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billy bat ou le dessein des dessins (1)

Nicolas Tellop

Depuis quelques mois, les éditions Pika éditent en France la dernière série en date de Naoki Urasawa (associé cette fois-ci à Takashi Nagasaki) : le déjà fameux Billy Bat. Cette parution offre l’occasion d’admirer une fois de plus la singularité du mangaka, qui associe, avec un brio finalement bien rare, le suspense le plus haletant avec une dialectique fascinante oscillant constamment entre la réalité et sa représentation. Car ouvrir un manga d’Urasawa, c’est plonger dans un monde qui conjugue la frénésie addictive d’un récit à l’obsession pour le dessin et les multiples pouvoirs qui lui sont attribués.

le dessin avant billy bat

Dans toutes les histoires de l’auteur japonais, le dessin occupe une place centrale. En effet dans Monster (inoubliable relecture du faux-coupable hitchcockien, à la lisière du surnaturel), la clé de l’énigme concernant la personnalité du nouveau Mabuse, figure incarnée du mal, réside dans un livre illustré pour enfants, dont les images apportent une lumière particulière sur les motivations du personnage.

De façon encore plus nette, dans le chef-d’œuvre apocalyptique et mélancolique 20th Century Boys, le mystère et son élucidation prennent leur source dans un « cahier de prédictions » où les personnages principaux, enfants, se racontaient des histoires dont ils étaient les héros et mettaient en scène la destruction du monde à travers leurs dessins. Pluto procède d’une démarche plus retorse et plus ambigüe dans ce rapport à l’image fondatrice : il s’agit là carrément d’une relecture-prolongement d’un épisode de la série d’Osuma Tezuka Astro Boy : « Le Robot Le Plus Fort Du Monde » – mais on pourrait citer aussi ce passage si caractéristique de la poétique d’Urasawa, dans lequel ledit Pluto se retrouve frappé d’amnésie et peint sur un mur un champ de fleurs, image édénique d’un bonheur et d’une harmonie perdus, dont le scénario donnera l’explication plus tard, puisque cette image renferme encore la réponse à bien des questions. Qui plus est, Pluto évoque des robots qui sont plus que des robots, des androïdes dotés d’une âme et de sentiments, des artefacts animés d’une étincelle autre que simplement électrique. Les créatures s’élèvent alors au même niveau que leurs créateurs, ils en sont si bien l’imitation qu’ils en deviennent humains, à leur tour.

Ainsi le manga parle-t-il de la puissance de la mímèsis, du pouvoir créateur du simulacre (mais aussi de son versant destructeur : les robots de Pluto sont à l’origine des armes de destruction, certains sont des meurtriers), de la vie contenue dans l’artifice. Imitation, mímèsis, simulacre, artifice : voilà des termes qui peuvent s’appliquer autant à un humanoïde qu’au dessin lui-même. Or, Astro Boy fait coïncider ces deux natures de l’artefact, puisqu’il est à la fois machine créée par le professeur Tenma et dessin conçu par Osuma Tezuka. De là à voir dans Pluto une mise en abyme complexe et sinueuse du dessin et de l’ « âme » qu’il peut contenir, il n’y a qu’un pas. On remarquera par ailleurs que l’image fondatrice du récit est à chaque fois associée à l’enfance (le livre pour enfants, le cahier réalisé dans l’enfance, Astro l’enfant-robot), comme pour montrer l’origine profonde du dessin, intrinsèquement liée à la constitution d’une personnalité, d’un individu, d’une histoire.

À chaque reprise, le récit prend donc ses bases dans une sorte d’image originelle sur laquelle il s’agit de faire retour (comme il y a fréquemment retour vers l’enfance, d’ailleurs, ou du moins vers le passé, pour expliquer les lacunes de l’âge adulte). En cela, Urasawa n’est pas bien loin du cinéma de Brian De Palma, ou encore du Blow Up d’Antonioni, sans oublier la nouvelle de Cortázar dont ce dernier film est tiré, Les Fils de la Vierge : en effet, chez ces cinéastes et dans ce texte, il s’agit de revenir sur une image-source, une photo, un plan, une séquence, dont les faux-semblants sont trop complexes pour avoir été percés dès la première vue – alors, il faut sans cesse s’y référer, ressasser, décortiquer, disséquer, démultiplier, explorer le moindre détail, pour extraire au final la plus petite parcelle de sens qui explique l’ensemble. Quand Antonioni met en scène cela avec le photographe de Blow Up, quand De Palma décline brillamment toutes les variations possibles sur ce thème dans Obsession, Blow Out, Mission : Impossible ou Snake Eyes, ils parlent du cinéma et du rapport du voyeur/spectateur à l’image vue/projetée (et ils en disent bien des choses qui ne concernent pas notre propos ici). Quand Naoki Urasawa adopte à peu près une démarche comparable, mais qu’il remplace l’image photographiée et l’image filmée par l’image dessinée, par le geste aussi créateur que destructeur que cette image induit, son discours se fait lui aussi éminemment réflexif.

mise en abyme

La nouvelle série de Naoki Urasawa, Billy Bat, explicite toute cette démarche réflexive autour du dessin et le discours quasi politique qui peut s’en dégager. En effet, le manga commence par les quelques pages d’un comics que le personnage central du récit, Kevin Yamagata, fils d’émigrés japonais aux USA, est en train de dessiner. Encore une fois, la mise en abyme fonctionne de la même manière que chez De Palma au cinéma : les premières planches ne sont pas celles du récit que veut raconter Naoki Urasawa, mais celles sur lesquelles travaille Kevin Yamagata, le geste créateur de la bande dessinée étant ainsi lui-même représenté à l’intérieur de la bande dessinée. À cet effet, Urasawa joue avec virtuosité sur les codes du manga : on sait que ces publications en volume ont coutume de proposer leurs premières pages en couleur, pour laisser ensuite la place à un noir et blanc dominant, forme d’expression privilégiée du genre. Or, dans le cas du premier tome de Billy Bat, les pages colorisées sont celles qui sont censées être dessinées par Kevin, et lorsqu’on passe du récit enchâssé au récit cadre, la couleur s’estompe progressivement, le dessin s’effrite pour laisser place au crayonné, les bulles se font muettes, et enfin la planche en vient à être évidée par le blanc de la page, une plume extradiégétique surgissant dans la diégèse pour se faire le relais d’une autre réalité, celle du dessinateur interrompant son travail, parce qu’il estime que le scénario n’est pas crédible.

Le véritable héros du manga n’est donc pas Billy Bat, mais son créateur : Kevin. Ses comics sont très populaires, et les deux policiers qui font irruption dans son atelier reconnaissent aussitôt la chauve-souris détective, même si l’un d’entre eux affirme l’avoir déjà vu dans un autre contexte au Japon. Cette révélation contraint alors le dessinateur à faire un voyage dans son pays d’origine, pour découvrir s’il existe vraiment un autre personnage comme le sien, qu’il aurait inconsciemment plagié à la suite du service militaire effectué là-bas quelques années plus tôt. On voit bien ici toute la portée du « retour », qui n’est pas seulement retour sur l’image originelle de Billy Bat, mais retour sur les origines de Kevin elles-mêmes. La mise en abyme occasionne alors cette fameuse quête de l’image manquante, de l’image inconsciente refoulée, qui est aussi quête de l’identité, comme on pouvait l’avoir dans Monster ou 20th Century Boys – à la différence près que cette image-source, ce n’est plus seulement une des clés possibles de l’énigme, mais c’est celle du dessin lui-même, la clé de la représentation.

Considérant cette ligne directrice fondamentale, la mise en abyme du dessin est constante dans les deux premiers tomes de Billy Bat. On peut d’abord et évidemment citer les représentations répétées des planches de Kevin qui émaillent le récit (et ce dans tous leurs états : planches crayonnées, encrées, avec ou sans lettrages, pages froissées ou manipulées avec précaution– elles représentent alors les différentes étapes du travail du dessinateur, entre essais rejetés et œuvre finalisée et imprimée). Plus tard, elles laissent place aux planches du vieux mangaka qui a créé de son côté au Japon un « Bat Boy », personnage étrangement similaire à Billy Bat, dont les cases se mélangent fréquemment à celle du récit, soulignant par cet enchevêtrement le rapport viscéral que le dessin entretient avec la réalité représentée. Qui plus est, ce mystérieux mangaka dispensera à Kevin une sorte de cours sur l’art séquentiel et le dessin, invoquant à ce propos Osamu Tezuka (encore et toujours lui – le mangaka arbore d’ailleurs les mêmes signes distinctifs : béret et lunettes rondes) et démontrant le principe de création graphique à travers le dessin en perspective d’un verre. Par ailleurs, Kevin dessinera aussi la prostituée qui le recueille et qui s’offre à lui comme modèle érotique ; lui-même fera l’objet d’un portrait-robot dont on verra différentes étapes de réalisation. Et tout cela sans compter le dessin en couverture des deux versions du « manuscrit de la chauve-souris » (l’album et le rouleau), les graffitis, les dessins éphémères sur le sol et dans le sable…

Et puis, il sera toujours question du dessin et de ses enjeux : trouver l’image originelle, bien sûr, mais aussi dessiner la suite, trouver le bon prolongement, faire le bon dessin, acheter le matériel nécessaire, avoir la vision inspiratrice… Des problématiques qui sont habituellement celles des auteurs, mais qui deviennent ici celles des personnages du récit lui-même. Le dessin, au lieu de n’être que le medium ordinaire du récit comme il l’est habituellement, se voit élever au rang d’enjeu et d’acteur principal de cette étonnante histoire : tour à tour objet de la quête, adjuvant et opposant, comme on le verra prochainement.

(à suivre)

Nicolas Tellop