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gil jourdan : le chinois à deux roues

Nicolas Tellop

planche 26 | 1966 | album Dupuis 1967| 51 x 41 cm | encre de Chine sur papier | inv. 82.11.3

[septembre 2012]

On assiste dans cette planche extraite du Chinois à deux roues au terme d’une course poursuite, et ce topos est l’occasion pour Tillieux de se mesurer à la question du rythme. La planche se divise en deux parties : d’abord quatre cases qui occupent la première moitié de la page, et puis une très grande case à laquelle est consacrée toute la deuxième moitié. La première bande se focalise sur les poursuivants, la deuxième sur le poursuivi (Gil Jourdan, héros de la série), et la grande case, enfin, sur leur rencontre brutale.

Si l’on compare ces deux parties et ce qui s’y passe, on comprend que l’intention du dessinateur est de créer une montée en intensité qui trouve son paroxysme à la dernière case. Les quatre premières offrent d’abord des instantanés de l’action très proches les uns des autres, comme le montre leur articulation. En effet, le bandit n’a pas le temps de finir sa phrase dans la première vignette, ni le verbe qu’il a commencé à prononcer, et qui débute par un « f » – à la case suivante, il hurle au conducteur « FREINE !! », injonction qui reprend la première lettre du verbe avorté de sa précédente réplique : la parole est saisie dans une continuité fluide, en un seul et même élan glissant d’une case à l’autre. La vitesse est suggérée de manière plus visuelle dans la deuxième bande où l’on voit d’abord Jourdan sauter de la camionnette en marche, et puis celle-ci poursuivre sa course alors que le héros n’est plus qu’à peine visible au bord de la case : Tillieux conserve ainsi approximativement le même cadrage d’une vignette à l’autre, la dérive des deux objets (le véhicule vers le point de fuite, Gil Jourdan vers le hors-champ) s’expliquant par la rapidité de l’enchaînement. La dernière case représente enfin les deux véhicules se percutant de manière doublement spectaculaire : d’abord en raison du choc qui se produit, et puis par la place disproportionnée qui lui est accordée sur la planche.

À travers la gestion de l’espace, on obtient donc deux rythmes différents : la précipitation grâce à l’enchaînement des premières cases, qui figure l’accélération, et puis une suspension, un peu comme un ralenti, avec cette case démesurée qui semble freiner le temps de la lecture, obligeant le lecteur à s’y arrêter pour en considérer toute l’importance. Le récit n’est que la pure allégorie de ce travail sur le rythme, avec ces voitures qui roulent à tombeau ouvert dans la première partie, et qui se voient violemment immobilisés dans la deuxième.

Mais si l’espace apparaît comme vecteur de rythme, il se fait aussi l’instrument de la dislocation. Il n’y a qu’à observer la désorientation de la séquence qui brouille la hiérarchie du sens de lecture. En effet, dans l’espace diégétique, les bandits sont en bas et Jourdan en haut ; sur la planche, c’est le contraire. De plus, dans la première bande, les bandits regardent vers le haut, tandis qu’à la deuxième le détective a les yeux baissés vers le bas. Ainsi, les valeurs sont renversées, le haut en bas et le bas en haut, les regards bifurquant dans chaque sens alors qu’ils devraient se croiser… La précipitation du rythme a donc pour corolaire la désarticulation des espaces physiques, mis sens dessus dessous.

À cela s’ajoute la pratique du surcadrage, les vitres et les portières de chaque véhicule renvoyant en abyme aux cadres des cases elles-mêmes, véhicules du récit : à la fin, ces cadrages intérieurs à l’image éclatent au sein d’une seule case dans laquelle s’incarne le chaos. Là, la dislocation ne se réalise plus d’une case à l’autre, mais se poursuit à l’intérieur-même de cette dernière image, jonction de toutes les forces contraires, collision destructrice d’espaces autonomes.

Nicolas Tellop