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sans paroles

Thierry Groensteen

Dès la parution des premières planches dans Métal hurlant No.1 en 1975, Arzach, de Moebius, fit sensation, en raison de sa beauté plastique, du caractère énigmatique du récit proposé, mais surtout de son mutisme. Il s’agissait d’une bande dessinée sans « bande son », d’un spectacle purement visuel. La bande dessinée muette avait déjà une longue histoire derrière elle, mais à l’époque de la réception d’Arzach, le projet d’une bande dessinée sans paroles passa pour être d’une grande audace. Peu de lecteurs se souvenaient d’un récit également silencieux de Raymond Poïvet, demeuré assez confidentiel, Allô ! Nous avons retrouvé M.I.X. 315 ! Il est vivant. Nous allons le sauver !! Dessinées en 1965 mais publiées pour la première fois en octobre 1971 dans le No.5 du prozine Comix 130, ces douze planches répondaient à la volonté de l’auteur d’explorer les possibilités d’une bande dessinée « pensée graphiquement », qui ne soit plus inféodée à une intrigue, un prétexte anecdotique. Comme l’a justement relevé Philippe Lefèvre-Vakana, de nombreux éléments de l’histoire de Poïvet se retrouvent dans Arzach : « le singe géant, la végétation tentaculaire, les habitations troglodytes aux ouvertures circulaires, les oiseaux-montures, l’arche en ruine… On retrouve même cette étrange sensation d’un monde qui se meut au ralenti. »

[janvier 2013]

Dès la parution des premières planches dans Métal hurlant No.1 en 1975, Arzach, de Moebius, fit sensation, en raison de sa beauté plastique, du caractère énigmatique du récit proposé, mais surtout de son mutisme. Il s’agissait d’une bande dessinée sans « bande son », d’un spectacle purement visuel. La bande dessinée muette avait déjà une longue histoire derrière elle, mais à l’époque de la réception d’Arzach, le projet d’une bande dessinée sans paroles passa pour être d’une grande audace. Peu de lecteurs se souvenaient d’un récit également silencieux de Raymond Poïvet, demeuré assez confidentiel, Allô ! Nous avons retrouvé M.I.X. 315 ! Il est vivant. Nous allons le sauver !! Dessinées en 1965 mais publiées pour la première fois en octobre 1971 dans le No.5 du prozine Comix 130, ces douze planches répondaient à la volonté de l’auteur d’explorer les possibilités d’une bande dessinée « pensée graphiquement », qui ne soit plus inféodée à une intrigue, un prétexte anecdotique. Comme l’a justement relevé Philippe Lefèvre-Vakana, de nombreux éléments de l’histoire de Poïvet se retrouvent dans Arzach : « le singe géant, la végétation tentaculaire, les habitations troglodytes aux ouvertures circulaires, les oiseaux-montures, l’arche en ruine… On retrouve même cette étrange sensation d’un monde qui se meut au ralenti. »

Il faut ici faire justice de deux idées fausses.
Premièrement, absence de texte n’est en rien synonyme d’absence de scénario – même si les propos de Poïvet semblent inviter à cette assimilation fallacieuse, qu’au demeurant sa propre création dément dans une large mesure. L’enchaînement des images peut parfaitement obéir à une logique de l’action, une visée narrative préméditée, qu’il soit ou non accompagné de texte. Un autre album sans paroles de Moebius, Les Yeux du chat (1978), ne crédite-t-il pas Alexandro Jodorowsky comme scénariste ?
Deuxièmement, il faut se garder de définir la bande dessinée muette par un manque. Il ne s’agit pas d’une forme incomplète, mutilée, mais d’un registre d’expression que les dessinateurs choisissent en toute conscience pour produire certains effets qui ne pourraient être obtenus autrement ; il s’agit, en somme, d’une forme parfaitement aboutie et satisfaisante en elle-même, mais qui propose au lecteur accoutumé à la bande dessinée « parlante » un autre modus legendi, et, de ce fait, réclame une attention d’un genre particulier.

La désignation, au festival d’Angoulême, de l’album muet de Shaun Tan Là où vont nos pères (éditions Dargaud) comme « meilleur album » de l’année 2007, tous genres confondus, a été un signe fort de reconnaissance de la légitimité de cette forme. Au reste, le silence est, dans le cas d’espèce, vecteur de connotations qui servent le propos du livre. Le protagoniste de Là où vont nos pères est un homme qui quitte sa famille pour s’expatrier dans un pays étranger, qui s’installe dans une ville dont il ne parle pas la langue et où tout lui paraît étrange. Le mutisme auquel la forme choisie par l’auteur le « condamne » contribue à faire éprouver son isolement, son exil intérieur.

Une autre publication décisive dans l’histoire de la bande dessinée muette aura été le Comix 2000 édité par l’Association. Cet ouvrage de deux mille pages, conçu pour marquer le passage à l’an 2000, réunissait les contributions de quelque trois cent vingt-quatre auteurs originaires de vingt-neuf pays différents. Outre le fait d’être retenu par le comité éditorial, la condition, pour y figurer, était de proposer une histoire brève et sans paroles. Comix 2000 a démontré, si c’était nécessaire, que la bande dessinée muette – appelée silent comic ou pantomime comic dans le monde anglo-saxon − est un langage universel, compréhensible par tous et qui permet aux œuvres de voyager sans devoir subir l’opération de la traduction.

Même si les histoires sans paroles y sont évidemment très minoritaires, l’histoire de la bande dessinée en compte néanmoins de très nombreuses, qui présentent une grande diversité de styles et d’ambitions.

Selon Antoine Sauverd, la première histoire muette parue en France serait de Victor Eugène Geruzez dit Crafty (1840-1906), qui fut l’auteur d’une quinzaine de recueils de dessins. « Un drame sous un parapluie. Dessins sans légendes » paraît dans La Lune No.87, le 3 novembre 1867. C’est toutefois Caran d’Ache (Emmanuel Poiré, 1858-1909) qui, plus qu’aucun de ses contemporains, popularisera en France la formule de l’histoire sans paroles. L’école allemande des Fliegende Blätter avait été pionnière dans ce domaine, bientôt imitée sur le sol britannique par les dessinateurs de Punch et de Fun. Caran d’Ache débute sa carrière de dessinateur en juin 1881 par une planche muette, « Le Festin de Balthazar », dans l’hebdomadaire Tout Paris. Il multiplie rapidement les histoires du même genre dans ce support et dans le Monde militaire, plus tard dans La Caricature et Le Journal. Certaines de ses histoires les plus célèbres (« La Lettre de Napoléon à Murat », « De Madrid à Moscou ») combinent deux principes : celui de la narration strictement visuelle et celui du dessin d’ombres, dans lequel le dessinateur excellait. La « Lettre de Napoléon à Murat » se présente comme une petite séquence animée, une succession rapide d’incidents évoquée à travers quarante petits dessins pictographiques d’un raffinement extrême. Mentionnons aussi la non moins fameuse « Vache qui regarde passer le train », où c’est la même image qui se répète presque à l’identique, sauf le déplacement latéral du regard du ruminant. Le prétexte narratif se fait ici le plus ténu possible. Et, comme souvent, l’histoire prétendument sans texte n’en est en réalité pas complètement dépourvue, car c’est bien son titre (faits de mots) qui livre la clé de cette séquence, en faisant référence au train que le dessin maintient invisible.

Le Chat Noir, publié à compter du 14 janvier 1882 par le cabaret du même nom, à Montmartre, sous la direction de Rodolphe Salis, voit s’épanouir les histoires sans paroles à partir de 1885, qui deviennent sa spécialité. Aux dessinateurs maison de la première heure que sont Willette et Steinlen (connus respectivement pour leurs histoires de Pierrot et de chats) viennent s’ajouter les Louis Döes, Fernand Fau, Godefroy, Henri de Sta, Uzès, Poirson, Capy, Radiguet, Cottin, etc. En tout le Chat Noir publie plus de cinq cents histoires en une planche, dont la très grande majorité ne comportent ni bulle ni légende.

Thierry Smolderen a montré (2009 : 21) comment, à la fin du XIXe siècle, « les technologies émergentes de la chronophotographie et du kinétoscope [incitent] les dessinateurs à créer des histoires sans paroles qui se "lisent d’elles-mêmes" ». De la décomposition des phases du mouvement, les narrateurs graphiques dégagent le modèle de l’action progressive. Une source additionnelle sera, un peu plus tard, le cinéma burlesque : « Dans la pantomime sur le papier, le véritable auteur, c’est le corps de l’acteur graphique, engagé dans le monde des forces mécaniques. Sujet de ses propres actions, le corps projette ses intentions et construit un discours visuel – la chaîne des causes et des effets physiques lui tenant lieu de syntaxe. » (Id. : 126)

Dans les journaux humoristiques et satiriques qui paraissent entre 1880 et 1914, la bande dessinée n’est encore qu’une variante de la caricature, elle ne s’est pas véritablement autonomisée. Les dessinateurs se vivent comme des amuseurs publics, dont la vocation est de raconter des histoires drôles. Celles-ci peuvent être légendées ou « sans paroles », comme elles peuvent tenir en un seul dessin ou nécessiter un développement séquentiel. Mais très peu d’histoires dépassent une ou deux pages. Le format court, qui se prête bien au déroulement d’une petite pantomime, est de règle.

Séduit par le travail de Caran d’Ache, qu’il célèbrera et fera publier outre-Manche en 1933 dans une anthologie intitulée Caran d’Ache The Supreme, le dessinateur anglais Henry Mayo Bateman (1887-1970) porta le genre de la saynète sans paroles à son plus haut degré de perfection. Les nombreuses histoires qu’il publia dans Punch et The Tatler à partir de 1916, dénonçant la vanité humaine et les conventions sociales du temps, lui valurent une popularité considérable ; elles témoignent d’un art consommé du rythme, de la caractérisation et de la pantomime. L’expressivité du corps et de la mimique est poussée à son paroxysme dans ces « mimodrames », ainsi que j’ai choisi de les appeler dans le recueil paru en France en 2012. Le trait de Bateman, « extraordinairement vivant, n’a jamais peur de l’excès et n’a pas son pareil pour révéler l’intériorité par le biais de l’agitation extérieure ».

Bateman ignorait certainement que son maître Caran d’Ache avait conçu le projet révolutionnaire d’un « roman dessiné » long de « 360 pages environ » où « tout [serait] exprimé par les dessins », sans une ligne de texte ! On a cru longtemps que ce projet, exposé dans une lettre datée de 1894, était resté lettre morte. En réalité l’artiste y avait bel et bien investi une somme de travail assez considérable, et l’on ignore ce qui a décidé de l’inachèvement du manuscrit. Dispersé dans la vente de son atelier en 1909, ledit manuscrit refit surface quand la plus grande partie des dessins fut revendue à l’Hôtel Drouot au début des années 1970, pour aboutir finalement dans les collections du musée de la Bande dessinée d’Angoulême, qui procéda à une première édition en 1999 sous le titre Maestro. (C’est en effet l’histoire d’un musicien prodige qui devient le favori du souverain, dans un royaume d’opérette.) Des pages ou esquisses complémentaires sont entre les mains de collectionneurs et dans le fonds du Département des Arts graphiques du musée du Louvre. Une personne privée détient le cahier préparatoire de l’œuvre, auquel Antoine Sauverd a eu accès et dont il a décrit le contenu sur son site Töpfferiana. Plus de cent pages avaient donc été dessinées de ce livre d’un genre nouveau, remarquable par le nombre des personnages qu’il met en scène et par la variété des rythmes que le découpage lui imprime suivant les séquences.
L’ambition d’un « roman dessiné » sans paroles ne se concrétisera pourtant qu’en 1930, avec la publication de He Done Her Wrong par le dessinateur américain Milt Gross (1895-1853). Sous-titré The Great American Novel, and not a word in it – no music, too, l’ouvrage compte un peu plus de 250 pages. Récit des amours contrariées (mais couronnées par un happy end) entre un trappeur à la force herculéenne et une chanteuse de bar, c’est une parodie du cinéma de l’époque, empreinte de la loufoquerie qui caractérise toute la production de Gross. Alors que le cinéma vient d’accéder au « parlant », le cartoonist se réfère à la forme révolue du muet et à un genre toujours vivace, le mélodrame. He Done Her Wrong est un scénario original, mais Gross a aussi signé des transpositions graphiques de films précis. Dans son No.4, la revue Raw a exhumé sa parodie (initialement parue dans le magazine Ken) du film d’Hitchcock Rebecca, sorti en 1940 et basé sur le roman de Daphné du Maurier. Composée de trente vignettes, elle souligne ironiquement son caractère silencieux en s’intitulant : I won’t say a word about… Rebecca.

Bateman, pour en revenir à lui, excellait dans les grands dessins d’humour (au trait ou aquarellés) non moins que dans les histoires muettes séquentielles. De même, à partir des années 1950, quand cette forme de l’histoire sans paroles retrouvera une certaine actuelle dans la production graphique française, ce sera le fait de dessinateurs comme Jean Effel, Mose, Moisan ou Maurice Henry – et plus tard de Bosc, Piem et Sempé – c’est-à-dire de dessinateurs humoristique dont la bande dessinée n’était pas le mode d’expression privilégié. Il est significatif que leurs incursions sur les terres du neuvième art aient pris de façon prépondérante cette forme-là, toujours perçue alors comme une variante de l’« histoire drôle », l’étirement d’une situation cocasse aux dimensions d’une saynète.
Les humoristes étrangers n’ont évidemment pas été en reste et l’on doit tout particulièrement saluer les contributions au genre de maîtres tels que le britannique William Heath Robinson, l’allemand Loriot et les argentins Quino et Mordillo.

Les bandes quotidiennes (daily strips) représentent un autre pan important de la production muette. Kiki, du québécois Albert Chartier, Adamson, du suédois Jacobson, Ferd’nand, du danois Mik, Henry, de l’américain Carl Anderson, Professeur Nimbus, d’André Daix, M. Subito, de Bozz (Robert Velter), Nanette, de Coq, ou Max l’explorateur, du belge Guy Bara, en sont des exemples parmi les plus fameux. La plupart des protagonistes de ces strips muets sont des quinquagénaires, chauves, d’allure désuète, célibataires, oisifs, ou alors changeant d’activité selon les nécessités du gag. Le comique de situation l’emporte généralement sur le comique de caractère. Le Professor Pi du néerlandais Bob van den Born (1955) sort du lot car il évolue résolument dans le registre du non-sens. C’est une sorte de poète du quotidien, qui a le don de renouveler les situations les plus convenues. Autour de lui, Van den Born dessine une humanité veule, abrutie, déliquescente.

Le « sans paroles » a nettement moins investi le format de la Sunday page. Il faut cependant citer The Little King, d’Otto Soglow, à partir de 1931. Le mutisme n’y est pas systématique, mais la très grande majorité des épisodes ne comportent aucun texte. Un peu comme si l’étiquette de la vie à la cour de ce « petit roi » imposait de faire silence autant que possible.
On retiendra aussi le Sad Sack de George Baker, prototype du soldat maladroit collectionnant les avanies, créé en 1942 dans un hebdomadaire de l’armée américaine et muet dans ses premières années.
Une autre planche hebdomadaire à juste raison célèbre fut Vater und Sohn, de l’allemand e.o. plauen (Erich Ohser, dit), qui parut de 1934 à 37 dans le Berliner illustrirte Zeitung. Ce père et ce fils inséparables n’avaient « pas besoin de se parler pour se comprendre », rivalisant de malice et d’humanité.

Les années 1920 et 1930 auront également coïncidé avec l’âge d’or des romans en gravures. Signés Franz Masereel, Otto Nückel, Giacomo Patri ou Lynd Ward, ces livres d’artistes développaient un propos généralement narratif au rythme d’une image par page, presque toujours dépourvue d’aucun texte d’accompagnement. Ils sont souvent considérés aujourd’hui comme des « romans graphiques » avant l’heure.

Après ce retour sur des antécédents lointains, si nous revenons à l’époque moderne, ce sera pour constater qu’elle s’est affirmée comme l’âge d’or de la bande dessinée sans paroles de librairie, celle qui propose, au format livre, des récits d’une certaine ampleur. L’inaugural Arzach semble avoir donné le coup d’envoi à une production qui est allée en augmentant et en se diversifiant. Tous les genres sont désormais concernés (ou faut-il dire contaminés ?) et certains auteurs se sont spécialisés dans le « sans paroles ». Ainsi des suisses Daniel Bosshart et Helge Reumann.

Une catégorie à part est celle des ouvrages où la parole est absente parce que les acteurs y sont des animaux qui, par définition, n’y ont pas accès. Ainsi de Love : le tigre, de Frédéric Brémaud et Federico Bertolucci (2011). Il est curieux de constater que, dans cette catégorie, les dinosaures sont particulièrement présents (cf. Gon, de Masashi Tanaka, ou L’Ère des reptiles, de Ricardo Delgado). Non contents d’être des animaux, n’appartiennent-ils pas, de surcroît, à un âge d’avant l’apparition de l’homme et, par voie de conséquence, d’avant l’invention même du langage ? Cependant des animaux qui sont nos contemporains sont tout aussi silencieux chez Hendrik Dorgathen (Space Dog), Fabio Viscogliosi (la trilogie du Chat), Lewis Trondheim (La Mouche) et Winshluss (Smart Monkey), sans oublier le formaliste Chris Ware (Quimby the Mouse), le parodique Massimo Mattioli (Squeak the Mouse) et le psychédélique Jim Woodring (Frank), qui renvoient tous trois vers l’univers du dessin animé.

Parmi les autres genres représentés, on citera le polar (plusieurs albums de Thomas Ott, ou Prosopopus, de Nicolas de Crécy), le fantastique (Dracul, Dracula, Vlad ?, bah…, d’Alberto Breccia, Flood, d’Erik Drooker, ou encore La Nouvelle aux pis de Blanquet), l’érotisme (La Lanterne magique, de Crepax, longue séance d’onanisme dessinée en 1976-77) ou même la chronique autobiographique (L, de Benoît Jacques, « journal » d’une crise dans la vie amoureuse de l’auteur). Le western est également concerné, avec certains épisodes de la série Ken Parker, animée de 1974 à 1998 par le duo transalpin Berardi et Milazzo (voir par exemple « Soleado », en 1985).

Des auteurs représentatifs de l’avant-garde plasticienne des années 1990 et 2000, comme Frédéric Coché (Hortus Sanitatis) ou Vincent Fortemps (Cimes, La Digue) ont exploré les glissements muets entre images énigmatiques ou à faible narrativité. Et les membres de l’Oubapo n’ont pas été en reste, Trondheim enchaînant les petites chorégraphies minimalistes dans Mister O et Mister I (sans oublier ses bandes dessinées abstraites, Bleu ou La Nouvelle Pornographie) tandis que Lécroart signait Et c’est comme ça que je me suis enrhumée, fresque humoristique dévidant une chaîne de causes et d’effets qui traverse toute l’histoire de l’humanité pour aboutir à une conséquence ultime des plus triviales. Dans cet ouvrage, le mutisme est d’emblée donné comme paradoxal, puisque l’illustration de couverture établit que ce récit est soi-disant raconté au téléphone ! On pourrait aussi ranger dans les réalisations para-oubapiennes le coffret Red Riding Hood Redux, de Nora Krug (Bries, 2009), réunissant cinq livres de 80 pages, cinq variations sans paroles sur le thème du Petit Chaperon rouge, l’histoire étant « contée » successivement du point de vue de chacun des protagonistes.

La forme « sans paroles » a donc amplement démontré sa plasticité. Elle est choisie désormais aussi bien pour des récits caractérisés par leur simplicité structurelle (Un peu de bois et d’acier, de Chabouté, l’histoire d’un banc public et de ses usagers) que pour des narrations complexes, se déplaçant entre des lieux multiples et entrelaçant les intrigues, telles Heureux qui comme, de Nicolas Presl (2012) ou, quinze ans plus tôt, The System, de Peter Kuper. Dans cette fresque new-yorkaise, il est question, entre autres, d’une élection présidentielle, de l’assassinat d’une stripteaseuse, d’un trafic de drogue impliquant des policiers, du piratage informatique, du racisme ordinaire et de scandales politico-sexuels. Kuper y témoignait d’une remarquable science des transitions. La ville étant truffée d’écrans de télévision, n’importe quel événement d’abord montré en direct peut céder la place à sa propre citation sous la forme d’une image visionnée dans un tout autre lieu. Ou bien un motif représenté en gros plan est repris à l’identique dans la vignette suivante, mais l’élargissement du champ révèle un changement de lieu et, partant, l’amorce d’une nouvelle scène. Ou bien c’est un même geste qui est accompli, à l’identique, par deux personnages différents, la répétition assurant le passage de relais. Autant de procédés – auxquels il convient d’ajouter la métamorphose progressive de certains motifs : notes de musique qui se transforment en oiseaux, ou filet de sang qui se mue en simple reflet du couchant – assurant l’orchestration d’un véritable roman dessiné polyphonique.

La syntaxe narrative singulière du « sans paroles » induit une réinterrogation du silence, mais aussi du mouvement et de la durée, comme l’a justement noté Jessie Bi. Et la parole elle-même peut être réinventée. Il nous reste en effet à dire un mot des bandes dessinées dans lesquelles « ça parle » sans aucun recours aux mots. Les paroles échangées entre les personnages peuvent être indiquées par de simples ratures (comme dans certaines histoires de Benoît Jacques ou de François Ayroles). Le contenu de l’échange est alors illisible, inaudible ; on peut, transposant une suggestion que faisait Michel Chion pour le cinéma, parler de bande dessinée sourde plutôt que muette. C’est l’émission de parole, la locution ou l’interlocution, qui est érigée au rang d’événement en soi. Un rythme est conféré à la page, qui tient à la manière dont se distribuent les cases avec bulles et les cases sans bulles.
Les paroles peuvent aussi – le cas est plus fréquent – être matérialisées par des dessins ou des pictogrammes. Il s’agit alors d’une traduction d’un énoncé verbal en termes visuels. Au même titre que la case, la bulle à son tour enferme une image, dont le statut est tout autre. Non pas la représentation d’une scène, mais l’évocation d’un discours, d’une idée, ou simplement du sujet dont on parle. Dans tous les cas le sens du dessin ou du pictogramme est flottant : non seulement il varie suivant les occurrences et doit se déduire du contexte, mais le dessin ne peut pas être retraduit en sens inverse, de l’iconique vers le linguistique, car son niveau de généralité ou d’abstraction ne permet pas de lui assigner une signification précise. Dans Soirs de Paris, d’Avril et Petit-Roulet (1989), quand les invités de la soirée discutent peinture, nous voyons que l’un évoque Matisse et l’autre Gauguin, mais nous ne savons pas ce qu’ils en disent.

Dans Les Parleurs, d’Ayroles (2003), le même pictogramme représentant un cœur peut signifier « vous me plaisez », « je vous aime », « m’aimez-vous ? », « parlons plutôt d’amour », « j’ai envie de coucher avec vous », etc. À un même symbole correspond tout un déploiement paradigmatique de phrases possibles ou supposées. À mi-distance entre la bande « parlante » et la bande « sans paroles », nous sommes face à un procédé d’une réelle originalité, où le langage circule tout en restant frappé d’un certain degré d’indétermination volontaire.

Thierry Groensteen

Bibliographie

Bi, Jessie, « La bande dessinée muette » (1) à (16), du9 [en ligne], mis en ligne en juin-juillet-août 2006 ; URL : www.du9.org/dossier/bande-dessinee-muette / Groensteen, Thierry, « Notes brèves sur l’art du mimodrame », in H.M. Bateman, Mimodrames, Actes Sud - L’An 2, 2012. / « Histoire de la bande dessinée muette », Neuvième Art, No.2, janvier 1997, p. 60-75, et No.3, janvier 1998, p. 92-105 ; « Le premier roman graphique », préface à Caran d’Ache, Maestro, Angoulême : musée de la Bande dessinée, 1999, p. 3-7 ; « Le retour du Maestro », Neuvième Art, No.7, janvier 2002, p. 10-15. / Kaenel, Philippe, « Steinlen : Histoires d’enfance », in Porret, Michel (dir.), Objectif Bulles, Chêne-Bourg (CH) : Georg, “L’Équinoxe”, 2009, p. 43-57. / Lefèvre-Vakana, Philippe, « À la recherche d’un chef-d’œuvre de Raymond Poïvet », NeuviemeArt2.0 [en ligne], mis en ligne le 18 septembre 2012 ; URL : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article437 / Sausverd, Antoine, « Un prélude au Maestro », Töpfferiana [en ligne], mis en ligne le 27 mars 2012 ; URL : http://topfferiana.free.fr/?cat=12 / Smolderen, Thierry, Naissances de la bande dessinée, Bruxelles : Les Impressions nouvelles, 2009.

Corrélats

abstraction − corpsdialoguegagjustesseonomatopée et sonoubapophysiognomonieroman en gravuresroman graphiqueséquence