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valentina et le chat botté

Thierry Groensteen

Valentina et le chat botté, planche 4 | 1968 | H 51 x L 36,6 cm | encre de Chine sur carton | Inv. 001.17.5

(janvier 2010)

L’Italien Guido Crepax (1933-2003) est reconnu pour avoir inventé de nouveaux modes de fragmentation de l’espace paginal. Il affirmait d’ailleurs que la mise en page était sa première préoccupation.

Cette planche n’est certes pas la plus inventive de l’œuvre de Crepax, ni même de sa première période (datant de 1968, cet épisode a été publié en France dans l’album La Loi de la pesanteur, éd. du Square, 1979). Elle présente néanmoins un certain nombre de traits marquants.

Tracés d’un trait épais, les cadres vignettaux ne se contentent pas de cerner le dessin, ils semblent l’emprisonner. Cette sensation est renforcée par le fait que les cadrages sont très serrés. Sur seize vignettes, on compte dix gros plans ou très gros plans, serrant au plus près un visage, une main, un pied. En dépit de l’exiguïté des espaces représentés, un mobilier abondant contribue à le saturer et à enfermer les personnages : voyez, dans la dernière bande, Valentina coïncée entre deux chaises (dont l’une enjambe l’entrecase pour se prolonger dans l’image suivante), un sommier métallique, un store ou volet et une ampoule, éléments qui composent d’ailleurs un espace improbable, où des plans incompatibles paraissent redressés selon les lois du cubisme.

Cette sensation d’enfermement vient ici souligner le sort de l’héroïne : l’homme aux lunettes noires, apparemment furieux qu’elle l’ait pris en photo, lui a arraché son appareil, l’a fait monter dans sa Cadillac, l’a emmenée dans un palace et la conduit maintenant dans cette chambre où elle se retrouvera, dès la page suivante, ligotée sur le sommier.

Les aventures de Valentina sont généralement taillées dans une étoffe onirique. Les scènes représentées sont-elles vraiment vécues ou ne font-elles qu’illustrer l’intense vie fantasmatique de l’héroïne ? La réponse est, le plus souvent, indécidable. L’on doit souligner que, bien que prompte à s’évader dans la rêverie, Valentina Rosselli – créée en un temps où les héroïnes dessinées n’étaient pas légion – est dotée d’un patronyme, d’une profession (photographe), de convictions (elle professe des opinions trotzkistes), d’une biographie (elle est censée être née le 25 décembre 1942 ; en 1971, elle accouche d’un fils, etc.).

Dans cette planche-ci, le mystère tient d’abord au mutisme obstiné de l’homme, dont l’identité même est, pour l’heure, inconnue (il s’agit, comme le lecteur ne tardera pas à le découvrir, du professeur Frankstone). Le geste de la main qu’on lui voit faire dans la cinquième case est d’une remarquable ambiguïté : on ne sait s’il intime à Valentina le silence, ou s’il lui adresse un baiser.

Pour en revenir à la mise en page, Il est remarquable qu’elle soit traversée, dans toute sa hauteur, par une « gouttière » verticale qui apparaît comme une séparation aussi prégnante que gouttières horizontales séparant les trois strips. La planche en paraît d’autant plus morcelée, composée à la manière d’un jeu de cubes, voire d’un puzzle.
Photographe, Valentina s’approche des motifs qui l’intéressent en usant du zoom. Crepax fait de même, il nous colle le nez sur des fragments du corps comme pour nous obliger à scruter, mieux voir. L’auteur et son héroïne partagent la même pulsion scopique, faisant de nous des voyeurs avides et attentifs.

Thierry Groensteen