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album

Sylvain Lesage

Lorsque, dans les années 1830, les tout premiers albums de bande dessinée commencent à circuler, le mot « album » recouvre des significations multiples et renvoie à des objets variés.
Par son étymologie, l’album renvoie à la surface blanchie à la chaux pour servir de support à une inscription. Il entre dans la langue française, semble-t-il, par l’intermédiaire du haut-allemand, par la périphrase de l’album amicorum, dans lequel les jeunes personnes rassemblent des sentences manuscrites, des autographes des visiteurs de passage. Par extension sémantique, le terme en vient enfin à désigner tout recueil de feuillets constituant une collection, en particulier d’estampes.
Quand Töpffer s’empare du support de l’album pour publier ses premiers récits, il se situe à la croisée de ces différentes significations. Si le sens archéologique de l’album de Pompéi paraît bien loin, son geste se situe à mi-chemin entre recueil privé et livre publié (un recueil qu’il a longtemps rechigné à publier par crainte du qu’en-dira-t-on, et un livre sur lequel les interventions éditoriales extérieures sont réduites, presque à la frontière de l’auto-édition).
Le succès de ce premier album, Histoire de Mr Jabot, est immédiat. La forme narrative inédite est abondamment reprise, piratée (en France, en Allemagne, et même aux États-Unis, où Mr Vieux-Bois sera publié sous le titre The Adventures of Mr Obadiah Oldbuck), copiée par des successeurs, dont le plus connu est le Français Cham ; le support lui-même, l’album, rencontre un assentiment immédiat. Le format choisi par Töpffer, « à l’italienne », marque profondément la production séquentielle tout au long du XIXe siècle ; ainsi naît « un objet culturel voué à une longue vie : l’album de bande dessinée » (Filliot : 2011).

[janvier 2013]

Lorsque, dans les années 1830, les tout premiers albums de bande dessinée commencent à circuler, le mot « album » recouvre des significations multiples et renvoie à des objets variés.
Par son étymologie, l’album renvoie à la surface blanchie à la chaux pour servir de support à une inscription. Il entre dans la langue française, semble-t-il, par l’intermédiaire du haut-allemand, par la périphrase de l’album amicorum, dans lequel les jeunes personnes rassemblent des sentences manuscrites, des autographes des visiteurs de passage. Par extension sémantique, le terme en vient enfin à désigner tout recueil de feuillets constituant une collection, en particulier d’estampes.
Quand Töpffer s’empare du support de l’album pour publier ses premiers récits, il se situe à la croisée de ces différentes significations. Si le sens archéologique de l’album de Pompéi paraît bien loin, son geste se situe à mi-chemin entre recueil privé et livre publié (un recueil qu’il a longtemps rechigné à publier par crainte du qu’en-dira-t-on, et un livre sur lequel les interventions éditoriales extérieures sont réduites, presque à la frontière de l’auto-édition).
Le succès de ce premier album, Histoire de Mr Jabot, est immédiat. La forme narrative inédite est abondamment reprise, piratée (en France, en Allemagne, et même aux États-Unis, où Mr Vieux-Bois sera publié sous le titre The Adventures of Mr Obadiah Oldbuck), copiée par des successeurs, dont le plus connu est le Français Cham ; le support lui-même, l’album, rencontre un assentiment immédiat. Le format choisi par Töpffer, « à l’italienne », marque profondément la production séquentielle tout au long du XIXe siècle ; ainsi naît « un objet culturel voué à une longue vie : l’album de bande dessinée » (Filliot : 2011).

Dans sa thèse, Camille Filliot a recensé un corpus d’albums publiés en langue française au XIXe siècle bien plus imposant qu’on ne le soupçonnait jusqu’alors, avec pas moins de cinquante-neuf titres. Le véritable décollage de ce format de publication correspond cependant, paradoxalement, à sa marginalisation dans l’économie éditoriale, en raison du succès de la presse illustrée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
L’expansion de la bande dessinée dans la presse, véritable « seconde naissance » de la bande dessinée dans l’espace francophone, prend plus précisément la forme d’une relégation de la bande dessinée dans les pages de la presse enfantine illustrée, pour laquelle elle constitue un puissant argument de vente. L’album devient alors un produit secondaire dans la production de bande dessinée.
Pourtant, le nombre d’albums publiés s’accroît peu à peu, reprenant sous forme de livres les séries à succès préalablement parues dans les journaux, des créations de Christophe à celles d’Alain Saint-Ogan, en passant par des séries américaines (Félix, Bicot, Mickey...). Mais alors même que les albums se font un peu plus nombreux, proposés notamment comme cadeaux d’étrennes, leur prix les réserve à un lectorat étroit. C’est donc par les journaux que passe le succès de masse de la bande dessinée dans la première moitié du XXe.

Le XXe siècle peut donc être lu comme l’histoire d’une reconquête de l’espace du livre par les auteurs et les éditeurs. À l’échelle mondiale, l’espace franco-wallon apparaît comme précurseur, lui qui adopte massivement et précocement l’album, et qui rentre tôt dans l’économie du best-seller. Tintin restera longtemps un cas à part ; dans les années 1960, Astérix fait entrer l’édition de bande dessinée dans l’ère du million d’exemplaires vendus par album (pour le tirage initial) et bouleverse par la même occasion l’ensemble des composantes du marché de la bande dessinée. De l’auteur au lecteur en passant par l’éditeur, l’imprimeur ou le libraire, tout le secteur se trouve en effet affecté par cette adoption massive du support livre.
De produit secondaire, le livre en vient peu à peu, à partir des années 1970, à occuper le premier plan de la scène éditoriale, jusqu’à étouffer le secteur de la presse, qui lui permettait pourtant de lancer séries et auteurs. Ce renversement du paradigme éditorial n’en finit pas aujourd’hui de fragiliser l’économie globale d’un secteur, et surtout de précariser la situation des auteurs, dont bien peu accèdent aux tirages des best-sellers. Avec, en 2012, plus de 5 500 livres de bande dessinée publiés dans l’année (dont 4 100 nouveautés), la bande dessinée est solidement ancrée dans l’industrie du livre, qui fait peser sur l’édition ses contraintes logistiques fortes.

Cette spécificité française a longtemps constitué à la fois un frein à son exportation extra-européenne, et particulièrement sur le marché américain (où les livres de bande dessinée n’ont longtemps eu d’autre choix que de figurer au rayon dessins d’humour ou au rayon livres d’enfants), mais fait aussi de la France une manière de modèle. De fait, le graphic novel est généralement perçu par les spécialistes américains comme un décalque, par les auteurs et les éditeurs américains, de nos albums (Gabilliet : 2005).

Longtemps prépubliée dans la presse, la bande dessinée s’est, pour l’essentiel, construite autour de deux pôles génériques : celui du gag (en un strip, ou deux, ou en une planche, ou deux), et celui du récit d’aventures (policières, historiques, sportives...). Il en est résulté deux approches différentes de l’album : recueil d’histoires ou de gags indépendants d’un côté, ou, au contraire, récit continu dans l’ampleur coïncide avec le format de l’album.
L’album se trouve donc écartelé entre unité et fragmentation. Jusqu’aux années 1970, il est un objet standardisé, dont la pagination obéit strictement au nombre de cahiers pliés : deux, trois ou quatre cahiers de 16 pages, pour les formats les plus courants. Inscrit dans les contraintes industrielles du livre, l’album impose donc son rythme aux récits. Les récits à suivre posent le problème le plus aigu : il faut faire entrer une matière feuilletonesque parfois trop abondante dans les limites du livre (au prix, le cas échéant, de remontages sévères, dont les plus célèbres sont ceux qu’a connus Tintin). Mais cette tension unité / fragmentation se redouble de la tension la plus problématique à gérer pour un auteur, celle de la double lecture : le récit doit pouvoir se lire à la fois par tranches (une, deux planches ou plus), mais aussi d’une seule traite. De cette contrainte, certains auteurs ont tiré leurs plus beaux effets.
Depuis les années 1980, les termes du problème se sont inversés. Alors que la presse joue désormais un rôle négligeable, l’album s’oriente vers de nouvelles fragmentations. Les séries ménageaient jusque-là la possibilité d’une lecture autonome de chaque album ; la multiplication de cycles tend à insérer le volume dans un ensemble englobant qui lui donne sa véritable signification (une tendance que mettent déjà partiellement en œuvre des séries telles que Valérian et Laureline ou Blueberry).
Publié en un tout autonome, le récit en album suscite une autre lecture, plus concentrée que dans la presse, mais aussi étalée sur le long terme, quand l’album est possédé et relu au fil des années. Surtout, le récit est encadré par des dispositifs qui en guident la lecture : couverture, page de titre, gardes, renvois à d’autres albums de la même collection, culs de lampe constituent autant de signes qui organisent une nouvelle mise en lecture du récit (McKenzie : 1991).

En tant que livre, l’album est le lieu d’interactions et de rapports de force entre auteurs et éditeurs. Celles-ci se donnent à lire dans son paratexte (titre, prière d’insérer, présentation de l’auteur...) et ses caractéristiques formelles (choix du noir et blanc, de la qualité du papier...). Dans la deuxième moitié des années 1970, de la collection « 30/40 » de Futuropolis a, de ce point de vue, valeur de limite, en lorgnant du côté du livre d’art.

Contrairement à ce qu’indique l’étymologie, l’album entretient des liens forts avec le livre pour enfants ; dans toute la première moitié du XXe siècle, et même au-delà, l’album de bande dessinée appartient encore à cette sphère culturelle de l’édition enfantine. Il a gardé de cet héritage une inventivité formelle très réduite. Si l’hypothèse, dénoncée par Jean-Christophe Menu, d’une hégémonie du « 48CC » (48 pages cartonné couleur) mérite d’être nuancée – car bien d’autres formes, paginations ou reliures coexistent déjà avant les années 1980 −, force est de constater que la domination du format « à la française » est écrasante. Peu d’albums exploitent toutes les potentialités de la surface et de la profondeur du livre.
La complémentarité éditoriale entre presse et album a conduit de nombreux auteurs à privilégier, dans leurs expérimentations formelles, les dimensions tabulaire et narrative. De Druillet à Mézières en passant par Régis Franc, Fred ou Gotlib, la liste est connue de ces auteurs qui se sont joué des cases, des pages et des doubles pages pour proposer de nouvelles articulations du récit. Peu d’auteurs, en revanche, ont su (ou se sont vus offrir la possibilité de) faire de la matérialité du livre un élément participant de la production du sens. Cette rareté renforce l’intérêt d’une œuvre comme celle de Marc-Antoine Mathieu qui, dans sa série Julius Corentin Acquefacques, introduit des découpes dans la page, joue de la disposition en tête-bêche, fait surgir la couleur dans une historie en noir et blanc, etc., dynamitant ainsi les codes de la série pour proposer de véritables méta-récits.
Cette expérimentation narrative des potentialités plastiques du livre a peu d’antécédents. Détournant eux aussi les codes de la série, Benoît Peeters et François Schuiten proposent dans Les Cités obscures un jeu sur les formats particulièrement abouti. La matérialité même des livres, l’hétérogénéité des formats, constituent des éléments centraux dans l’élaboration d’un univers à la cohérence éclatée.
Dans Le Trou d’obus, album publié en 1984 par l’Imagerie Pellerin, d’Épinal, Tardi proposait un dispositif singulier : un théâtre à découper montrant le deuxième classe Binet en train de pourrir dans son trou d’obus, un Minenwerfer, le reste du Fokker abattu... Ayant procédé au montage, le lecteur a ainsi en permanence sous les yeux, condensés sur cette scène grinçante, les différents éléments de l’album, qui se mettent peu à peu en place dans les planches du récit. Les mêmes planches seront republiées par la suite, amputées de ce théâtre de poche, dans C’était la guerre des tranchées ; sans ce théâtre, le récit y prend d’emblée une tout autre dimension, plus grave, moins marquée par cette parodie décapante de théâtre aux armées et d’images d’Épinal à découper.
Ce jeu sur les formes à découper, sur la profondeur de la page, la plasticité de l’objet-livre, est aujourd’hui poussé à son paroxysme par Chris Ware qui, de Jimmy Corrigan à Building Stories, pousse toujours plus loin la réflexion sur la matérialité de son support. Plus généralement, l’émergence d’une nouvelle scène alternative correspond à une vitalité nouvelle pour les expérimentations formelles. De l’OuBaPo au Fremok, nombreuses sont les œuvres qui questionnent les limites et les qualités du livre, en explorent le sens de lecture (Etienne Lécroart) ou les processus de fabrication (Benoît Jacques)... En recouvrant les pages d’un exemplaire de Tintin en Amérique d’encre noire, en laissant surnager de cette marée de noirceur quelques symboles simplifiés et une poignée de mots-clés, Jochen Gerner se livre simultanément, dans TNT en Amérique, à une relecture féconde de l’œuvre d’Hergé et à une réflexion des plus stimulantes sur la création comme palimpseste, dans laquelle la matière même du livre, ses pages de garde, son achevé d’imprimer, son dos toilé, agissent comme autant d’éléments d’investigation sur la matrice de l’œuvre hergéenne (Lesage : 2011).

Reprenant des trouvailles et des démarches initiées dans les champs de l’album pour enfants et du livre d’artiste, la nouvelle scène alternative fait ainsi voler en éclats les frontières du livre, ouvrant de nouvelles pistes à l’expérimentation en bande dessinée.
En général, l’album de bande dessinée reste pourtant loin de l’inventivité formelle déployée depuis plusieurs décennies par l’édition d’albums pour enfants, qui a opéré sa révolution copernicienne et entrepris de faire des dimensions des livres, des qualités de papier ou du rognage des pages des éléments déterminants de leur élaboration (Van der Linden : 2006).

Dans sa quête de légitimité, la bande dessinée a trouvé dans le support livresque un soutien de poids. L’assimilation à la littérature, aux formes nobles de l’art, s’en est trouvée facilitée. Le livre facilite l’intégration de la bande dessinée à tous les appareils de consécration (bibliothèques, programmes scolaires, etc.). La sacralité du livre, particulièrement dans un pays de tradition aussi littéraire que la France, n’a pu que jouer en faveur du neuvième art. Significativement, toute une frange de l’avant-garde refuse de reprendre à son compte le terme d’album, jugé infâmant, pour lui préférer celui de livre.

L’album est un objet où se dépose l’imaginaire et se recueille la mémoire. Il est frappant de constater combien les autobiographies dessinées sont marquées par la fréquence des références à la lecture d’un ou de plusieurs album(s), catalyseur(s) d’une nostalgie pour l’enfance. La lecture enfantine, lecture du ressassement, semble bien être à l’origine du primat dévolu à la collection comme mode d’appropriation de la bande dessinée.

Le livre se fait donc aussi support de l’élaboration d’un patrimoine de la bande dessinée. La presse étant plus fragile et moins souvent archivée, la patrimonialisation du neuvième art passe avant tout par les albums, qui sont les supports actuels de notre mémoire de la bande dessinée – ce qui n’est pas sans fausser quelque peu la perspective dans la construction de l’histoire de cet art.
De même, l’album s’est construit en repoussant dans un « enfer » culturel son parent pauvre, le petit format, aujourd’hui encore très mal connu, mal conservé, et qui ne se voit réserver dans les histoires de la bande dessinée qu’une note de bas de page, malgré des tirages considérables dans les années 1960-1970.

Que va-t-il advenir de la forme album à l’heure où une partie au moins de la création et de l’édition se déplace vers les supports numériques ? L’album, qui entretient une filiation étroite avec la bande dessinée depuis ses origines, n’est certainement pas menacé de disparition en tant que tel. Mais l’importance croissante des supports numériques pourrait indéniablement diminuer le poids de l’album dans le marché de la bande dessinée et, peut-être, amener une nouvelle diversification de ses formes.

Sylvain Lesage

Bibliographie

Filliot, Camille, « Les premiers albums de bande dessinée au XIXe siècle : quelle identité éditoriale, quel usage culturel et social ? », dans Alary, Viviane, et Chabrol-Gagne, Nelly (dir.), L’Album ou le parti-pris des images, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2012. / Gabilliet, Jean-Paul, « Du comic book au graphic novel : l’européanisation de la bande dessinée américaine », Image & Narrative, No.12, août 2005. / Le Men, Ségolène, « Le romantisme et l’invention de l’album pour enfants », Revue française d’histoire du livre, No.82-83, 1994, p. 145-175. / Lefèvre, Pascal, « The Importance of Being ‘Published’. A Comparative Study of Different Comics Formats », in Magnussen, Anne, et Christiansen, Hans-Christian, Comics & Culture : analytical and theoretical approaches to comics, Copenhagen : Museum Tusculanum Press, University of Copenhagen, 2000, p. 91-105. / Lesage, Sylvain, « La bande dessinée en son miroir. Images et usages de l’album dans la bande dessinée française », Mémoires du livre /Studies in Book Culture, Vol. 2, No.2, printemps 2011, http://id.erudit.org/iderudit/1001764ar / McKenzie, Donald F., La Bibliographie et la sociologie des textes, Éditions du Cercle de la Librairie, 1991. / Renonciat, Annie, Les Livres d’enfance et de jeunesse en France dans les années vingt (1919-1931). Années-charnières, années pionnières, thèse sous la direction d’Anne-Marie Christin, Paris-VII, 1997. / Van der Linden, Sophie, Lire l’album, Le Puy-en-Velay : L’Atelier du poisson soluble, 2006.

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