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blueberry : ballade pour un cercueil

Thierry Groensteen

Planche 58 | scénario de Jean-Michel Charlier | 50 x 38,2 cm | encre de Chine et gouache blanche sur papier | paru dans Pilote No.677, le 26 octobre 1972 | album Dargaud 1974 | Inv. 96.8.2.

[octobre 2012]

Le destin de Mike S. Blueberry bascule : réalisant qu’il sera accusé d’avoir détourné à son profit le trésor des confédérés qu’il était chargé de récupérer, il voit tous ses compagnons d’aventure l’abandonner tour à tour. La suite montrera que l’infortuné lieutenant est effectivement en train de plonger dans de sacrés ennuis.

Cette réunion de crise, nécessitant des explications un peu copieuses (l’un des talents de Giraud est de réussir à faire du dessin dans les insterstices laissés par un texte surabondant) est traitée en une succession de plans rapprochés qui soulignent la tension régnant entre les personnages.

Les trois croix visibles dans la partie gauche de la première case, qui font office d’incipit à cette planche, semblent avertir Blueberry, McClure et Red Neck du sort similaire qui les attend et que Vigo leur promet, du reste, dans la case suivante.

Ballade pour un cercueil appartient au flamboyant « cycle de Chihuahua Pearl », qui correspond à sa période la plus baroque. Giraud n’introduit plus dans ses images aucun blanc, aucune respiration. Le dessin se fait si descriptif qu’il menace la représentation d’étouffement : pas une lanière de cuir ne manque à la veste de Red Neck. Les mains et les branches sont également noueuses.

Surtout, Giraud donne libre cours à sa passion, qui est de sculpter les visages jusqu’à leur conférer une présence sans pareille. Je ne peux que répéter ici ce que j’ai écrit ailleurs : « On n’avait jamais vu auparavant, dans les petites vignettes de BD à la superficie chichement comptée, de trognes pareillement sculptées, ravinées, hirsutes ; on ne s’était jamais approché aussi près des rides, des cils, des gerçures. Tout à coup, les personnages de papier acquéraient un supplément d’épaisseur et de vérité, qui les rendait aussi présents que n’importe quelle star de l’écran. » [1]
Ce sont bien les visages qui intéressent ici le créateur de Blueberry. Cette focalisation se marque, par l’absurde, dans le fait que le seul véritable moment d’action que contient cette page, celui où Blueberry est empêché de frapper Pearl au visage, est contenu dans une toute petite image (la deuxième de la quatrième bande) où les personnages sont vus de loin et le mouvement peu lisible.

L’ultraréalisme de Giraud ne se confond nullement avec l’hyperréalisme de type photographique, illusionniste, dans lequel d’autres auteurs se complaisent. Ici, le dessin ne perd pas ses droits, il ne mime pas un registre qui n’est pas le sien : c’est toujours le dialogue de la plume et du pinceau qui nous éblouit ; c’est le mouvement du trait, son énergie, sa densité, le désir et la vibration qui l’animent.
La virtuosité de Giraud ne suffit pourtant pas à dissimuler certaines faiblesses qu’il n’a jamais réussi à dominer. S’il y a beau temps que Blueberry ne ressemble plus à Belmondo, la belle Chihuahua Pearl ne parvient pas à se ressembler d’une case à l’autre (comparer la troisième avec la huitième : ce n’est pas la même femme).

L’effet créé dans la quatrième case − où le décor s’efface au profit d’une sorte de « fermeture à l’iris » resserrant le champ sur Blueberry – est inhabituel. Il semble destiné à souligner le fait que notre héros est un homme seul et traqué, une cible.

Trois mois après que cette planche soit parue, le même dessinateur publiera La Déviation, qui ouvrira la carrière de son double, Moebius.

Thierry Groensteen

[1] Cf. Trait de génie - Giraud Moebius, catalogue d’exposition, Angoulême, Musée de la bande dessinée, 2000, p. 3.