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Joann Sfar en son trou de souris

Je me souviens des circonstances dans lesquelles j’ai fait la connaissance de Joann Sfar. C’était lors d’une réunion de l’Oubapo en 1993, la première ou la deuxième. Nous étions dans l’Atelier de la rue Quincampoix. Nous : Menu, Killoffer, Ayroles, Trondheim et moi (autant que je me souvienne ; pardon si j’oublie quelqu’un). Plus Joann, que Menu a présenté en disant : c’est un jeune dessinateur qui développe un tas de projets, il a demandé s’il pouvait se joindre à nous.

Et des projets, Sfar en avait plein sa musette, en effet. Mais, à 22 ans, il n’avait encore rien publié. Je me souviens que j’avais trouvé ce grand gaillard volubile un peu envahissant et sa personnalité intéressante mais brouillonne, tout comme ses dessins. Il me semble que cohabitait en lui une sorte d’ogre prêt à tout avaler sur son passage et un fan émerveillé d’être admis à la table de dessinateurs qu’il admirait. Avec une volonté de prouver qu’il méritait d’être de la famille.

Je dois l’avouer, je m’étais méfié, je n’avais pas décelé en lui un futur « surdoué de la bande dessinée » (comme l’appellent désormais les médias), je me suis dit que ce gars-là gagnerait d’abord à se calmer un peu.

Mais voilà, loin de se calmer, il n’a pas mis dix ans à devenir l’auteur le plus en vue de sa génération, stupéfiant les éditeurs et le public par sa puissance de travail, la richesse de son imaginaire, la générosité de son talent, sa façon totalement décomplexée de s’essayer à toutes sortes d’aventures.

Le voici maintenant qui aborde le monde du cinéma avec le même appétit. Son Gainsbourg (vie héroïque) est à peine sur les écrans, qu’on nous annonce pour juin la sortie du long métrage d’animation du Chat du Rabbin. Ce dernier film sera produit par Autochenille Production, une société dont Sfar détient les clés, qui prépare une adaptation de Aya de Yopougon et plusieurs films live. Alors, Sfar deviendra-t-il, en quelques années, le nouveau tycoon du cinéma français ? Ce serait bien dans sa manière, et ne nous surprendrait pas.

Je ne me revendique d’aucune compétence particulière en matière de cinéma ; dans les salles obscures, le plaisir est mon seul baromètre. Et Gainsbourg m’en a donné, en quantité appréciable. Merci Joann. Je trouve que ton film comporte quelques transitions maladroites, quelques scènes un peu ratées, et qu’il ne réussit pas tout à fait à transformer une collection de moments de vie en un destin aussi exemplaire que tu l’aurais souhaité. Mais il brille par son culot, l’intelligence de son casting, sa sensualité, sa poésie surtout. Bref, c’est un film qui ressemble à ce qu’il y a de meilleur dans tes livres, c’est un film qui, de bout en bout, porte ta patte.

Et de même que naguère, tu t’émerveillas de pouvoir t’asseoir à la table d’un Oubapo encore vagissant, tu t’es émerveillé, pendant les mois passés sur ce film, de voir que toute une équipe avait accepté de jouer avec toi (je te cite). Cet émerveillement transparaît, ce don d’enfance que tu as, si rare, si précieux.

les personnages de Sfar dans Gainsbourg (hors champ), aux éd. Dargaud

Un gros livre publié par Dargaud rassemble, sous une couverture cartonnée blanche, une sélection des dessins exécutés pour le film dans quelque quarante-deux carnets. Car même en plein tournage, Sfar n’arrêtait pas de dessiner – comme le montre bien Mathieu Sapin dans son journal de tournage intitulé Feuille de chou (chez Delcourt). Bien sûr, le livre est quelque peu redondant par rapport au film. Ce n’en est pas moins un objet fascinant. Et d’abord, précisément, par ce côté compulsif, cette façon de creuser un « terrier de papier », cette dépense d’énergie, cette rage de revenir sur un même motif, jusqu’à l’épuiser. On trouve jusqu’à vingt dessins à peu près équivalents du même personnage, de la même actrice. Et dire qu’il s’agit d’une sélection sévère ! En outre, ce livre contient quelques-uns des plus beaux dessins que l’on ait vus de Sfar à ce jour. J’ai songé tour à tour à Matisse, à Dufy, à Van Dongen, mais, bien plus souvent encore, à Sempé. Jamais on n’avait si bien reconnu ailleurs cette ligne fragile, tremblée, qui s’excuse presque d’apparaître.

Enfin on peut cueillir dans ce livre, en passant, quelques-unes de ces réflexions sur le dessin dont Sfar parsème chacun de ses carnets. Si on avait la bonne idée de les réunir et de les organiser dans une petite brochure, il deviendrait évident que Sfar est aujourd’hui l’un des grands penseurs de l’art de la bande dessinée. Peut-être nous livrera-t-il quelque jour son Traité du Neuvième Art ?

En attendant, dans le texte d’introduction du Gainsbourg, je relève ceci, sur les comédiens : « …petit à petit je m’aperçois que c’est exactement du dessin, leur art : ne jamais chercher à faire joli mais traquer des gestes justes. (…) Finalement, plutôt que chercher à inventer un personnage extravagant, leur art consiste à dire un texte. Finalement, c’est pareil que les bandes dessinées. »

Et ceci, page 164 : « Devenir chanteur. Inféoder le dessin à une histoire. Deux façons de tourner le dos à la peinture, ses dangers, sa majuscule et le ridicule qui souvent l’accompagne. » Deux façons de « trouver refuge dans ce trou de souris qu’est l’industrie du divertissement ».

Un sacré trou de souris tout de même, dans lequel Sfar entraîne les foules à sa suite !