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pour revenir sur la légitimité

Thierry Groensteen

Dans son compte rendu de la deuxième édition du Salon des Ouvrages sur la Bande dessinée, qui fait l’objet du précédent billet sur ce blog, Catherine Ternaux évoque la table ronde qui a réuni Harry Morgan, Matteo Stefanelli et Thierry Smolderen sur l’état actuel des discours sur le neuvième art. Elle rapporte que « la question de la légitimation du médium a confronté des points de vue très différents et ne semble pour certains plus très d’actualité ». J’ai moi-même assisté à ce débat et, si je n’ai pas eu l’occasion de réagir sur le vif aux propos échangés par les trois intervenants, je le fais ici, sur ce point précis de la légitimation. Autant que je me souvienne, Harry Morgan se déclarait plus intéressé par la question de la constitution et de l’évolution du « canon », c’est-à-dire du corpus des œuvres consacrées, Thierry Smolderen était celui des trois que la problématique de la légitimité laissait le plus indifférent, et Matteo Stefanelli celui qui l’estimait désormais dépassée.

Je dirai d’entrée que je comprends fort bien que, pour nous qui faisons profession d’étudier et de théoriser la bande dessinée, la question de la légitimation tend à paraître oiseuse. Nous sommes suffisamment convaincus, les uns et les autres, de la valeur artistique de ce que les auteurs que nous admirons ont accompli pour mettre les préjugés que certains peuvent encore entretenir vis-à-vis du neuvième art sur le compte de leur méconnaissance. Et le premier but que nous assignons à nos petits travaux n’est certes pas de les convaincre à tout prix. Les œuvres, les arguments sont sur la place publique : que chacun se détermine comme il l’entend.
Par ailleurs, il n’est pas contestable que la bande dessinée a progressivement acquis une relative légitimité (sociologique, artistique, culturelle ; il y aurait peut-être lieu de distinguer entre ces différentes strates) qui lui faisait totalement défaut il y a cinquante ans. Je n’en énumèrerai pas ici tous les signes. Qu’il suffise de dire que deux manifestations évidentes de cette évolution sont l’existence même d’un « Salon des ouvrages sur la bande dessinée » (qui témoigne du dynamisme de la production éditoriale spécialisée) et celle de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, établissement public dont la revue en ligne accueille ce blog.
Enfin, la bande dessinée bénéficie de fait d’un changement profond dans la relation que la société et les individus qui la composent entretiennent à l’idée même de culture. Qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, il est certain que la frontière entre les arts jadis tenus pour majeurs et les autres est devenue considérablement plus poreuse, si même elle n’est pas en train de s’effacer tout à fait sous nos yeux, tout comme celle (ce n’est pas exactement la même) qui tenait autrefois séparées les notions de culture et de divertissement.

Est-ce que, pour autant, la question de la légitimité de la bande dessinée peut être considérée comme réglée ? La Cité ne paraissait pas le croire en 2006, quand elle choisissait pour thème de sa première université d’été « La bande dessinée, bien ou mal culturel ? » Et, pour ma part, je ne le crois toujours pas aujourd’hui, n’en déplaise à l’ami Matteo.

Dans sa « conclusion » au récent volume de Citadelles & Mazenod sur L’Art de la bande dessinée, Laurent Martin me prête l’opinion selon laquelle le procès en légitimation n’est pas encore achevé « et la bande dessinée peine encore à se voir pleinement reconnaître le statut d’art ». Sans le citer, il fait certainement référence à mon essai Un objet culturel non identifié (2006). Mais les « opinions » que j’y exprimais étaient corroborées par toute une série de faits précis et d’expériences vécues. Qu’on relise ce que j’y écrivais de l’attitude envers la bande dessinée du Conseil des musées, du centre Pompidou, de la Bibliothèque nationale de France, du FRAC Poitou-Charentes, du journal Le Monde ou des écoles d’art ! Sans doute, il est indéniable que, comme le souligne Pascal Ory (paraphrasé par Laurent Martin), « les signes se sont accumulés qui font entrer la bande dessinée dans le champ de la culture légitime » ; mais ces signes sont souvent en trompe-l’œil et la perception que peut en avoir le public ne coïncide pas forcément avec la situation vécue à l’intérieur même des institutions concernées. Un musée, une bibliothèque, peut présenter une exposition sur la bande dessinée pour complaire au chef d’établissement ou par opportunisme, en dépit des résistances internes d’une partie des conservateurs. Une école peut proposer un enseignement de la bande dessinée parce que l’État l’a décidé, alors même qu’une large fraction du corps enseignant y demeure hostile. Et ainsi de suite.

Quand bien même la question de la légitimation de la bande dessinée m’aurait été, personnellement, indifférente, je n’aurais cessé d’y être ramené, tout au long de ma « carrière », par la presse, les commentateurs, la profession. Pendant des décennies, on n’a pas lu dans la presse un seul dossier sur la bande dessinée qui ne commençait par l’affirmation selon laquelle le média « avait enfin conquis ses lettres de noblesse ». La dernière fois que cette antienne nous a été resservie, c’était à propos de l’essor de la catégorie du « roman graphique ». (Et c’est Thierry Smolderen qui, dans Neuvième Art No.12, a montré que, grâce au graphic novel, la bande dessinée a effectivement gagné le respect des milieux littéraires anglo-saxons). Quand j’ai moi-même organisé un colloque à Cerisy (1987), quand, avec François Vié et Olivier Corbex, j’ai ouvert le musée de la Bande dessinée (1991), quand j’ai lancé la revue Neuvième Art (1996), quand j’ai monté une exposition à la BnF (2000), à chaque fois, ces initiatives ont été reçues et commentées comme des contributions significatives au processus de légitimation de la bande dessinée – sans que, personnellement, je n’aie cherché à les présenter comme telles. De même, cette année, l’entrée de la bande dessinée dans la prestigieuse collection « L’art et les grandes civilisations » de Citadelles & Mazenod est unanimement perçue – et, ce qui est plus fort, décrite dans l’ouvrage lui-même – comme « un manifeste en faveur d’une légitimation qui a tardé à venir ou la preuve de l’achèvement de ce mouvement d’artification ».


Mais, comme l’on voit, le propre de ce mouvement est justement qu’il semble ne jamais devoir s’achever. Parce que le terrain « gagné » sur tel front est « perdu » sur tel autre (ainsi les enseignements de la bande dessinée à la Sorbonne ou à l’EHESS ont-ils été supprimés avec le retrait de leur titulaire, et le média demeure globalement très absent du champ universitaire français). Et parce que tout ce qui arrive et qui associe la bande dessinée à une institution culturelle (musée, grand établissement national), à un lieu de prestige (Cerisy, Citadelles & Mazenod) ou même à une catégorie symboliquement forte (art, littérature) fait automatiquement symptôme, aujourd’hui comme hier. Bref, la question de la légitimité est comme le sparadrap du capitaine Haddock, on n’arrive pas à s’en débarrasser. Comme si la bande dessinée souffrait d’un déficit de légitimité intrinsèque, ontologique, irrattrapable – peut-être lié aux « handicaps symboliques » dont j’ai proposé l’analyse dans Un objet culturel non identifié.

Au reste, la vraie mesure de la reconnaissance de la bande dessinée comme forme artistique pleinement légitime serait peut-être moins à chercher dans la place que lui réservent les institutions détentrices d’un capital symbolique et d’une autorité prescriptrice que dans le fait qu’une culture de la bande dessinée digne de ce nom (j’entends par là une connaissance de son histoire, de ses œuvres les plus marquantes, de ses processus créatifs, de la diversité de l’offre éditoriale) commencerait à être un peu plus largement partagée.

Thierry Groensteen