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the spirit : showdown with the octopus

Gilles Ciment

The Spirit | planche 3 | 1947 | 57,3 x 36,4 cm | encre de Chine et gouache blanche sur papier

dérober l’essentiel

Ni dans Comics and Sequential Art, ni dans Graphic Storytelling, Will Eisner n’a commenté cette planche du Spirit, qui aurait pourtant pu servir d’exemple à quelques enseignements du dessinateur-pédagogue, tant elle semble réunir ses marottes, à l’exception notable de la "page comme métacase", notion qu’il ne développera et poussera à son paroxysme qu’ultérieurement. Si elle n’exploite pas encore le tressage-fusion par disparition du cadre, la mise en page obéit au principe eisnerien selon lequel les cases étroites juxtaposées de façon rapprochée traduiront la confusion, la tension, la fébrilité, jusqu’à la panique. Les huit cases hautes d’affilée, occupant les deux tiers supérieurs de la planche, remplissent cette fonction : le personnage qui tient la lampe torche - dont nous partageons la découverte progressive des lieux et des indices - est dans l’expectative, et rien de ce qu’il découvre n’est rassurant. Puis deux cases, élargissant progressivement le cadre, viennent conclure la séquence en apportant en deux temps l’explication des indices recueillis dans les précédentes. La première laisse apparaître, dans le faisceau de lumière, le visage d’un "Crusher" lui-même bien écrabouillé, la seconde fait apparaître un second personnage et révèle le fin mot de la situation : si Crusher s’est évadé, il a été repris par le Spirit, qui ne faisait qu’attendre la visite de Mr. Octopus, son ennemi de toujours à qui il a tendu un piège.

Publiée en 1947, cette planche (troisième de l’épisode intitulé Showdown) perpétue surtout l’amour de Will Eisner pour le film noir et son esthétique qui doit tant à l’expressionnisme allemand, amour qu’il déclare dans ses poursuites nocturnes dans des ruelles, ses décors éclairés par des lucarnes dont les barreaux jettent au sol des ombres exagérées... La présente planche est dans un registre plus discret, mais on en trouve de nombreuses occurrences dans l’oeuvre d’Eisner : trouant l’obscurité, le faisceau d’une lampe (ailleurs la lueur d’une cigarette, un filet de lumière sous une porte...) dévoile successivement quelques détails d’une pièce vide, comme autant d’indices de ce qui s’y est déroulé ou de ce qu’on y attend. Ici, le procédé est clairement utilisé pour suggérer que ce qui est "mis en lumière" n’est pas le plus important : c’est le noir épais couvrant l’essentiel de la planche qui cache si profondément deux éléments qu’il les désigne comme primordiaux, à savoir d’une part le visage du mystérieux ennemi (on ne voit que son gant, sa torche et le canon de son revolver), d’autre part le traquenard du Spirit. Dans la suite du récit, Octopus se dérobera encore au regard de Denny Colt, lequel sortira même provisoirement aveugle de cette péripétie, comme puni d’avoir voulu sortir l’inconnu énigmatique des ténèbres auquel il appartient. Lumière/obscurité, vue/cécité, bien/mal : les oppositions traditionnelles sont ici un peu bousculées, comme se plaît à le faire Eisner dans les aventures de son héros ambivalent.