vraiment en finir une bonne fois pour toutes avec la vision romantique de l’art et (autant que possible) prendre soin de ne pas contaminer la lecture de la bande dessinée (qui n’a vraiment pas besoin de ça) avec cette idéologie désastreuse que les Duchamp, Cage et Cie n’ont hélas pas réussi à rendre caduque. Donc, ironisons (à la manière de Swarte) : la légitimité enfin ! Ou proposons de rebaptiser cet ouvrage : L’Art du neuvième art, histoire de semer un peu de doute dans le terreau trop gras, trop riche, de la reconnaissance officielle, espérant qu’y prospèrent ainsi ces « mauvaises herbes » que le Marché ne récupérera jamais et qui constituent peut-être le meilleur de la bande dessinée (et dont certaines sont heureusement présentes dans ce livre – je songe à Charlie Schlingo, certes reproduit en plus petit que d’autres, mais bien là, c’est l’essentiel).

(envoi :)
Pierre, donc, supplémentaire et nécessaire d’un édifice en inachèvement programmé (nous en mourrions de le voir achevé, comme déjà noté), cet Art de la bande dessinée est pour vous, si vous vous sentez dans la peau de cet(te) humaniste ouvert à la culture dans sa diversité. Et, paradoxalement (?), il est aussi pour vous si vous n’en pouvez plus de toute ces (petites) histoires-là, si vous gardez l’espoir de redonner un sens à ce qui fut (et renaîtra sans doute) avant-garde (ce dynamitage de tous les processus de légitimation ou d’artification).

Christian Rosset