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blast : le corps et le secret

Thierry Groensteen

Sur quelques ressorts de la fascination qu’exerce, avec Blast, un auteur au sommet de son art.

Larcenet a livré le troisième et avant-dernier tome de Blast [1] et, après ne pas l’avoir lâché d’une semelle pendant plus de six cents pages, nous nous interrogeons toujours sur la personnalité de Polza, clochard céleste, funambule de la vie, en équilibre entre la brutalité (de certains de ses actes) et le raffinement (de langage, tout particulièrement), entre l’abjection et la sainteté, entre la lucidité et la folie.

Le mystère de sa personnalité est précisément le sujet dont traite Larcenet. Le crime dont il est accusé n’est en définitive que l’élément qui va permettre de le déclarer juridiquement coupable ou innocent. Mais le long interrogatoire auquel le soumettent les policiers (Blast n’est rien d’autre qu’un huis clos se déroulant le temps d’une garde à vue, entrecoupé de nombreux flash-back) vise plus largement à cerner l’homme qu’il est, la logique qui guide son comportement, les raisons profondes de son pas de côté par rapport à la société – et bien sûr à démêler le vrai du faux dans ses affirmations. Si ce ressort dramatique est efficace, c’est que la quête de vérité qui est celle des policiers est aussi la nôtre : nous voulons nous aussi comprendre. Et nous avons sur eux un avantage décisif, puisque le récit que livre peu à peu Polza de sa cavale, eux doivent se contenter d’en écouter l’évocation verbale, alors que nous le voyons s’incarner en images, nous y participons, nous avons le sentiment (peut-être trompeur) d’en être les témoins directs et, comme tels, de ne pouvoir être manipulés. Polza ne dit-il pas : « Si vous voulez comprendre, il faut que vous passiez par où je suis passé » ?

C’est à ce voyage que nous sommes conviés. Voyage éprouvant pour le « héros », pour l’auteur sans doute (il s’en est expliqué dans des interviews) et aussi pour le lecteur, partagé entre répulsion et empathie, haut-le-cœur et compassion. La force de Larcenet est de ne jamais juger son personnage.

Polza est à la recherche du « Blast », épiphanie révélatrice, secousse inexpliquée, moment d’illumination, de perfection et de grâce. Le mot blast désigne ordinairement une onde de choc causée par une explosion. Sans doute fait-il un bon titre. Larcenet aurait pu lui préférer Satori, le mot qui, dans le bouddhisme zen, désigne l’expérience foudroyante de celui qui atteint l’état d’éveil.

Or, en dehors du blast proprement dit (qui survient à six reprises : aux pages 43-44 – « J’ai entrevu un monde illimité et débarrassé de toute morale, et c’était magnifique » − puis 172-176 – « J’étais conscient de tout. J’entendais l’inaudible, je voyais l’invisible » − du tome 1, à la page 40, aux pages 141 et 142 puis 191 à 193 du tome 2, enfin aux pages 114 et 115 du tome 3 ), Polza connaît d’autres moments de plénitude, d’autres formes de satori. Les surgissements énigmatiques des moaï (les statues de l’Ile de Pâques) en font partie, initialement liées au blast, mais qui se produisent ensuite de manière déconnectée, tel un phénomène récurrent devenu autonome ; elles semblent incarner pour Polza une manière de figure tutélaire.

Puis, les face à face avec les animaux, les oiseaux en particulier (Polza s’imagine pouvoir s’accaparer leur légèreté). Dormant le plus souvent à la belle étoile, ce personnage ogresque atteint à une forme de communion parfaite avec la nature (t. 2, p. 29 : « Débarrassé de la proximité superflue de mes semblables, je devins ce qui m’entourait… Tour à tout insecte, galet, rongeur, eau, humus, fougère… » Et Larcenet nous donne ici comme un pendant philosophique et grave au cocasse Retour à la terre. Enfin, il y a la rencontre avec l’art, le choc qui survient (à la page 23 du tome 3) quand il se trouve lui-même cerné, dévisagé par une série de portraits peints grimaçants, dans l’atelier d’un artiste suicidaire qui a exorcisé toute sa souffrance dans ses toiles.

Le dévisagement est bien la figure la plus insistante et significative du projet de Larcenet. Le vis-à-vis, le plus souvent avec un être opaque (les animaux ne parlent pas, les statues et les portraits non plus) dont la seule présence, le seul regard vous interrogent et semblent exiger une réponse. Tandis que nous cherchons à percer le mystère de Polza, il s’attache, lui, à comprendre toutes ces énigmes semées sur son chemin. « Le visage n’est visage que dans le face à face », disait Derrida. Larcenet semble, lui aussi, développer ce thème lévinassien. Peut-être, en scrutant le visage du monde, Polza en attend-il une reconnaissance.

Jalonné de ces différentes formes d’épiphanies, le parcours de Polza a tout du cheminement initiatique. Il nous reste à découvrir, dans le quatrième album à paraître, quel en sera le terme. Pour l’heure, si Larcenet arrive à soutenir notre intérêt à partir d’une trame assez mince, tissée d’épisodes répétitifs et d’une durée très étirée, c’est parce que la singularité, le secret de son personnage nous interpellent (voire nous émeuvent, nous bouleversent), mais c’est aussi par la puissance de sa mise en image. Récompensé par le Prix des Libraires en 2010, le prix RTL en 2011, élu meilleure bande dessinée 2011 par la rédaction de Lire, Blast stupéfie par sa maîtrise constante du rythme, du découpage, de l’utilisation de l’espace, et par la capacité de l’auteur à créer des chocs visuels, à donner à certaines images la force d’un surgissement qui secoue le lecteur. Cela passe par une utilisation magistrale des silences, des gros plans, du geste consistant à tourner la page, des splash pages, et bien entendu de la couleur, réservée à certains passages d’une particulière intensité.

Pour finir il y a le corps. Le corps de Polza. Le poids de ce corps. Sa masse. Cent cinquante kilos. Sa silhouette. Ronde. Et ce nez d’ivrogne, cet appendice plus improbable que celui de Cyrano (sur la page d’accueil de son site −www.manularcenet.com−, Larcenet se prête à lui-même le même tarin phénoménal), presque une trompe. Un corps de cartoon, mais un corps étonnamment vivant, puissamment humain, qui s’abandonne aux fonctions naturelles : manger, dormir, déféquer. Un corps énorme. Intime. Digne malgré l’abjection, malgré la caricature.

Dans un billet posté sur ce blog le 10 décembre 2011, je louais en Habibi, de Craig Thompson, un rare exemple de fiction dessinée véritablement incarnée, avec de « vrais corps, des corps qui ont un âge, une pesanteur, une carnation… » Blast est peut-être plus convaincant encore, dans un registre où peu de dessinateurs osent s’aventurer. Et l’on n’est pas surpris de découvrir que Larcenet, pour le premier roman qu’il lui ait été donné d’illustrer, a choisi le Journal d’un corps de Daniel Pennac.

Thierry Groensteen

[1] tome 1 : Grasse carcasse, 2009 ; t. 2 : L’Apocalypse selon Saint Jacky, 2011 ; t. 3 : La Tête la première, 2012, les trois volumes chez Dargaud