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la conquête de l’espace (touristes, héros volants et globe-trotters)

Laurent Gerbier

[août 2012]

Le XIXème siècle a connu un ensemble de transformations du rapport des hommes à l’espace, liées à la révolution industrielle et à ses conséquences. Modification de la représentation de l’espace planétaire par le biais de l’exploration et de la colonisation, bouleversement de l’expérience du voyage sous l’effet du développement de nouveaux moyens de transport, mutation du cadre même de l’existence avec l’explosion rapide de l’urbanisation, toutes les formes de l’expérience et de la représentation de l’espace sont affectées. Parmi les arts narratifs et visuels qui tentent de rendre compte de ces transformations du rapport à l’espace, la bande dessinée occupe une place privilégiée – peut-être parce qu’elle ne cesse, elle-même, de redéfinir sa propre manière d’occuper et de construire l’espace de la planche, de la page et du dessin.

La bande dessinée va ainsi développer un certain nombre de dispositifs visuels et narratifs destinés, d’une part, à intégrer et à « digérer » les nouvelles formes de l’expérience spatiale pour en tirer de nouveaux effets (c’est-à-dire de nouveaux moyens de solliciter et de captiver le regard des spectateurs potentiels) ; d’autre part, par le biais même de cette intégration, à apprivoiser cette expérience moderne de l’espace, la domestiquer, et rendre l’espace habitable par les hommes entre lesquels circulent ces représentations. C’est dans cette perspective que je vais essayer de replacer les deux globe-trotters emblématiques de l’école franco-belge, Tintin et Spirou, que leurs aventures conduisent à quadriller la surface de la planète en proposant des images nouvelles du mouvement, du déplacement et du voyage.

Mais, pour montrer de quelle manière ils s’inscrivent dans ce vaste « travail d’imagination de l’espace » que réalise la bande dessinée du XIXème au XXème siècle, il faut commencer par affronter un paradoxe : cette « littérature industrielle » [1] et dessinée a probablement été inventée, au contraire, pour dénoncer la transformation des expériences et des pratiques de l’espace moderne sous l’effet de la révolution industrielle.

espace, mouvement et progrès

Pour saisir ce paradoxe, il faut se tourner vers celui que l’on a pris l’habitude de considérer comme l’inventeur de la bande dessinée au sens moderne du terme : Rodolphe Töpffer [2].
« [Le progrès] ne laisse rien en place, balaye tout devant lui ; il creuse, mine, plâtre, bouleverse, canalise ; il fait des campagnes une officine, des chemins une machine à wagons, des hommes, des charbonniers ou des actionnaires, un tas de drôles véhiculant, voulant véhiculer, ne demandant qu’à véhiculer, qui vous véhiculeront ; n’en doutez pas. Et je ne veux pas, moi, qu’on me véhicule ; je ne veux pas !… » [3]

Ainsi s’exprime Töpffer, en 1835, dans un petit essai intitulé Du Progrès. Le père de la bande dessinée y vilipende la manie du siècle, touché par la révolution industrielle et son culte de la vitesse. Rien n’est pire, aux yeux de Töpffer, que cette frénésie de la nouveauté et du mouvement permanent ; et rien ne représente mieux cette frénésie que le développement du tourisme, qu’il moque deux ans plus tard dans un nouvel opuscule, Du touriste et de l’artiste en Suisse : le tourisme, c’est le voyage transformé en commerce, la flânerie tranquille détrônée par la visite au galop, les calmes paysages livrés en pâture à des spectateurs pressés. « Grand malheur pour un pays quand c’est la boutique qui se charge de le faire connaître au monde ! » [4] – ainsi se lamente Töpffer devant ses chères Alpes suisses transformées par le tourisme en un spectacle hâtif et minuté.

Töpffer, en effet, se tient aux premières loges : c’est bien dans les Alpes que le tourisme naît en ce premier tiers du XIXe siècle. En 1836, John Murray publie à Londres le premier de ses Handbooks for Travellers, justement consacré à la Suisse ; et Adolphe Joanne en 1841 publie chez Hachette son Itinéraire descriptif et historique de la Suisse. Prenant la suite du Grand Tour, voyage initiatique et didactique à travers l’Europe auquel sacrifiaient les jeunes élites européennes du XVIIème et du XVIIIème siècle, ces voyages de découverte et de loisir annoncent l’ère du tourisme de masse [5].

Or Rodolphe Töpffer déteste cette manière de voyager, et ce sentiment ne s’exprime pas seulement dans ses essais. Comme l’a magistralement montré Thierry Smolderen, les histoires dessinées produites par Töpffer entre 1827 et 1844 constituent le pendant narratif et visuel de sa critique théorique du progrès et de la vitesse mécanique de l’âge moderne : « […] son langage visuel de l’action progressive combinait tous les systèmes, toutes les injonctions, tous les modèles qui caractérisaient à ses yeux la stupidité du monde industriel [6]. »

Cependant, si Töpffer a pu développer, avec une ironie mordante, un langage visuel séquentiel destiné à caricaturer les mouvements saccadés auxquels le monde moderne et son progrès condamnaient l’humanité, c’est bien parce que ce langage est propre à exprimer ces mouvements, à représenter ces déplacements, et à appréhender les nouvelles manières d’occuper l’espace qui caractérisent l’ère industrielle. Non seulement Töpffer n’a pas empêché le développement du tourisme et de la machine à vapeur – le trajet de Londres à Genève, qui prenait quinze jours au début de son siècle, n’en prend plus que quatre à sa mort – mais encore la forme même des récits qu’il avait imaginés pour moquer cette agitation a engendré un des outils narratifs et visuels les plus efficaces pour accompagner et exprimer ces mutations, qu’il abhorrait tant, de l’existence spatiale de l’humanité [7].

Ainsi la bande dessinée est peut-être devenue, au grand dam de son inventeur même, un art tout spécialement propre à peindre l’accélération du voyage et la segmentation de l’espace qu’a entraîné la révolution industrielle – un art du « tour » sinon du tourisme, un art de l’espace bouleversé, traversé par des trajectoires nouvelles, soumis à de profonds changements d’échelle. Cet « art du tour » joue un rôle important dans la construction des aventures de Tintin et de Spirou, mais il faut aussi prendre en compte deux autres mutations de la représentation de l’espace dont ils héritent et qu’ils approfondissent : l’invention du regard urbain, et l’exploration des espaces fluides.

le « tour » dessiné, un voyage circulaire

Publié en feuilleton dans le Poetical Magazine de Londres en 1809, The Schoolmaster’s Tour de Rowlandson et Combe est un des premiers exemples de cet « art du tour » appelé à jouer un rôle central dans le développement des littératures dessinées. Le succès du recueil, édité en 1812 sous le titre The Tour of Dr Syntax in Search of the Picturesque, lui vaudra de nombreuses rééditions, traductions et copies à travers l’Europe – et ses auteurs lui donneront trois suites, entre 1812 et 1822.

Le modèle du « tour dessiné » s’impose dans les décennies qui suivent comme une des manières les plus efficaces de « promener » le lecteur des histoires en images, en utilisant leurs personnages comme des points de vue mobiles, dont les déplacements permettent une infinie variété de tableaux et de points de vues, successivement exotiques, pittoresques ou humoristiques. Ainsi, de la Famille Fenouillard de Christophe (1889) au Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan (1925), on ne compte plus les héros voyageurs que leur créateur lance sur les routes, en une galopade frénétique qui multiplie les images variées tout en abolissant les distances.

Le modèle du « tour » présente par ailleurs l’immense avantage de domestiquer le voyage, puisqu’il lui impose une forme circulaire : comme son nom l’indique, le « tour » est bouclé sur lui-même, et si ses héros se lancent dans d’improbables périples, c’est toujours pour mieux manifester l’annulation de tout véritable déplacement, puisqu’ils finissent invariablement par rentrer chez eux (Tintin à Moulinsart ou rue du Labrador, Spirou à Champignac ou dans la maison qu’il occupe avec Fantasio).

Or cette circularité du « tour » se révèle particulièrement adaptée à une autre forme de circularité récurrente : celle de la publication sérielle. La forme éditoriale du feuilleton, puis de la série, se coule en effet avec une extrême facilité dans la forme narrative du « tour », qui permet à chaque aventure-voyage de se refermer en fin d’épisode et d’autoriser ainsi, au début de l’épisode suivant, les héros à « repartir » exactement du même point, sans progression réelle ni déplacement effectif qui les transformerait : le « tour » rend ainsi possible le prolongement indéfini de la série parce que, bouclé sur lui-même, les aventures qu’ils comprend n’affectent jamais réellement des personnages qui se trouvent, à chaque retour, lavés de leur voyage et restaurés dans leur condition et leur lieu de départ, prêts pour une nouvelle aventure.

Tintin (1929) et Spirou (1938) s’inscrivent parfaitement dans ce modèle : leurs aventures les entraînent dans une série de voyages autour du globe, de sorte que la matrice de leurs aventures est la variation même de leurs destinations géographiques successives – successives, et successivement annulées par l’éternel retour au foyer. Tintin en donne un exemple frappant : défini dès sa création en 1929 comme un reporter pour le Petit Vingtième, Tintin se trouve engagé dans une aventure que son intitulé même (« au pays des soviets ») identifie d’abord géographiquement.

L’évolution du paratexte éditorial, de 1929 jusqu’aux rééditions en couleurs chez Casterman en 1942, est riche d’enseignements : ainsi, Les aventures de Tintin, reporter au « Petit Vingtième » se déroulent d’abord au pays des soviets (en 1930), puis au Congo (1931), puis en Amérique (1932). Dans cette première version de la syntaxe du titre, un titre générique mentionne la qualité de reporter de Tintin et le nom du journal qui l’emploie [8], puis spécifie une destination géographique. Ainsi, l’ordre même qui engendre la série est immédiatement identifié comme une déclinaison topique, dans laquelle on s’attend à ce qu’au fil des semaines le héros soit successivement projeté dans des « lieux » différents. En 1934, le passage des albums des éditions du Petit Vingtième aux éditions Casterman impose un changement de cette syntaxe, mais le principe de la déclinaison topique est conservé : simplement, le titre de l’épisode prend désormais son autonomie syntaxique, et le titre générique n’est plus qu’un sur-titre, composé dans un corps nettement plus petit [9].

Les Cigares du Pharaon sont ainsi sur-titrés « Les aventures de Tintin, reporter en Orient », et en 1936 Le Lotus Bleu est sur-titré « Les aventures de Tintin, reporter en Extrême-Orient ».

Puis, en 1937, L’Oreille cassée ne porte plus en sur-titre que « Les aventures de Tintin, reporter » : c’est la présentation qu’adoptent également, la même année, les rééditions des albums antérieurs, ainsi qu’en 1938 la première édition de L’Île Noire. Enfin, à partir de 1939, aussi bien pour le nouvel album (Le Sceptre d’Ottokar) que pour les rééditions des précédents, le sur-titre ne mentionne plus que « Les aventures de Tintin », adoptant la syntaxe définitive qui apparaît toujours dans les éditions actuelles.

Cependant, la modification de la syntaxe des titres n’affecte pas les aventures elles-mêmes, qui continuent d’obéir au principe de « déclinaison topique », conduisant Tintin à effectuer à chaque nouvel album un nouveau « tour », de l’Amérique à l’Afrique, du Tibet à la Syldavie, du fond des mers à la Lune. Les aventures de Spirou obéissent à la même topique : lui aussi devenu journaliste [10], il parcourt le monde, et ses trajectoires recoupent celles de Tintin, de l’Amérique latine imaginaire (la Palombie de Franquin répondant au San Theodoros d’Hergé) à l’Asie, en passant par l’espace (Rob-Vel envoie Spirou sur la planète Zigomus dès 1943, Tintin marche sur la Lune en 1954, et Spirou l’y rejoint en 2011 dans La Face cachée du Z). Le quadrillage géographique, renforcé dans les deux séries par le recours régulier à des cartes plus ou moins fantaisistes, s’inscrit dans la logique circulaire du « tour » : chaque aventure se conclut ainsi par un « retour » qui restaure la situation initiale et permet de préparer les personnages à un nouveau départ.

transport moderne et espace urbain

S’il annule les effets spatiaux du voyage dans la restauration circulaire de la situation de départ, le « tour » n’abolit pas pour autant le déplacement lui-même : au contraire, il permet au récit de se concentrer non seulement sur la variété des paysages et des situations mais aussi et surtout sur le transport lui-même. La variété des moyens de locomotion qu’emploient Tintin et Spirou incarne cette fascination du « véhicule », que Töpffer, décidément visionnaire, dénonçait dès 1835 : les héros voyagent à pied, à cheval, en calèche, en bateau, bientôt en train, ou en ballon ; au fur et à mesure qu’apparaissent les moyens de transports modernes, le voyage en bande dessinée se révèle parfaitement apte à les intégrer dans la frénésie de mouvements qu’il orchestre. Après le chemin de fer et l’aérostat, ce seront bientôt la voiture, l’avion, puis la fusée qui permettront aux personnages de couvrir l’espace de la planète de leurs trajectoires.

Le train occupe bien sûr dans cette gamme de moyens de déplacement une place privilégiée : machine à vapeur, il est l’emblème de la révolution industrielle et du transport moderne, non seulement du point de vue de la maîtrise des longues distances, mais aussi du point de vue de la réorganisation de l’espace urbain. Le développement très rapide des villes modernes, sous l’effet de la révolution industrielle [11], bouleverse en effet les modes de vie, en particulier dans leur composante spatiale : le train est un des dispositifs qui permettent de retranscrire graphiquement les nouvelles trajectoires qui s’ouvrent dans la ville moderne, comme le montre dès 1886 une représentation du Paris moderne publiée par Robida en couverture de La Caricature. La ville est traversée de rails et de wagons, selon une économie graphique qui rappelle les montagnes russes et des parcs d’attraction et des expositions internationales : la première grande roue, la Ferris Wheel, est d’ailleurs inaugurée en 1893 lors de la World’s Columbian Exposition de Chicago − qui devait si fort impressionner Winsor McCay − et les constructions audacieuses de Burnham et Olmsted pour la White City qui en constituait le cœur ont évidemment inspiré les architectures urbaines démesurées et proliférantes de Little Nemo.

L’expérience nouvelle de l’espace urbain, agrandi et transformé par la modernité, trouve là un moyen de s’exprimer : la ville moderne s’apprivoise par l’image, et réciproquement l’image se nourrit de la ville moderne, qui lui offre une infinité d’occasions pour saisir le spectateur et l’arracher sans cesse à son confortable point de vue. Il s’agit toujours en même temps de le bousculer et de l’accoutumer, de le surprendre et de le familiariser avec cet espace nouveau. Les changements de point de vue, et en particulier la multiplication des « vues d’en haut », jouent à ce titre un rôle essentiel. Le voyage en ballon est le premier à permettre de jouer sur cette vue du ciel : on le rencontre déjà dans la Famille Fenouillard de Christophe, mais on le retrouve aussi chez Zig et Puce, ou dans les planches de Spirou dessinée par Rob-Vel en 1939. Il permet de projeter le lecteur-spectateur dans l’espace, jouant simultanément de sa déstabilisation et de la maîtrise spatiale que lui offre ce point de vue inédit.

Ce système visuel est particulièrement important dans la genèse des comic books, dont les récits s’inscrivent dans un constant effort des produits culturels de masse pour proposer des outils de domestication de l’espace qui sont aussi des attractions visuelles. Ainsi les super-héros, qu’ils volent ou qu’ils bondissent de gratte-ciel en gratte-ciel, remplissent la même fonction que l’aérostat de la Famille Fenouillard : à ce titre, ils ne constituent pas tant des personnages que des dispositifs narratifs et visuels permettant d’adopter ce « point de vue de surplomb » que les dessinateurs cherchaient déjà, avant leur invention, à adopter. Six ans avant la première parution du Superman de Siegel et Schuster dans le premier numéro d’Action Comics (1938), Frank King, dans une sunday page de Gasoline Alley, utilisait le « truc » du tapis volant pour proposer une de ces « vues d’en haut » qui déstabilisent et fascinent le lecteur. Superman, à ce compte, n’est lui-même qu’un tapis volant perfectionné, un artifice narratif permettant de faire accepter au lecteur la promenade qu’on va désormais lui offrir dans l’espace des villes qu’il habite. On comprend ainsi dans quel sens on peut affirmer qu’« il y a indubitablement un lien entre le medium des comics et la grande ville comme espace de la vie moderne [12] ».

De ce point de vue, les héros globe-trotters de la bande dessinée franco-belge relèvent indubitablement du même dispositif narratif et visuel, et de la même époque des littératures dessinées, que leurs homologues américains super-héroïques [13]. Inventés en même temps qu’eux [14], ce sont, comme eux, des domestiqueurs d’espace aussi bien que des attractions spatiales, et s’ils ne sont pas aussi intimement liés à l’espace urbain que les super-héros américains (pas de Superman sans Metropolis, ni de Batman sans Gotham City), Tintin et Spirou n’en offrent pas moins, eux aussi, des « vues renversantes » sur la ville moderne [15]. Toutefois, leur fonction spatiale principale est plus directement liée à l’espace géographique qu’à l’espace urbain.

espace fluide et touriste universel

Quadrillant la planète, investissant l’espace urbain, empruntant tous les moyens de transport possibles, l’aventurier-reporter va voir et revient : il circule librement dans un monde fluide, qui lui est ouvert. Il contourne tous les obstacles à la circulation concrète des hommes : les régions les plus inhospitalières (le désert, les glaces arctiques, l’Himalaya) lui sont aussi accessibles que les pays les plus fermés (le Çatung ou le Touboutt-Chan de Spirou répondant au San Theodoros ou à la Bordurie de Tintin). Les obstacles et les frontières se trouvent ainsi littéralement balayés, par la convergence d’une logique narrative qui fait du monde un immense spectacle offert au regard du journaliste occidental, et d’une logique visuelle qui, par l’unité et la lisibilité du trait, « lisse » la variété des paysages et l’exotisme des destinations. Aussi à l’aise sous tous les climats, dans tous les pays et avec toutes les langues, le héros explore le monde pour le compte du lecteur et lui en ramène les images – reportages ou conférences.

Cette fluidité s’étend à des espaces plus inattendus : ainsi Tintin et Spirou se déplacent avec la même facilité sous l’eau ou dans l’espace que sur terre ou dans les airs, assistés par les trouvailles des inventeurs qui les secondent (le sous-marin de Tournesol [16] annonçant les scaphandres de Pacôme de Champignac [17], et le bolide du professeur Stratos [18] anticipant la fusée lunaire [19]). Les distances et les milieux disparaissent devant ces explorateurs que l’espace n’affecte pas : ce sont eux, au contraire, qui affectent l’espace, y dessinent leurs cheminement, en contractent les dimensions, et en offrent finalement les compte-rendus en image à leurs lecteurs, représentés dans les récits eux-mêmes par les lecteurs de leurs reportages et les auditeurs de leurs conférences.

Partout chez eux, les héros globe-trotters contractent ainsi la diversité géographique et urbaine pour faire de leurs aventures des aventures spatiales : tandis que le jeu des cadrages et des mises en page exploite toutes les potentialités de cette spatialité représentée, les récits eux-mêmes remplissent une fonction de lissage et de contraction, rassemblant la variété du monde en un spectacle où se succèdent les lieux, à la fois moteurs et décors de l’intrigue. L’aventure est alors avant tout un lieu, ce que manifeste parfaitement le projet d’Hergé, finalement abandonné, qui envisageait de dessiner une aventure de Tintin qui se serait déroulée toute entière dans un aéroport : dans un entretien avec Numa Sadoul, Hergé nomme parfaitement cette fonction de contraction spatiale des récits du globe-trotter (« L’aéroport est un centre riche de possibilités humaines, un point de convergence de diverses nationalités : le monde entier se trouve en réduction, dans un aéroport ! Là, tout peut arriver, des tragédies, des gags, de l’exotisme, de l’aventure... »), mais il avoue aussi, avec une franchise frappante, que la mécanique des aventures spatiales est avant tout topique (« J’ai une idée, ou plutôt, une fois encore, j’ai un lieu, un décor [20] […] »).

Une idée, ou plutôt un lieu : c’est là le moteur véritable des aventures spatiales des globe-trotters, touristes universels qui apprivoisent pour leur lecteur la richesse et la variété des expériences de l’espace que leur propose le monde moderne.

Laurent Gerbier

[1] L’expression est employée par Sainte-Beuve en 1839 dans un article de la Revue des Deux Mondes à propos du roman-feuilleton, mais elle peut aisément se transposer aux « feuilletons dessinés » qui vont envahir la presse de masse dans la seconde moitié du XIXème siècle.

[2] Je n’entre pas ici dans la question débattue de l’invention de Töpffer, et je me contente de renvoyer à l’ouvrage publié par Thierry Groensteen et Benoît Peeters, Töpffer. L’invention de la bande dessinée, Paris, Hermann, 1994.

[3] Rodolphe Töpffer, Du Progrès dans ses rapports avec le petit bourgeois et les maîtres d’école (1835), Cognac, Le Temps qu’il fait, 2001, p. 16.

[4] Rodolphe Töpffer, Du Paysage alpestre, précédé de Du Touriste et de l’artiste en Suisse (1837), La Rochelle, Rumeur des Âges, 1994, p. 10.

[5] Voir Alain Corbin, « Du loisir cultivé à la classe de loisir », in L’Avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Flammarion, 1995. Sur le tourisme anglais en Suisse, particulièrement attaqué par Töpffer, voir Laurent Tissot, Naissance d’une industrie touristique. Les Anglais et la Suisse au XIXème siècle, Lausanne, Payot, 2001.

[6] Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée. De William Hogarth à Winsor McCay, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2009, p. 54 (c’est l’auteur qui souligne).

[7] Ainsi on réédite et on relit les histoires dessinées de Töpffer, de Mr Vieux-Bois à l’Histoire d’Albert ; mais ses Voyages en Zig-Zag, véritable apologie de la flânerie pré-romantique, encore pénétrée de l’éloge de la promenade qui inspirait à la fin du XVIIIe siècle les Rêveries du promeneur solitaire de son compatriote Rousseau, sont oubliés.

[8] Sur la genèse et les origines du héros-journaliste, voir Guillaume Pinson, « Tintin avant Tintin. Origines médiatiques et romanesques du héros reporter », dans R. Grutman et M. Prévost (dir.), Hergé reporter : Tintin en contexte, Études françaises, No 46/2, Presses de l’Université de Montréal, 2010, p. 11-26.

[9] Le motif de cette modification est évidemment le changement d’éditeur : il n’y a plus de sens à faire de Tintin un reporter du Petit Vingtième, puisque ce ne sont plus les éditions du Petit Vingtième qui publient les albums.Cela rend précisément instructive la nouvelle syntaxe, qui semble impliquer que la série est assez installée pour que son titre générique soit détaché et plus discret, mais qui maintient tout de même le principe essentiel d’une distribution des albums par destination géographique, indiquant qu’on a bien là la clef de la succession des « aventures », au moins jusqu’en 1939.

[10] Bien que ce ne soit pas, contrairement à Tintin, un principe de départ de la série : groom au Moustic Hôtel, Spirou ne devient journaliste que dans un second temps, par contamination avec son ami Fantasio, reporter au Moustique, l’autre journal de la maison Dupuis, créé en 1924.

[11] Un seul exemple, classique : Chicago. La ville, fondée en 1833 sur le site d’un portage de canoë, compte 200 habitants. En 1840, elle en compte 4000. En 1880, 500 000. En 1890, elle a passé le million.

[12] Jörn Ahrens et Arno Meteling, Comics and the City. Urban Space in Print, Picture and Sequence, New York, Continuum, 2010, « Introduction », p. 5.

[13] Il est frappant qu’en 1943, alors que les bandes américaines ne parvenaient plus en Europe, ce soit Jijé qui ait repris le Superman de Siegel et Shuster publié dans Spirou à côté des aventures de Spirou lui-même.

[14] Superman est créé en 1938 par Siegel et Shuster ; la même année, Rob-Vel crée Spirou pour Dupuis. Mais Tintin existe depuis 1929, et Batman ne fera son apparition qu’en 1939.

[15] Héros franco-belges et super-héros américains possèdent par ailleurs une autre caractéristique commune, que je ne peux qu’indiquer brièvement ici : leur rapport au journalisme. Le métier de Tintin et de Fantasio, puis de Spirou, est en effet le métier qu’exercent aussi les super-héros « en civil » (par exemple Clark Kent pour Superman, Peter Parker pour Spiderman).

[16] Hergé, Le Secret de la Licorne, 1943.

[17] Franquin, Spirou et les hommes-bulles, 1957.

[18] Rob-Vel, Spirou sur la planète Zigomus, 1943.

[19] Hergé, Objectif Lune, 1953, et On a marché sur la Lune, 1954.

[20] Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé, Casterman, 1976, p. 320.