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the dandy : petits souvenirs avant la mort

Clément Lemoine

Le Cartoon Museum de Londres consacre une exposition au Dandy, le plus vieux journal de bande dessinée anglais, et un des plus anciens encore en activité dans le monde. Jusqu’au 24 décembre prochain, on peut y retrouver une sélection de planches qui retrace son histoire depuis 1937. Mais, quand on revoit sa vie défiler, c’est mauvais signe. Et en effet, après soixante-quinze ans de papier, The Dandy s’apprête à basculer définitivement sur Internet. L’occasion d’un regard en arrière instructif.

Quelques lignes, au passage, sur le lieu de l’exposition. Jouant sur la polysémie du mot cartoon, le musée s’attache autant à l’histoire de la caricature qu’à celle de la bande dessinée. Depuis 2006, il attribue du reste à William Hogarth la paternité du neuvième art, ce qui témoigne d’une vraie modernité dans sa conception. Mais on peut regretter que la frise chronologique se limite aussi exclusivement au monde anglo-saxon : sur soixante-dix dates retenues, trois se rapportent au Japon, et une seule à la France. Si cette limite mérite d’être soulignée, c’est qu’elle n’est pas spécifique à l’Angleterre. En France aussi, on raconte encore trop souvent l’histoire de la bande dessinée à l’échelle nationale – le Japon et les États-Unis mis à part –, alors que de nombreux points de convergence existent d’un pays à l’autre. The Dandy est un titre peu connu de ce côté de la Manche ; pourtant son histoire commence parallèlement à celle de nombreux titres franco-belges, et permet de redéfinir des grandes dates de la bande dessinée européenne.

The Dandy Comic paraît pour la première fois le 4 décembre 1937. Il se vend à près de 500 000 exemplaires ; aussi l’éditeur D.C. Thomson l’accompagne-t-il d’un deuxième titre l’année suivante, The Beano Comic. La modernité du Dandy et du Beano vient notamment de ce que ceux-ci accueillent immédiatement des bandes avec phylactères et abandonnent en quelques mois la forme de l’imagerie spinalienne qui avait encore cours dans les journaux pour enfants. Comme ailleurs en Europe, l’arrivée, en février 1936, du magazine dédié à Mickey, en l’occurrence du Mickey Mouse Weekly, semble avoir accéléré la modernisation et l’uniformisation des choix nationaux. Les récits d’aventures resteront les seuls à se présenter encore sous la forme de textes illustrés, puis en bandes avec un texte sous la vignette, avant d’intégrer des récitatifs copieux à l’intérieur même des cases ; mais les gags sont muets ou à phylactères, d’abord en strips, puis en planches. L’humour deviendra la marque de fabrique de la maison Thomson.

On se souvient des illustrés dits « de l’âge d’or », les Jumbo et Hurrah ! qui ont suivi en France le Journal de Mickey. De Spirou, lancé en Belgique en 1938. C’est la même chose qui se joue tout autour de l’Europe. La presse pour enfants donne toute sa place à l’image et, ce faisant, confique une bonne part de la création en bande dessinée. Dès lors, toute l’histoire du médium reviendra à chercher à s’échapper de ce « ghetto ».

La guerre interrompt l’élan de D.C. Thomson, qui voulait encore créer de nouveaux titres. Les paginations sont réduites, mais les deux journaux continuent vaillamment jusqu’à l’armistice. On retrouve alors dans la bande dessinée britannique d’après-guerre le même souffle que dans le reste de l’Europe : The Dandy se porte au moins aussi bien que Spirou ou Tintin. Le pic de deux millions d’exemplaires est même atteint en 1950. Les personnages humoristiques créés à cette époque forment la colonne vertébrale de la bande dessinée pour la jeunesse, même si The Dandy n’y joue pas le même rôle que The Beano (Dennis the Menace) ou The Topper (Beryl The Peril). Dans l’ensemble, les séries reposent sur l’irrévérence et le burlesque, avec un goût pour les écoliers farceurs, comme Winker Watson ou Brassneck. The Dandy met aussi en scène des adultes ; sa star est, depuis 1937, Desperate Dan, l’homme le plus fort du monde − une thématique qui rappelle plus les héros américains que les personnages européens. La bande dessinée réaliste d’aventures est nettement moins présente, surtout quand on pense à ce que publie Eagle à la même époque, mais on trouve malgré tout dans l’exposition du Cartoon Museum des planches superbes du dessinateur dublinois Paddy Brennan.

En comparant ce journal avec ses voisins européens, on mesure à quel point le dessinateur franco-belge de bande dessinée a profité du circuit de diffusion de l’album. Restés anonymes, les auteurs du Dandy ont très rarement connu la reconnaissance du public. Si Dudley Watkins, auteur de comic strips dans la presse adulte, a finalement été autorisé à signer ses planches, il est le seul, et de nombreuses histoires ne sont toujours pas créditées dans les rééditions actuelles.

Avec les années 1970 commence un long déclin pour The Dandy. La mort de Dudley Watkins contraint Thomson à rééditer d’anciennes histoires de Desperate Dan. Surtout, le journal reste à mille lieux de toutes les modernisations, de 2000AD et de l’underground. Les seules évolutions tiennent à la moralisation des gags, où les enfants ne peuvent plus subir de châtiment corporel. Il faut attendre 1993 pour que le journal passe pleinement à la couleur.
C’est surtout à partir de 2004 que les choses se gâtent vraiment. The Dandy s’essaye alors à de nouveaux formats, sans grande cohérence, mais en intégrant une vraie modernité de styles et d’humour. Jamie Start réinterprète Desperate Dan avec bonheur. Quoi qu’il en soit, les ventes ne suivent pas assez et, comme nous l’avons dit, le journal basculera en version numérique en décembre prochain.

Il est tentant de conclure à un naufrage en règle ; mais, qui sait ?, on peut aussi croire à un nouveau départ en conformité avec le XXIe siècle. Dans ce cas, The Dandy pourrait à nouveau prendre de l’avance sur ses petits camarades dans la course de l’Histoire.

The Dandy, 75 years of Biffs, Bangs and Banana Skins, jusqu’au 24 décembre.
Cartoon Museum, 35 Little Russell Street, Londres. http://www.cartoonmuseum.org/

Clément Lemoine