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war(e)mest regards in contemporary comics

Jacques Samson

[mai 2010]

Rapprocher l’œuvre de Chris Ware avec un lapsus n’est peut-être pas si incongru qu’il peut paraître, comme en témoigne cette conférence prononcée à l’ouverture du colloque « Contemporary Comics », à l’Université de Copenhague, le 21 mai 2010.

Pendant que je préparais ma venue parmi vous pour livrer cette intervention, j’ai commis un joli lapsus dans un échange électronique avec l’un des organisateurs du colloque, Matthias Wivel. Au moment d’achever un courriel par les salutations d’usage, j’ai involontairement transformé la formule consacrée « Warmest regards » en « Waremest regards » ! C’est dire à quel point l’idée de cette intervention occupait déjà le fond de mes pensées, à partir du moment où j’ai décidé de la consacrer à l’œuvre de Chris Ware. En y réfléchissant, je me suis dit que je pourrais me servir de ce lapsus pour cette présentation et l’ai donc utilisé dans son titre.

Rapprocher l’œuvre de Ware avec un lapsus n’est peut-être pas si incongru qu’il peut paraître. On se rappellera sans doute que la livraison No.19 de l’Acme Novelty Library – troisième volet de la « saga » Rusty Brown – met au cœur de son histoire un lapsus assez peu fréquent impliquant la lecture. À mes yeux, il présente un intérêt tout particulier. Tel quel, ce lapsus met doublement en jeu la lecture : d’un côté, avec le personnage de W. K. Brown, qui le commet alors qu’il est en train de lire ; de l’autre, avec le lecteur, qui lit en quelque sorte par dessus l’épaule du premier. À ce point du récit, le lecteur prend conscience avec étonnement qu’il était plongé depuis le début dans l’histoire lue par ce personnage. Ce premier enchâssement narratif renforce d’autant l’impression participative de la lecture. Observer, dans le cours de la lecture, un personnage se livrant à la même activité que soi provoque un effet accru de concentration sur le contenu de ce qu’on lit et sur la façon dont cela est livré. L’attention s’en trouve magnifiée, comme sous l’effet d’une loupe. Lorsque cette situation apparaît dans une bande dessinée de Chris Ware, on peut être sûr qu’elle est le fruit d’un dispositif soigné et ingénieux, porteur d’une émotion caractéristique.

Ce lapsus intervient dans une scène montrant le professeur Brown aux prises avec un accès de nostalgie provoqué par un événement de la journée. Une nouvelle élève, Alice White, a fait une remarque en classe à propos de l’absence de statut littéraire de la science-fiction. Cette objection a touché la fibre intime de M. Brown, car depuis longtemps il affectionne ce genre en tant que lecteur et écrivain. Tout à sa rumination, il se met à feuilleter un vieux magazine contenant l’un de ses textes et, à la faveur d’un lapsus lectionis, le mot beast (bête) se substitue sous ses yeux à breast (sein). Comme il a, tout juste après ce lapsus, trouvé dans le même magazine une photo oubliée de lui au bras d’une ancienne amoureuse, cela le plonge dans une rêverie qui ramène à sa pensée le souvenir ambivalent de cette époque révolue de sa vie. Sous nos yeux, le passé et le présent, le réel et l’imaginaire, le vécu et le raconté forment un écheveau extrêmement serré qui nous conduit dans des zones peu explorées par la bande dessinée. La singularité du médium ressort avec force dans cet épisode, en particulier dans le fait qu’il impose tout à la fois de s’appliquer à regarder et à lire un matériau complexe. Ce qu’illustre parfaitement le lapsus lectionis du personnage.

Il est tentant d’interpréter ce lapsus comme un symptôme, d’autant que près du centre de la page où il se produit figure une table des matières de magazine dont le premier titre se lit : « I Am the Symptom » !

La question serait alors de savoir si ce symptôme cible l’activité du personnage ou celle du lecteur ? À moins qu’il ne cible les deux à la fois ? En tout état de cause, on peut noter que ce télescopage du signe et du fantasme, sous le regard du professeur Brown, arrive peu après le brusque changement de cap que le lecteur vient de subir dans le récit. Il peut donc avoir l’impression que ce débrayage narratif résulte ni plus ni moins de la progression de sa propre lecture. D’où la supposition qu’il doit lui être lié de quelque manière. Ainsi, sans le moindre indice annonciateur apparent, le lecteur est passé d’une histoire de science-fiction, avec ses personnages et son intrigue propre, à la scène que l’on vient de décrire. À la manière du lapsus, l’acte de la lecture a engendré un ictus momentané de l’esprit faisant surgir quelque chose de tout à fait différent de ce qu’avait suggéré, jusque là, l’alliance primaire des mots et des images. La fêlure narrative et le choc éprouvés sont trop complexes pour qu’on les décrive en détail ici. Mais il en découle un intense va-et-vient entre les images et le texte, entre les mots écrits et la visualisation de leur contenu, qui met en relief l’interaction entre ces deux langages dans l’activité de déchiffrement.

En plus des images et des mots du premier niveau de l’histoire, ce que Ware donne aussi à voir dans ces pages surprenantes, ce sont des images de mots (typographiés, dactylographiés ou manuscrits), des images de pages imprimées (de magazines ou de livres), des images de livres sur des étagères de bibliothèque, des images d’images (bleutées ou en noir et blanc comme dans les photographies anciennes), bref toute une variété de signes graphiques assez peu habituels conduisant à des images de souvenirs, offertes sur un mode subjectif ou fantasmatique (en camaïeu de bleu) ou sur un mode distancié. Rien de ce qui apparaît ici n’aurait de sens sans la médiation personnelle du lecteur qui sert d’allumage à ces transports sémiotiques ou temporels. Qu’il s’agisse bien sûr du personnage de W. K. Brown – en tant que lecteur – ou de celui qui tient l’album entre ses mains. Un petit exemple peut d’ailleurs donner une idée de la perspicacité dont ce dernier doit faire preuve ici.


Dès la deuxième page du récit, alors que le protagoniste est occupé à se raser, une photo en noir et blanc punaisée sur le mur à côté du lavabo donne à voir un personnage masculin en compagnie d’une femme. Or, à peu de détails près, la photo que M. Brown découvre en feuilletant le vieux magazine présente un couple identique. Seul l’arrière-plan paraît avoir changé d’une photo à l’autre, à plus de trente pages de distance dans l’album. Si le lecteur n’utilise pas la prérogative que lui offre la bande dessinée de circuler dans le livre et dans le récit en tous sens, et en portant la plus grande attention à sa pluralité et à sa diversité de signes, il ne peut être en mesure d’établir ce genre de liens. C’est au renforcement de ces va et vient dans les pages du livre que sert probablement l’activité de feuilletage à laquelle s’abandonne M. Brown dans la scène commentée ici.

Le lapsus du professeur Brown matérialise de brillante façon la fascination et l’engagement de Ware envers la spécificité de son médium. On a compris que l’un des enjeux de cet album est la lecture en tant que telle, et la façon dont elle se fait complice des soubresauts du récit à l’instant où l’on s’y attend le moins, comme s’il obéissait aux accidents de la vie de la manière dont chacun de nous peut les rencontrer. Les actes et les souvenirs du personnage se mêlent à ceux du lecteur à travers ce qu’il a sous les yeux. Il se sent embarqué dans un processus qui le soumet aux bouleversements d’une histoire dont il doit tisser lui-même nombre de liens pour ainsi dire inachevés, et livrés au silence et à la solitude de son regard et de sa subjectivité. C’est le cas, par exemple, de ce récit de science-fiction abruptement interrompu, que le lecteur a charge d’intégrer au reste de l’album. Pour Ware, la lecture ne peut avoir de sens que si elle implique l’empathie du lecteur, dans ce que cet acte a de plus intérieur, de plus personnel et de plus isolé de tout.

Cette question de l’empathie me ramène à mon lapsus de départ. Je ne me résous pas à considérer l’amalgame du nom de Ware dans le mot « warmest » comme le fait du hasard. Pas plus d’ailleurs que l’expression dans laquelle il apparaît. Que se cache-t-il donc sous ces « war(e)mest regards » ?

Nombreuses sont les personnes qui, marquant de l’intérêt pour les bandes dessinées de Ware, n’ont pourtant pas manqué de relever leur fond mélancolique, pour ne pas dire franchement déprimant. C’est un fait que la plupart des êtres qui peuplent ses histoires semblent atteints d’une tristesse inconsolable. Et, comme si ce n’était pas suffisant, ils sont tous emmurés dans une intense solitude (« loneliness »). Le mal-être s’impose comme la donnée peut-être la plus incontournable de son univers. Mais, s’est-on déjà demandé à quoi tenait le fait que l’on ressente si vivement l’inconfort existentiel et l’esseulement des personnages de Ware ? Plutôt que de s’étonner de cette particularité de son œuvre, a-t-on mesuré combien la manifestation de cette désespérance pouvait tenir à l’acuité expressive de son art ? Si les bandes dessinées de Ware dégagent une telle déréliction, c’est qu’elles possèdent une aptitude exceptionnelle à la transmettre. Ce qui trouble le lecteur, c’est davantage l’intensité de la mélancolie présente dans cette œuvre que sa persistance. Et il y a fort à parier qu’elle doit beaucoup à la perfection de son dispositif de lecture.

Chris Ware est reconnu pour placer au centre de ses préoccupations d’auteur de bandes dessinées le point de vue de la lecture. Il ne s’agit pas principalement pour lui de guider le mieux possible le lecteur à travers l’histoire, mais surtout de l’amener au degré de compétence particulière que sa création exige. Et ce, en faisant de son implication personnelle un élément capital de la lecture. La nuance est de taille. L’art de Ware ne présuppose pas un état déterminé du « langage » de la bande dessinée dont il se servirait de manière plus ou moins créative pour raconter ses histoires. Il procède au contraire de l’élaboration de formes inédites pour son média, qui tiennent compte des aspects à la fois intuitifs et réfléchis de la lecture. Cet art met clairement de l’avant la part cognitive, inductive et exploratoire inhérente à la lecture, comme d’ailleurs à la création en général. Lorsque la place du lecteur est définie de manière optimale dans l’œuvre, il a l’impression que cela le concerne personnellement et que c’est sa propre imagination qui lui sert de guide. À un point tel que l’acte de lecture est ressenti comme un acte de création. Chris Ware est l’un des auteurs contemporains de bande dessinée à avoir le mieux saisi cet aspect transitif et projectif de son art et à s’en faire le meilleur défenseur. Surtout parce qu’il se perçoit d’abord et essentiellement comme un conteur.

Le dispositif narratif et figuratif de la bande dessinée, qui enchevêtre les pouvoirs de la lecture et de la visualisation, donne accès à des processus mentaux particulièrement appropriés au monde des affects, des sensations et de la mémoire. Mais encore est-il nécessaire que l’acte de lecture soit le véhicule de contenus plus intériorisés et plus « investis ». C’est ici qu’entrent en jeu les « war(e)mest regards » de mon lapsus ; on peut déjà présumer qu’ils appellent de la part du lecteur une prise en considération non dénuée de sympathie (« warmest »).

Nonobstant ses diverses variations, le point de vue prépondérant dans les œuvres récentes de Ware vis-à-vis de ses personnages peut faire penser à celui que Freud recommandait d’adopter vis-à-vis de l’analysant, en cure, c’est-à-dire une attitude de « neutralité bienveillante ». Ces personnages ne semblent pas plus frappés de jugement moral qu’observés avec détachement, tels des insectes sous la loupe. À travers le regard qui leur donne vie, une forme de neutralité permet d’exclure tout pathos ou sentimentalisme. Mais sans la froideur de l’indifférence. Il s’agit d’aménager un espace d’accueil des représentations du personnage où ce qui est livré à la vue n’est pas entièrement détaché de l’être intérieur. C’est-à-dire une extériorité chargée d’intimité. Une manière d’« extimité », pourrait-on dire. Si la vérité des personnages est à l’image de celle des humains – « (…) une vérité toujours mixte et impure, tissée de paradoxes, de questionnements et d’abîmes. » [1] –, elle ne peut que commander une représentation marquée d’ambivalence.

Sur le plan visuel, cela consiste à atténuer le pouvoir assertif de l’image par divers procédés contribuant à faire de la lecture un acte moins impulsif et machinal. Il faut la freiner. En d’autres mots, la rendre perméable à l’expression de la durée. La vérité et la densité d’une expérience temporelle permet seule d’accéder aux stratifications de la vie intérieure des personnages. L’attitude de « neutralité bienveillante » à leur égard repose donc sur la qualité de l’exposition au temps à l’intérieur de l’œuvre. Mais aussi sur l’expérience réelle de la durée à laquelle elle soumet son lecteur, pendant la lecture. Et, plus que tout, cette perception intériorisée du temps est inenvisageable en dehors de la solitude.

Ce que Ware sait exprimer comme personne dans ses bandes dessinées, c’est l’incomparable grandeur de la solitude du lecteur. La rigueur et la cohérence de son dispositif créent une sensation d’insularité psychologique et matérielle qui tire le meilleur parti de l’acte de la lecture en tant que tel. Ses livres sont des mondes qui se referment sur nous, comme une nuit de noirceur et de silence. Grâce à eux, des êtres solitaires prennent vie à l’intérieur de l’esprit. Et ces personnages ressemblent aussi à ce que nous sommes à l’intérieur de la lecture. En reprenant une distinction chère à Paul Auster, on dira des personnages de Ware qu’ils sont abandonnés à la solitude (« loneliness ») de l’existence. Mais, dans le même temps, ils sont livrés à la solitude (« solitude ») de la lecture qui permet aux « war(e)mest regards » du lecteur de les envelopper. Car il est impossible de résister à l’empathie que contient et déclenche son œuvre. L’art de Ware combine le bonheur de la lecture avec l’étrange beauté de la mélancolie. En définitive, peut-être ne s’agit-il pour lui que d’exprimer la « nostalgie du présent » dont parlait Paul Auster dans L’invention de la solitude [2] ?

*

En terminant, un examen rapide d’une planche tirée du premier volet de Rusty Brown [3] permettra de mieux entrevoir l’implication complexe, sur le plan de la lecture, du dispositif dont il a été question ici. Il s’agit de la planche montrant la première apparition de Franklin Christenson Ware – le personnage !!! – dans l’histoire.

Attardons-nous essentiellement aux deux bandes supérieures de cette planche. C’est la rentrée d’hiver à l’école et on suit l’entrée de M. Ware, le professeur de dessin, dans la salle des professeurs, où il se sert un café. Deux autres professeurs s’y trouvent déjà, mais peu visibles à l’image. Il y a Miss Cole, dont on ne voit qu’une partie du buste et un bras autour de la machine de polycopie (cases 4 et 6) ; et il y a le professeur Brown, qui laisse voir la partie droite de son corps, sévèrement coupée par le cadre (cases 7-8 et 9). Seul M. Ware apparaît distinctement dans la plupart des vignettes, ce qui donne à penser qu’il est le centre d’intérêt de cette scène. Pourtant, cette planche présente plusieurs caractéristiques visuelles qui pourraient modifier cette impression première. Ce sont surtout des décadrages bizarres qui retiennent l’attention, c’est-à-dire des effets prononcés de surcadrage ou de souscadrage.
• Case 1 = le corps du personnage de M. Ware est réduit à son bras ; il n’est pas identifiable avec cette seule partie de son corps (il s’agit de sa toute première apparition dans l’histoire) ;
• Cases 4-5 = même chose pour Miss Cole (mais on l’a déjà vue avant dans le récit) ;
• Cases 7-8-9 = bien qu’identifiable, le corps de M. Brown est sévèrement coupé, et repoussé à l’extrémité droite de la case (lui aussi a déjà été présenté dans l’histoire).

Ces décadrages retiennent l’attention parce qu’ils sont nombreux et inhabituels. Ce sont des marqueurs visuels qui interviennent dans la narration et, pour cette raison, le lecteur va chercher à leur donner du sens. Peut-être pas d’une façon clairement interprétative, mais en se laissant capturer par les sensations de brouillage qu’elles lui communiquent.

La conséquence immédiate de ces décadrages est à la fois de ralentir et de concentrer la lecture. Le lecteur se sent poussé à accorder une plus grande attention à la scène. Ce faisant, il constate qu’elle pourrait livrer autre chose que ce qu’il a cru y voir au départ.
• À l’élément thématique : « arrivée de M. Ware » s’ajoute quelque chose comme « la non-réaction de M. Brown à l’arrivée de M. Ware ».

Lorsque M. Ware est entrée dans la salle des professeurs, un personnage n’a pas répondu à la salutation qu’il a lancée à la ronde : il s’agit de M. Brown. Ce manque de politesse fait sentir encore plus intensément son repli silencieux dans cette scène. Les regards insistants que lui lance M. Ware depuis le fond de l’image (en cases 7 et 9) confirment sa perception du silence de M. Brown. Donc, même si le corps de M. Brown est à peine visible dans l’image, sa présence dans la scène est plus significative qu’on pouvait le supposer au départ. Finalement, c’est sur M. Brown, qui fume et boit compulsivement son café, ce matin-là, que Chris Ware – l’auteur ! – a voulu subtilement attirer l’attention. C’est un peu comme si le mauvais moral qui le caractérise ce matin-là recouvrait la lecture de la scène d’une « humeur » particulière.

Au moyen d’un ensemble de marqueurs visuels, Chris Ware déplace ainsi la zone focale depuis l’arrière-plan de la scène jusqu’à son avant-plan. Il installe une sorte de focalisation en mouvement ou dynamique, qui complexifie la lecture et l’interprétation de cette scène. Une première focalisation paraît se concentrer sur le personnage de M. Ware. Ensuite, c’est comme si on suivait son regard vers M. Brown : d’où une seconde focalisation, indirecte pourrait-on dire, qui fait circuler le lecteur à l’intérieur du champ perceptif de la scène. Le dispositif que Ware a mis en place interagit de concert avec l’acte de lecture.

Le pouvoir assertif de l’image (= sa force d’évidence et de certitude) est atténué dans cette scène par l’utilisation de la restriction iconique (= un marquage de l’énoncé visuel qui opère à partir de la composition de l’image). Avec les décadrages prononcés, les images paraissent dotées d’un pouvoir d’expression plus nuancé, plus subtil. C’est un peu comme si elles exprimaient une modalité d’incertitude. En comptant sur la pleine coopération du lecteur, elles disent plus ou moins que ce qu’elles montrent, en particulier en ce qui concerne l’épaisseur émotionnelle des personnages. C’est comme si elles amenaient le lecteur à y regarder à deux fois !

On voit bien ici que le point de vue de Ware – l’auteur – par rapport à la scène ne peut être qualifié de « neutre », d’« objectif » ou d’« indifférent ». Il n’est pas non plus « subjectif », au sens où on ne voit pas la scène à travers la vision subjective d’un personnage. On pourrait dire qu’il est porté par une forme d’empathie à l’égard de ce qu’il montre. Il dévoile depuis le dehors quelque chose qui se passe au dedans. C’est ce que l’on a désigné plus haut par le mot extimité. Et tout cela procède d’une utilisation sui generis de la bande dessinée. Il n’y a rien ici qui fasse par exemple penser au cinéma ou à la littérature.

On peut enfin noter un joli clin d’œil de la part de Chris Ware – l’auteur – à l’adresse de Chris Ware – le personnage. Son prénom (prononcé par Miss Cole dans la case 5) rime malicieusement avec le juron « Christ ! » échappé par la grand-mère dans la première case de la dernière bande de la planche… L’entrée en scène de M. Ware dans la série Rusty Brown ne pouvait quand même pas passer inaperçue !

Jacques Samson

[1] Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, Actes Sud, 2008, p. 187.

[2] Actes Sud, 1982, p. 96.

[3] The Acme Novelty Library, No.16, 2005.