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quelques impressions d’Angoulême

Après Lewis Trondheim en 2007 (dont le « Fauve » est devenu l’emblème officiel du festival et dont certaines initiatives, comme les « 24 heures de la bande dessinée », se sont pérennisées), Blutch restera comme le deuxième Président ayant su véritablement marquer une édition de son empreinte, bien au-delà de ses prérogatives officielles. La Blutch’s touch a contaminé la programmation des expositions, les concerts de dessin, la cérémonie de remise des prix. Nous connaissions et admirions l’artiste, nous avons découvert et applaudi le showman. (Même si, je dois le reconnaître, les quatre Bluebell Girls charentaises qui firent si forte impression sur Frédéric Mitterrand n’étaient pas de mon goût ; à trop vouloir faire dans la connivence au énième degré et le clin d’œil, on a tout simplement versé dans la ringardise et renoué avec le sexisme primaire…)

dessin de Blutch pour le livre Moments d’égarement

Beaucoup de commentateurs l’ont relevé, Blutch aura aussi montré l’éclectisme de ses goûts, en donnant une carte blanche à Fabio Viscogliosi d’un côté, et en s’affichant aux côtés de Willy Lambil de l’autre. Ce fut un président œcuménique et rassembleur, qui a choisi de se positionner en « fils de la tribu ».

Il était intéressant et somme toute émouvant de voir Lambil, brouillé depuis des années avec un festival où, pensait-il, il n’avait pas sa place, s’émerveiller de l’hommage rendu aux Tuniques Bleues. Tout comme de voir Jean-Jacques Sempé recevoir un Fauve d’honneur et signer ses livres sans désemparer pendant des heures, sincèrement remué par l’accueil que lui faisait Angoulême, lui qui avait toujours pris le plus grand soin de marquer sa différence avec le monde de la bande dessinée.

Dans sa propre exposition, Blutch avait fait le choix de montrer lui-même moins de planches de BD que de dessins personnels. Certains critiques ont rapproché l’érotisme quelquefois morbide de ces compositions au crayon et au pastel, dont Futuropolis a publié une compilation en 2008 sous le titre La Beauté, d’un Félicien Rops. Mais elles doivent davantage, il me semble, à un artiste que je n’ai pas vu mentionner, le néerlandais Pat Andrea. Non dans leur facture, mais en ceci qu’elles placent l’énigme au centre de la mise en scène du désir.

Pat Andrea, Circle of life, 1996-97.

Une initiative hautement originale à mettre au compte de Blutch aura été la lecture, par quatre comédiens, de récitatifs tirés des œuvres de scénaristes aussi divers que René Goscinny, Pierre Christin, Jacques Martin, Gérard Lauzier, Roger Lécureux et Riad Sattouf. Je fus surpris de constater que, dans l’ensemble, les textes passaient somme toute assez bien la rampe, et arrivaient à se tenir seuls, sans le secours du dessin.

Du côté des expositions, un phénomène nouveau et notable est la place faite au discours critique. L’exposition sur le dessin d’humour, confiée par Blutch à Frédéric Poincelet, était extrêmement didactique, donnant autant à lire qu’à voir. Il est regrettable que la partie historique comportait un certain nombre d’erreurs factuelles, mais Poincelet était plus à l’aise dans ses commentaires sur la production graphique contemporaine et sur l’existence d’un lien souterrain, rarement évoqué, entre une certaine tradition de la caricature et le travail d’auteurs de bande dessinée d’aujourd’hui (il pointait notamment la ressemblance entre le travail d’un Hugues Micol et celui de certains dessinateurs humoristes de l’époque du Rire).

Événement majeur du festival, l’exposition « Cent pour cent », présentée au musée de la Bande dessinée, faisait, elle aussi, la part belle au discours d’accompagnement. Et c’est notamment par la qualité des commentaires (rédigés par un aréopage de spécialistes distingués) que cette exposition, qui présente en vis-à-vis une centaine de planches de la collection et leur réinterprétation par des dessinateurs contemporains, m’a semblé remarquable.

Le fait d’avoir su réunir des participants du monde entier ne l’était pas moins ; voir, par exemple, des dessinateurs coréens rendre hommage à des maîtres de la bande dessinée occidentale est une expérience inédite, qui témoigne exemplairement de l’internationalisation du Neuvième Art. Dix ans plus tôt, le Comix 2000 de l’Association avait su réunir la fine fleur de la jeune création, toutes nationalités confondues. « Cent pour cent » est un exploit du même ordre, où, de plus, toutes les générations se rencontrent.

Mais j’ai utilisé l’expression de « maîtres de la bande dessinée », et celle-ci ne fera véritablement sens que le jour où ce média témoignera d’un vrai souci de son patrimoine. Dans sa nouvelle collection érotique, Delcourt réédite Sam Bot, une série populaire dessinée par Raoul Buzzelli. Cherchez donc en librairie les œuvres de son frère Guido (des deux, le maître, c’était lui ; et c’est Baudoin qui l’honore dans « Cent pour cent ») : vous ne les trouverez pas.

Pour conclure, j’interpellerai la mairie d’Angoulême. À la veille du festival, un billet dans La Charente libre attirait l’attention sur la dégradation accélérée d’un certain nombre des murs peints dont la ville s’enorgueillit, et qui sont devenus l’une de ses attractions majeures pour les visiteurs. Celui de Marc-Antoine Mathieu n’existe plus, celui de Zep est dans un état calamiteux, celui d’Yslaire commence à se dégrader… et que dire de celui d’Erro, dans le quartier de Ma Campagne, qui depuis des années s’afface peu à peu, dans l’indifférence générale ? Mais il est encore un autre scandale, qui serait, celui-là, très facile à réparer. Comment se fait-il que la plaque apposée sous le buste d’Hergé, dans la rue du même nom, ne mentionne pas qu’il s’agit d’une sculpture réalisée par Tchang Tchong-Jen, dit Tchang, un nom et une personnalité mythiques pour les bédéphiles du monde entier, ici renvoyé purement et simplement à l’anonymat ?