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l’apprentissage du génie

Thierry Groensteen

[juillet 2013]

Le succès phénoménal d’Astérix a quelque peu occulté les autres créations d’Albert Uderzo. Peu de lecteurs se souviennent aujourd’hui que le complice de Goscinny est l’un des très rares auteurs de bandes dessinées à avoir démontré une égale habileté dans le registre du dessin réaliste, dramatique, qui sied aux séries d’aventures, et dans le style comique, qui devait lui valoir son plus grand triomphe.

Pourtant, les aventures des « chevaliers du ciel » Tanguy et Laverdure sont nées sous son crayon (sur des scripts de Jean-Michel Charlier) dans Pilote No.1, le même jour où débutait Astérix, et Uderzo mena les deux séries de front jusqu’en 1966, consacrant quelque huit albums aux pilotes de l’armée de l’air française. Accaparé par le succès grandissant d’Astérix, il céda alors Tanguy et Laverdure à son collègue Joseph Gillain, dit Jijé. Mais la familiarité avec le dessin réaliste laissera des traces : de même qu’il ne manquait pas un rivet au fuselage des Mirage des deux pilotes, il ne manquera pas une tuile aux toits des maisons de Rome, pas une cannelure aux fûts des colonnes de l’Acropole.

Même si Astérix n’avait pas triomphé et ancré définitivement la production du dessinateur dans le registre caricatural, nous saurions, par de multiples témoignages, que le grotesque était sa pente naturelle, et la tradition graphique dans laquelle son art plonge ses plus profondes racines. Enfant, Uderzo voulait être clown : « Je donnais des one-man shows improvisés, dans la rue, pour les copains. Grimaces, cabrioles et pitreries variées. » Les tout premiers personnages qu’anima son crayon, au lendemain de la guerre (Flamberge, Clopinard l’ancien grognard de la Grande Armée, ou Zidore l’homme macaque), étaient des héros cartoonesques, plus proches de l’esthétique du film d’animation que de la bande dessinée (détail révélateur : Clopinard n’a que quatre doigts à chaque main). « Le style grotesque m’a toujours été cher. Mes personnages ressemblaient à des gnomes, avec des nez énormes et des pieds démesurés. » Ce sont bien là les caractéristiques mêmes du style cartoon, ou « gros nez », que la bande dessinée comique – définie par Uderzo comme son « vrai métier » – a en partage avec le dessin d’humour et avec le cinéma d’animation classique.

Cette esthétique de la rondeur possède une généalogie plus lointaine, mais, à partir des années 1930, la dissémination mondiale du style Disney a établi un canon hégémonique. Le jeu des formes simples et arrondies, le dynamisme des attitudes, les yeux grands écarquillés constituent un vocabulaire de base qui sera commun aux Italiens Bottaro ou Jacovitti, à l’Argentin Dante Quinterno, à l’Allemand Rolf Kauka et au Japonais Osamu Tezuka, pour ne citer qu’eux. En Belgique, Franquin, Morris et Peyo apprennent le métier dans un petit studio d’animation, la C.B.A., qui, en pleine Occupation, vient de déménager de Liège à Bruxelles. Ils y copient les films de Disney plan par plan. Comme eux, Uderzo rêvait d’animation, et il travailla, en 1945, comme intervalliste pour le studio de Renan de Vela où – copiant, là encore, Disney sans la moindre vergogne − on produisait un film assez navrant de près de 12 minutes, Carbur et Clic-clac.
Uderzo avait été un fervent lecteur du Journal de Mickey dès sa sortie, en 1934, se délectant de la vivacité des dessins de Floyd Gottfredson, alors en charge des bandes dessinées de la célèbre souris. « J’en suis toujours imprégné, observe-t-il encore aujourd’hui. J’ai conservé la rondeur du trait. [1] »

bons et mauvais maîtres

Il n’existait pas, à cette époque, d’école où apprendre ce métier. On se formait sur le tas, en copiant les maîtres. Pour Uderzo, le maître fut Edmond-François Calvo (1892-1958), le remarquable auteur de Patamousse, Moustache et Trottinette, Rosalie et La Bête est morte, assurément l’un des meilleurs dessinateurs de sa génération – si proche, lui-même, de Disney, que ce dernier l’avait remarqué et lui avait offert de venir travailler pour lui. Notre jeune dessinateur (alors âgé de treize ans) le côtoya dans le studio de la Société parisienne d’édition. Non seulement Calvo l’encouragea, mais il fit bien mieux : il l’invita à venir lui rendre visite à son domicile, porte de Montreuil. Dès lors, Uderzo eut le privilège d’observer le travail du maître pendant de longues heures. Il apprécia particulièrement « l’extrême méticulosité, l’habileté et la netteté de son trait, tant au crayon qu’au tracé à la plume », ainsi que « l’harmonie du noir et du blanc ». Comme Calvo, Uderzo affectionnera les formes rondes et moelleuses, les forêts profondes, et il engendrera un univers que baigne une foncière bonhomie : leurs images à tous deux possèdent ce don particulier de susciter chez le lecteur une sympathie immédiate. Comme lui encore, il se montrera particulièrement brillant dans le dessin animalier : en témoignent non seulement le chien Idéfix mais les innombrables poules, sangliers et chevaux qui peuplent les aventures d’Astérix.

L’autre dessinateur pour lequel Uderzo professe la plus grande admiration est André Franquin, dessinateur de Spirou et Fantasio et de Gaston Lagaffe. Il le considère comme « le plus grand dessinateur du XXe siècle » et, en 2000, il se déclarera toujours « un peu jaloux de son talent ».

Ce que Franquin et Uderzo ont en commun, c’est une passion pour le mouvement. Franquin a très rapidement maîtrisé les codes cinétiques, découvrant instinctivement comment pallier la fixité des images imprimées par le dynamisme des compositions et des enchaînements, la vivacité des attitudes [2]. Pour Uderzo, l’apprentissage fut plus laborieux. Dans ses séries de jeunesse, par exemple Arys Buck (dans OK en 1946), tous les corps sont en déséquilibre, déformés par des raccourcis maladroits et adoptant des postures qui, à force de se vouloir dynamiques, versent dans la parodie involontaire et la grandiloquence. Le jeune dessinateur s’est mis à l’école des superhéros américains – un genre qu’il ne pratiquera pour de vrai qu’en 1950 avec son Capitaine Marvel Junior (dans Bravo), peut-être la pire bande dessinée qu’il ait jamais signée.

Illustrateur pour France-Dimanche dès 1949, et bientôt pour France Soir, Uderzo, auquel on demande de relater visuellement des faits divers, travaille désormais régulièrement d’après une documentation photographique. Assez naturellement, son trait évolue vers un réalisme croissant ; mais au lieu de mimer l’objectivité de l’image documentaire, le jeune homme continue à jouer au metteur en scène inspiré, multipliant les plongées et contre-plongées inopportunes. Ses images sont trop denses, manquent de lisibilité. Uderzo a encore du mal à traduire l’espace en trois dimensions sur la planéité du papier ; les plans sont mal hiérarchisés, les personnages se téléscopent. Son premier travail plus convaincant, dans le registre du réalisme, sera la mise en images, sous forme de strips, du roman noir de Milfred David La Chambre du haut (1951) [3]. Mais, à la même époque, son exact contemporain [4] Paul Gillon s’en sort incomparablement mieux avec son Fils de Chine. Toute une école du dessin français se développe, dont le mentor est Raymond Poïvet (plus âgé d’une quinzaine d’années), fondée sur des principes exactement inverses à ceux qui guident le futur auteur d’Astérix : l’équilibre, l’épure, l’efficacité, l’élégance. Poïvet, Gillon et les autres ont eux aussi pris exemple sur les Américains, mais ils ont lorgné vers l’école du comic strip plutôt que vers celle du comic book, et c’était sans doute une meilleure école. Non seulement l’industrie du superhéros compte, à cette époque, énormément de dessinateurs quelque peu approximatifs, mais le jeune dessinateur parisien, lâchant la bride à son tempérament fougueux, en retient une seule leçon : le dynamisme à tout prix, alors qu’il ne possède pas encore des bases de dessin suffisantes pour réussir à faire bouger ses personnages d’une manière plausible.

de charlier à goscinny

L’hésitation entre mimétisme du réel et stylisation comique conduit finalement Uderzo à faire l’essai d’une synthèse qui, pour être singulière et d’une exubérance quelque peu baroque, ne manquait pas de charme. Nous faisons référence à sa série Belloy le chevalier sans armure, dans sa deuxième période. Créé par Uderzo seul en 1948, Belloy (au départ un nouvel avatar d’Arys Buck) connut cinq nouvelles aventures de 1950 à 1954, avec la complicité, déjà, de Jean-Michel Charlier [5].

En dehors du Père Hoc (le père adoptif du héros, un avorton édenté aux pieds démesurés), la plupart des personnages ont des proportions anatomiques à peu près normales. Ce qui les déréalise et les fait basculer vers le grotesque, c’est leur gestuelle. Les corps sont aussi malléables que s’il s’agissait de toons, les attitudes sont exagérées dans le but de produire un effet comique. Charlier, qui n’a jamais eu peur d’introduire des gags très « basiques » − pour ne pas dire éculés − dans ses séries d’aventure, s’en donne ici à cœur joie, Hoc étant une espèce de Haddock au rabais, qui collectionne les chocs, atterrit tantôt dans une fontaine, tantôt dans une marmite pleine de soupe, tantôt dans un énorme gâteau à la crème, ne récoltant tout au long du récit que plaies et bosses qui, en régime réaliste, auraient depuis longtemps eu raison de sa vie. Ce festival s’accompagne d’une « sonorisation » omniprésente, les onomatopées proliférant comme dans les séries d’humour. Belloy a une gueule de jeune premier, un corps de super-héros. Les figures féminines rivalisent de grâce. Tous les autres faciès sont des trognes grimaçantes. Uderzo use et abuse d’effets de focale inspirés de la photographie. La perspective est déformée : l’importance des gros plans est exagérée et tout ce qui se trouve derrière est repoussé dans le lointain. La volonté d’insuffler une truculence grotesque au sein d’une esthétique globalement « réaliste » n’est pas sans rappeler le travail accompli à la même époque par le maître américain Will Eisner et l’un de ses assistants, Bob Powell, dont Uderzo, consciemment ou non, est alors très proche.
Dans ce même style composite, il s’était essayé aussi, dès la fin des années quarante, à des essais non publiés, relevant du genre western, et à une histoire de corsaire, Le Trésor de l’île fantôme (dans Kid Magazine en 1948), où le cocktail graphique était encore corsé par des effets expressionnistes empruntés au cinéma d’épouvante.

Dans ses premières collaborations avec René Goscinny − Jehan Pistolet, Benjamin et Benjamine, Oumpah Pah −, Uderzo va progressivement mettre au point le style qui sera celui d’Astérix. Plutôt que de détailler ici toutes les phases de cette évolution, il nous paraît essentiel de suggérer que l’association avec un nouveau scénariste semble avoir été une condition nécessaire pour qu’Uderzo trouve son style et la plénitude de ses moyens graphiques. Comme si Charlier, avec ses gags plaqués sur une trame épique, ne pouvait qu’entretenir chez lui une tension non résolue entre la tentation réaliste et la stylisation caricaturale ; Goscinny, au contraire, les deux pieds dans une veine comique plutôt bon enfant, semble insuffler au dessin de son complice cette rondeur moelleuse et cette bonhomie qui deviendront sa marque.

En relisant les aventures d’Oumpah-Pah (créée dans Tintin en 1958, cette série constitue la dernière « répétition générale » avant Astérix), on peut constater que dans le premier épisode, le graphique ne s’est pas encore complètement homogénéisé. Hubert de la Pâte Feuilletée est certes un grand échalas, mais ses proportions anatomiques sont respectées ; contrairement aux autres personnages il ne présente aucune distorsion grotesque, et l’exagération est réservée à ses seules mimiques. Quant aux indiens de la tribu des Shavashavah, ils ne sont pas aussi différenciés entre eux que le seront bientôt les habitants du petit village gaulois appelé à devenir célèbre. Uderzo décline une sorte de morphotype supposément indien, il ne s’attache pas encore à la peinture de caractères.
Au fil des cinq épisodes d’Oumpah-Pah, Hubert rapetisse, le trait s’arrondit, se simplifie, se bonifie, en somme, comme on dit d’un grand cru. La même évolution peut s’observer dans les premiers épisodes d’Astérix, qui sont contemporains. Le dessin n’y parvient à sa pleine maturité au bout d’une demi-douzaine d’albums. Dans les premiers, on peut encore lui trouver quelque chose d’un peu crispé ; les personnages paraissent tassés, les gros plans sont rares. Uderzo témoigne déjà d’un très grand métier, mais le trait n’a pas encore tout à fait cette aisance, cette souplesse qu’il cultivera ensuite.
La caractérisation graphique des personnages évolue, elle aussi. Au fil du temps, Astérix se redresse, se cambre, son crâne est plus dégagé, les ailes de son casque plus hautes. Obélix évolue de façon encore plus nette : il forcit énormément, sa silhouette est de plus en plus rebondie. Et l’on ne peut que s’émerveiller de la souplesse qu’Uderzo prête à ce corps énorme ; a priori, l’obésité est peu compatible avec les acrobaties, mais, sous ce crayon inspiré, le corps d’Obélix conserve une remarquable expressivité. Qu’il s’agisse du petit ou du gros, Uderzo possède d’ailleurs une manière unique d’envelopper le corps de ses personnages dans une ligne sinueuse continue, qui descend de la nuque aux talons.

le naturel et la justesse

Dans la mesure où les images produites doivent servir le sens et se plier aux moindres inflexions du scénario, c’est la justesse qui est la principale qualité de l’art du dessinateur de bandes dessinées. Justesse des choix de cadrage et de composition, qui assurent la fluidité du découpage narratif, justesse des attitudes et des expressions, qui confèrent aux personnages de papier (techniquement immobiles et muets) une authentique présence.
Uderzo est toujours juste, d’une justesse qui paraît naturelle et comme réinventée à chaque instant. À cet égard, son style est aux antipodes de celui de Morris (le dessinateur de Lucky Luke, également sur scénarios de Goscinny), lequel peut être qualifié de « dessinateur à formules », au sens où le jeu de ses personnages est fondé sur un petit nombre de postures typiques constamment réemployées. Uderzo est un merveilleux directeur d’acteurs, qui, à l’intérieur d’un système caricatural, parvient à donner l’illusion du spectacle de la vie dans sa diversité. La pâte humaine s’incarne différemment dans chacun de ses personnages : tous développent un registre de gestes, d’attitudes et de mimiques qui leur est personnel. La morgue de César, l’impétuosité de Cléopâtre, la simplicité d’esprit d’Obélix se déduisent de chacune de leurs moues.
Ces qualités de naturel et de justesse servent admirablement l’écriture de Goscinny. Les aventures d’Astérix sont, comme l’on sait, truffées de citations, de références culturelles, d’anachronismes et de clins d’œil. Le piège dans lequel plus d’un dessinateur serait tombé aurait consisté à souligner trop lourdement chacun de ces effets, à travers des images forcées, explicitement signalées comme référentielles. Tout au contraire, Uderzo a l’élégance de les fondre dans le nappé du récit. Ainsi, quand, dans l’album intitulé Le Devin, il parodie La Leçon d’anatomie de Rembrandt (le cadavre prêt à être disséqué étant remplacé par un poisson), les huit Gaulois attroupés autour de l’augure sont disposés à l’identique des personnages apparaissant sur la fameuse toile, mais ils ne prennent pas la pose : chacun joue son rôle avec naturel, et seul le fait qu’Astérix détourne la tête pour adresser un regard au lecteur signale discrètement l’emprunt.

L’art graphique d’Uderzo ne s’observe nulle part aussi bien que dans ses crayonnés. À les contempler, on ne peut qu’être ébloui par l’empreinte laissée par un crayon léger et sûr, virevoltant et sensuel, qui revient quelquefois sur ses traces pour appuyer ou préciser un trait. Qu’Uderzo soit un très grand dessinateur, nul ne peut en douter face à ces planches où l’on ressent encore aujourd’hui, après tant d’années passées devant sa table de travail, le plaisir intact pris dans l’exécution de chacun de ces petits tableaux, la ferveur de l’artisan soucieux de perfectionnisme, la complicité profonde qui l’unit à ses personnages.

Uderzo a eu relativement peu d’imitateurs en France (bien moins qu’un Hergé, un Franquin, un Moebius), peut-être parce qu’Astérix y est une icône culturelle un peu écrasante. Paradoxalement, son influence aura été beaucoup plus marquée sur les écoles allemande et surtout hollandaise de la bande dessinée.

Artisan, disions-nous, parce que son ouvrage nécessite patience, labeur et savoir-faire. Mais aussi, incontestablement, artiste. Dans sa partie, l’un des plus grands.

Thierry Groensteen

(Sous le titre « L’art graphique d’Uderzo », une première version de ce texte a été publiée dans le catalogue d’exposition Astérix au musée de Cluny, Réunion des Musées Nationaux, 2009 ; d’autres fragments proviennent de mon texte « De Calvo à Uderzo, un moyen âge composite », en ligne sur ce site, dans le dossier consacré à Calvo. L’ensemble a été considérablement remanié et augmenté.)

[1] Cité dans Alain Duchêne et Philippe Cauvin, Uderzo. L’intégrale, 1941-1951, Hors Collection, 2012, p. 13.

[2] Philippe Capart et Erwin Dejasse ont remarquablement analysé le rapport au mouvement dans Morris, Franquin, Peyo et le dessin animé, Angoulême, L’An 2, 2005.

[3] Voir L’intégrale, 1941-1951, op. cit., pp. 399ss.

[4] Gillon est né en 1926, Uderzo en 1927.

[5] Ces histoires seront reprises jusqu’en 1958 dans des journaux belges, puis dans Pilote au début des années soixante ; elles ont été publiées en albums d’abord par Michel Deligne puis par Claude Lefrancq.