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doctor strange

Jean-Paul Jennequin

Paru dans Strange Tales No.131, avril 1965 | planche 10 | 56 x 34,6 cm | encre de Chine et gouache blanche sur papier | inv. 95.29.1

[octobre 2012]

À l’insu du Docteur Strange, le maléfique Baron Mordo s’est allié au terrible Dormammu, maître d’une autre dimension. Attaqué et mis en déroute par Mordo, le héros est en fuite, poursuivi par les agents de son ennemi juré, tant humains que spectraux. À Hong Kong, il est parvenu non sans mal à s’embarquer à bord d’un avion pour rentrer aux États-Unis. Mais un spectre l’a retrouvé. Strange le bat sous sa forme ectoplasmique et, sur cette page, il sème les autres spectres envoyés en renfort en empruntant l’apparence de son poursuivant vaincu. Tandis que son avion s’éloigne, Dr Strange réfléchit à son prochain objectif : trouver « la source de la nouvelle puissance de Mordo ». La conclusion de cette page, dernière de l’épisode, n’est qu’un répit dans une intrigue fort longue pour l’époque.

En effet, nous sommes au tout début de 1965 (le comic book Strange Tales No.131 où paraît cette histoire est antidaté du mois d’avril) et le « maître des arts mystiques » vient à peine de survivre au deuxième volet d’une quête qui durera au total douze numéros. Le Marvel Comics Group, éditeur de Strange Tales, est alors à la pointe de l’innovation, car la publication d’un feuilleton d’une telle durée est une pratique encore rare, les comic books publiant en général des histoires complètes.
Cette audace n’est pas à mettre au crédit du scénariste Stan Lee, qui ne rédige que les textes narratifs et les dialogues de la bande, mais bien de Steve Ditko, officiellement crédité comme seul dessinateur, mais en réalité responsable de l’intrigue, du découpage, et des dessins finis. Ditko est donc pratiquement seul maître à bord, comme c’est le cas également pour son autre série régulière, The Amazing Spider-Man.

La ressemblance entre les deux séries s’arrête là : si les aventures de Spider-Man sont celles d’un super-héros certes très original mais néanmoins traditionnel, le Docteur Strange est en revanche hautement atypique pour les années 1960. En effet, il n’a pas de double identité et ses pouvoirs sont issus de la magie plutôt que de la science. Il côtoie donc en permanence des univers en marge du monde « normal », des univers que les individus ordinaires ne peuvent percevoir. Cette dualité du monde est très bien mise en valeur dans cet épisode où le héros, traqué de toute parts, reste en permanence en costume « civil » et n’apparaît dans ses habits de magicien que sous sa forme éthérée. Le thème de l’identité secrète, évacué d’emblée dans la bande (tout le monde sait que le Dr Strange est magicien), réapparaît sous une forme nouvelle (la majorité de la population ne croit pas à la magie, et n’a pas conscience de sa réalité).

La juxtaposition du banal et du surnaturel est renforcée par la mise en page de Ditko, les merveilles graphiques de Dr Strange ayant toujours lieu dans le cadre d’un découpage très régulier. Cela ne rend que plus étonnante cette succession de cases. Dans la troisième, le lecteur se retrouve, par le biais du héros, à adopter un point de vue proprement impossible pour un être humain normal (regarder en arrière dans le sillage d’un avion en train de s’élever dans les airs). Dans le bandeau central, les formes spectrales de Strange et de ses poursuivants semblent n’avoir pas plus de substance que les nuages qui les entourent. Dans la sixième case, les véhicules terrestres (avion et bateaux) semblent tous partir dans une même direction tandis que les créatures non humaines partent dans la direction opposée, accentuant encore une fois la séparation de notre monde d’avec « l’autre monde ».

La huitième case illustre comment le Dr Strange est, littéralement, l’homme de deux univers : tandis que sa forme ectoplasmique réintègre son corps de chair, les autres passagers de l’avion ne se sont rendus compte ni du combat qui l’a opposé à un spectre à la page précédente, ni du retour dans son corps de sa forme ectoplasmique.

Cette planche met également en valeur quelques-uns des tics graphiques de Ditko : la grande souplesse de ses personnages, le caractère presque grimaçant des expressions de leur visage, et l’expressivité des mains. Chez Ditko, les mains parlent autant que les visages.

Jean-Paul Jennequin