Consulter Neuvième Art la revue

billy bat ou le dessein des dessins (3)

Nicolas Tellop

Fin du feuilleton en trois parties sur les enjeux réflexifs du dessin dans le manga Billy Bat, en cours de publication chez Pika.

l’ambiguïté de la création

Le quatrième tome de Billy Bat est tout entier fondé sur la dualité qu’on a exposé auparavant, en particulier en ce qui concerne les deux personnages principaux du récit : Kevin, le créateur, et Oswald, la créature. Plus qu’une dualité, c’est même un parallélisme antithétique : Oswald croit incarner le vrai Billy Bat alors que Kevin est accusé d’être un imposteur ; Oswald cherche à entrer en communication avec la chauve-souris et Kevin fait tout pour ne plus la voir ni l’entendre ; Oswald a l’ambition mégalomane d’être un héros, comme le martèle plusieurs fois le récit, tandis que Kevin a les plus grandes difficultés à assumer ce rôle ; Oswald, au final, est du côté du mal, même s’il l’ignore, et Kevin sert manifestement les intérêts du bien. Ce parallélisme problématise le rôle de la représentation, qui échappe à tout manichéisme : d’un côté la difficile place du créateur submergé par les visions qu’il a du monde, et de l’autre la créature, ou le lecteur, dans l’inconfortable position de celui qui doit comprendre, juger, interpréter, au risque de se faire manipuler. Le manga se situe dans ce fascinant entredeux où le récit raconte sa création et sa réception, et dans lequel il rappelle toutes les interférences qui séparent ces deux pôles.

Dans ce même tome, Urasawa creuse aussi la dualité entre les deux entités Billy Bat, le bon et le mauvais, la noire ou la blanche. On a signalé auparavant que Billy Bat conciliait deux figures populaires de la contre-culture américaine : Batman et Mickey Mouse. Ici, les clins d’œil à Mickey, qui restaient jusque-là plutôt implicites, deviennent de plus en plus clairs. Le parc d’attraction « Billyland » offre plus d’une allusion explicite à Disneyland, avec, en particulier, la présence du château de la Belle au Bois Dormant. De manière plus directe encore, le nouveau personnage de Chuck Culkin, proclamé à tort « père de Billy Bat », représente de manière à peine dissimulée Walt Disney lui-même. Si l’apparence physique va dans ce sens (moustache, gomina), c’est surtout le studio de télévision de l’émission « Billy Bat Hour » qui rappelle le bureau dans lequel Walt Disney se mettait en scène pour lancer ses dessins animés sur le petit écran, et où il apparaissait comme la figure-même du conteur d’histoires moralisatrices et paternalistes. Le caractère tout à fait ambigu de la chose consiste dans le fait que Chuck Culkin n’est pas ce qu’il paraît être et dévoie l’image originelle de Disney. Loin d’être le philanthrope que tous admirent, il tire les ficelles d’obscures machinations dont l’une consiste à vouloir assassiner le président Kennedy et donc réduire à néant sa volonté politique de « débarrasser le pays des ténèbres qui l’assombrissent ». Les apparences sont trompeuses : l’homme qui représente le bien s’avère être un imposteur et, pire encore, un criminel, tandis que Kevin, obligé de se cacher, accusé de meurtre, alcoolique, se bat pour sauver le monde. La noire, la blanche, le bon, le mauvais ne possèdent pas le sens qui leur est attribué traditionnellement ; les pistes se brouillent, les valeurs se renversent, et le faux-semblant fait loi.

Une autre image frappante marque une fois encore l’ambiguïté et le trouble que le récit cherche à semer chez le lecteur. Le personnage en costume de Billy Bat affable, que l’on suit au début du tome 4, semble sympathique, attentionné à l’égard d’un enfant pour lequel il dénoue une situation délicate, et apparaît même en tête de turc de ses employeurs, plutôt cyniques (ce qui ne fait qu’accroitre notre empathie). Quelle surprise lorsqu’on s’aperçoit que sous le masque de Billy Bat se cache en réalité Lee Harvey Oswald, futur assassin présumé de JFK ! Plus qu’une figuration dichotomique entre le bien et le mal, la bande dessinée privilégie un système de représentation fondé sur la poupée gigogne, incarné ici par Oswald dans le costume de Billy Bat, à travers laquelle on s’aperçoit que le bien dissimule toujours le mal et où le mal abrite une part de bien. Le rôle qu’on devait attribuer à l’un s’avère s’épanouir à l’exact opposé, comme si la moralité ne reposait pas sur une simple alternative manichéenne, mais sur la remise en question, sur le déchirement des apparences et le dépouillement de la réalité. Cette ambivalence de l’image, on la retrouve parfaitement formulée sous la plume de Pacôme Thiellement, au détour de son essai sur la série Lost, quand il évoque les images d’Epinal : « Lorsque nous commençons à analyser une image qui nous est chère, nous commençons à réveiller la fée et l’ange que le dragon et la vieille sorcière ont autrefois été. La prison dont ils souffraient, au sein de notre propre conscience, avait transformé nos adjuvants en opposants » [1]. Se confronter à l’image, c’est s’exposer à ce renversement, à cette révélation, de telle façon qu’elle contient toujours en elle une initiation.


Cette vision rappelle la manière dont se matérialise Billy Bat sur la planche de Kevin à la fin du tome 4. Il existe là aussi une dichotomie entre sa silhouette, cintrée dans un imperméable, et son ombre projetée sur la page, dessinant ses ailes déployées. Urasawa montre bien ici que l’apparence de Billy Bat cache quelque chose, qu’il dissimule des ailes sous sa veste, et que seul le dessin est capable de les dévoiler (la page blanche se fait le support de cette ombre projetée, comme elle est support du dessin). Les ailes déployées, la vérité de l’animal dans tout son épanouissement, son archétype symbolique, rappellent une réplique de Billy, le détective, au tout début de la série, à chaque fois qu’on lui suggère de se servir de ses ailes : « On ne se connaît pas encore assez pour s’envoyer en l’air », jouant sur l’ambiguïté des termes liées au vol. La phrase pourrait se traduire par la « connaissance », certes, mais c’est celle du dessin, le rapport étroit avec lui, la capacité de maîtrise et de déchiffrement de la représentation, qui semble être la seule clé pour distinguer le vrai du faux, pour « s’élever » par-delà les apparences trompeuses. « On ne se connaît pas encore assez pour s’envoyer en l’air » : on n’est pas aller suffisamment loin au-delà des apparences, au-delà du vernis de la réalité, pour pouvoir accéder à un niveau de réalité supérieur, au dénuement de la vérité… Ainsi, la grande ambition narrative du manga consiste à utiliser le dessin et la représentation pour faire tomber les masques, et de cette façon retourner les valeurs du réel pour instaurer un climat constant de suspicion et de paranoïa à l’égard des faux-semblants.

La cohérence des références et des interférences entre réalité et fiction, entre le réel et la représentation qui en est donnée, est poussée à un tel point qu’elle confine d’ailleurs au vertige. Un dernier détail pour illustrer cela : Kevin dessine les événements occultes qui se déroulent dans les coulisses de l’histoire, dictés par la chauve-souris omnipotente, et représente en particulier l’endoctrinement que subit Oswald (ou pour être plus précis les multiples versions de lui-même). La transfiguration animalière du comic de Kevin le conduit à crypter la réalité et représente Lee Harvey Oswald sous la forme d’un lapin. Or, on sait aussi désormais qu’Oswald est un pantin entre les mains de Chuck Culkin, l’alter-ego de Walt Disney. Se souvient-on alors que la première création de Disney, son premier essai sur la route du succès, avant le coup de génie de Mickey Mouse, s’appelait précisément Oswald, le Lapin Chanceux ? Ce rapprochement par la figure du lapin ne fait qu’accentuer la manipulation dont fait l’objet Oswald, comparé qu’il est à une pure création de Disney/Culkin.

Ainsi, il se cache toujours quelque chose derrière le voile des apparences.

la représentation du monde

La question qui se pose constamment dans le manga – « ta chauve-souris, c’est la noire ou bien la blanche ? » – répercute de manière exemplaire une problématique plus large concernant les modalités de la représentation. La chauve-souris représente-t-elle le mal ou le bien ? Quel est le pouvoir du dessin, de l’acte créateur de la mimèsis ? Qu’est-ce que la représentation du réel implique ? Quand le mangaka évoque les origines du dessin en alléguant la possibilité que la toute première production graphique ait pu représenter une chauve-souris, on n’est pas loin des mythes fondateurs. Selon Pline L’Ancien, c’est Dibutade, fille d’un potier de Corinthe, qui la première a tracé sur un mur les contours de l’ombre projetée de son amant avant d’en être séparée. Ici encore, le dessin tire ses origines du contraste entre le noir et le blanc, entre l’ombre et la lumière − contrastes que la chauve-souris incarne parfaitement, comme on a pu le voir. Ainsi, la dichotomie du contraste noir et blanc n’en appelle pas seulement au simple manichéisme du bien et du mal, mais tire son essence des origines de la représentation elle-même.

Autre mythe dont on peut déceler implicitement l’allusion, celui de « l’allégorie de la caverne » telle qu’elle est racontée par Platon, dont on trouve un écho dans l’épisode féodal du ninja. Inventée par le père de la philosophie dans le but de livrer sa vision du monde, cette histoire pourrait en effet avoir une application pertinente dans la péripétie de la grotte intervenant au début du troisième tome de Billy Bat. Selon Platon, les hommes sont comme enchaînés dans une caverne. Ils n’ont jamais vu directement la lumière du jour, dont ils ne connaissent que le faible rayonnement qui parvient à pénétrer jusqu’à eux. Des choses et d’eux-mêmes, ils ne connaissent que les ombres projetées sur les murs de leur caverne par un feu allumé derrière eux, ombres qu’ils prennent pour la réalité, alors qu’elles ne sont qu’illusion. Si l’un d’entre eux se libère de ses chaînes, et qu’il se retourne vers le feu qui symbolise alors la connaissance, il pourra percevoir toute l’étendue et toute la violence de la vérité.

Le motif des ombres, de l’obscurité et de la lumière, extrait de cet apologue, a clairement sa place au sein de Billy Bat, surtout dans son rapport à la représentation du réel. Pour Platon, cette image dans la grotte est trompeuse (justement par sa nature-même de représentation), et c’est exactement la morale qu’on peut tirer de l’histoire du ninja. Déjà, dans cet épisode, on observe que les figures de l’ombre et de la grotte sont associées à celle du retournement ; à l’instar des hommes dans le récit de Platon, c’est en se retournant que les personnages, à l’enfance comme à l’âge adulte, aperçoivent la silhouette de la chauve-souris. On n’irait certes pas jusqu’à parier que cet animal, deus ex machina de l’Histoire de l’humanité, détient toute la vérité profonde du monde (même si l’épisode avec le Christ tend à l’élever au rang de dieu – ou d’équivalent à un dieu), mais le fait est que dans cet épisode, comme dans l’allégorie de la caverne, les apparences sont mensongères : les vieux amis ne sont en fait que des traîtres, un vieillard bourru est plus redoutable qu’une armée de ninjas, le héros n’est pas ce qu’il paraissait être et la mission à laquelle il s’adonnait corps et âme, puisqu’il y mettait toute sa foi, s’avère contraire aux intérêts qu’il croit défendre.

De la même manière qu’il ne faut pas se fier aux ombres que projette le monde, l’acte de représentation consiste alors en quelque sorte à trahir la réalité (l’ambiguïté des deux portraits-robots du tome 2, qui ne dénoncent pas le même coupable, va dans ce sens). Dans Billy Bat, l’image qui est donnée de la réalité s’incarne toujours dans la fausseté la plus sournoise : il est probable que Kevin n’est pas l’assassin de son ami japonais, de même que la prostituée n’est pas la dévoyée qu’on pourrait croire, et ce jusqu’aux multiples faux-coupables et faux-ennemis (les Soviétiques, les Japonais, les Américains, les Afro-américains, les adversaires du ninja…) – ce qui rappelle d’ailleurs la mise en abyme introductive du récit, au volume 1, dans laquelle le détective Billy Bat était aux prises avec plusieurs faux-semblants insolubles dans la veine des enquêtes les plus hermétiques de Dashiell Hammett. Dans le tome 4, le motif du faux-semblant est exposé clairement par Kevin, qui parle des multiples versions de Lee Harvey Oswald comme de « leurres ». D’ailleurs, l’ambivalence du faux-semblant, son caractère trompeur et trouble, apparaît bien dans l’image qu’en donne Kevin : il ne parvient pas à saisir le personnage d’Oswald, le lapin reste à l’état d’ébauche sur les planches, comme brouillé dans la logique de la représentation.

Représenter le mal, en saisir la nature-même, s’en faire une image précise, identifier le coupable, définir l’essence de la part obscure de l’Homme, tels sont les enjeux de l’œuvre d’Urasawa de manière générale (de Monster jusqu’à Pluto, dans lequel l’humanité des robots allait de pair avec des pulsions réprimées) et des personnages de Billy Bat en particulier. Et saisir le mal, c’est en cerner les contours, c’est en délimiter les contrastes par le noir et blanc, c’est utiliser le dessin pour le confondre, pour le révéler à la lumière de la représentation. C’est là que le manga offre toute sa dimension politique, puisqu’il ne s’agit pas seulement de représenter la réalité, mais d’interagir avec elle. Le mangaka du tome 2, mais aussi Bill Bat lui-même à la fin du tome 4, affirment que le dessin a la capacité d’empêcher les catastrophes de se réaliser : les représenter, c’est les désamorcer, un peu comme dans le principe de la catharsis, qui vise à purger les passions de l’homme par leur représentation. Toutes les déclinaisons autour du noir et du blanc, toutes les occurrences de la mise en abyme du geste créateur, tout le jeu sur les apparences de la réalité et l’ambivalence des images servent en somme à porter un discours réflexif qui consiste à défendre le dessin comme moyen d’agir sur le réel. Le dessin ne vise donc pas tant à incarner un moment du faux qu’à le confondre. L’expressionisme du noir et blanc à son origine contribue à établir un système de représentation qui consiste à démêler l’écheveau des ténèbres pour mettre à jour l’essence de notre réalité et le repentir de nos faiblesses.

Au début du quatrième volume, un enfant veut montrer le « vrai » visage de Billy Bat à Lee Harvey Oswald, et l’esquisse est à peine tracée de manière rudimentaire sur le sol que l’esprit du personnage se manifeste à l’anti-héros, s’adressant à lui en termes aussi familiers qu’énigmatiques. On le voit bien à travers cet épisode, le dessin permet autant d’évoquer que d’invoquer, il en appelle à l’esprit-même de ce qu’il donne à voir, et son pouvoir dépasse la représentation du réel pour accéder à une réalité transcendantale. Il en va de même pour le récit dans sa globalité. Naoki Urasawa signe là encore un manga magnifique et profondément engagé dans les fondements de son art. La quête identitaire de ses héros devient plus que jamais intemporelle et universelle, se doublant d’une volonté de cerner le mal en soi, le mal du monde, et les beautés de l’humanité – en noir et blanc, les couleurs de l’âme.

Nicolas Tellop

[1] Pacôme Thiellement, Les Mêmes Yeux que Lost, page 45 (Editions Léo Scheer, Variations XII)