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valérian : les héros de l’équinoxe

Gilles Ciment

Valérian | Tome 8 | planches 16-17 | 1978 | album écrit par Dargaud | 40 x 50 cm | encre de Chine sur papier | scénario CHRISTIN Pierre

les quatre champions de la tabularité

Pour assurer le peuplement de leur planète, les anciens de Simlane ont fait appel à quatre champions venus d’autres mondes pour affronter les forces de la matière, les monstres du règne animal et les pièges de l’esprit, avant que le meilleur des quatre soit désigné par la mère suprême de Filène comme l’élu qui la fécondera et donnera naissance à une nouvelle génération. Parmi ces quatre "héros de l’équinoxe", Valérian représente aussi dignement que possible la Terre et le gouvernement de Galaxity qui l’a envoyé.

Consacrée aux épreuves de ce concours hors du commun et à la façon dont les surmontent ces concurrents dissemblables, la moitié centrale de l’album use de différents dispositifs pour opposer les itinéraires et les caractères, découpant le plus souvent la planche en quatre parties. Opposé à des "superhéros" faisant tous trois référence à des courants politiques du XXème siècle terrien (le fascisme du guerrier wagnérien emprunté à Druillet, le communisme de l’ouvrier colossal et l’écologie du mage à la main verte inspiré de Moebius), Valérian incarne l’homme ordinaire, sans plus de charisme que de pouvoirs. En héros éponyme, il occupe le haut de cette double page, première du dispositif en question. Mais dès la page suivante, il fera une chute terrible qui le maintiendra en bas de page (et dans l’obscurité) pour le reste de son périple.

Ces planches se caractérisent par une triple originalité : l’utilisation d’un hypercadre étendu à la double page ; la lecture parallèle des quatre actions sur autant de strips se déroulant de la gauche de la page paire (où chaque protagoniste s’élance dans la course) à la droite de la page impaire (où chacun se retrouve déjà dans une situation délicate adaptée à sa typologie), se poursuivant même ainsi sur cinq pages en-tières ; l’insertion d’une ou deux cases à l’intérieur d’un bandeau occupant toute la largeur de l’espace investi.

Les Héros de l’équinoxe est paru à la fin d’une décennie qui vit le neu-vième art marqué par l’explosion du système des cases et l’investissement de l’espace tabulaire de la planche par un certain courant de la bande dessinée (dont Druillet fut le porte-étendard) et le septième art s’illustrer par de nouveaux effets de montage et par un découpage de l’écran emprunté aux nouvelles technologies expérimentées à la télévision et en vidéo. Par analogie, la tentation fut grande, à l’époque, d’employer une terminologie propre au cinéma pour décrire les effets à l’oeuvre ici : montage alterné, split screen...

Montage alterné ? Ces termes utilisés au cinéma pour décrire plusieurs actions menées de front, le point de vue passant successivement de l’une à l’autre, ne peuvent s’appliquer. Si "alterné" conviendrait au montage filmique, la mise en pages de Mézières relèverait davantage du "parallèle" ; quant au "montage", il ne sert pas à distribuer les actions, mais plutôt à séquencer chacune (par des "fondus" dans une même image-bandeau et par des "cuts" matérialisés par l’insertion d’une case dans le déroulé de cette bande horizontale). Split screen ? Comment emprunter pareille terminologie au cinéma, alors même que la bande dessinée a depuis toujours eu recours à des procédés de juxtaposition d’images, importés par le cinéma moderne ?

Ces deux planches nous paraissent idéales pour démontrer l’absurdité de telles comparaisons et dire combien la grammaire de la bande dessinée manque cruellement d’une terminologie à la hauteur de sa richesse.