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l’invitation au voyage dans les premières bandes dessinées d’expression française : une excursion dans le corpus graphique du XIXème siècle

Camille Filliot

[août 2012]

La thématique du voyage humoristique [1], que le déplacement soit d’agrément, d’exploration, de quête, d’initiation, à but scientifique ou hygiénique, constitue le moteur narratif de la grande majorité des premières bandes dessinées publiées en France, en album et dans la presse. C’est que le XIXème siècle qui les voit naître hérite des découvertes scientifiques et géographiques du siècle précédent lesquelles alimentent un intérêt toujours plus fort pour les contrées inconnues ou inexplorées. Plus encore, les progrès techniques et l’essor des moyens de transports non seulement donnent le goût des déplacements mais construisent un « imaginaire du voyage » avec toute une littérature axée sur le récit de ces périples réels ou fictionnels.

À plusieurs titres, les origines de la bande dessinée sont directement liées à l’idée de voyage. L’initiateur de ce nouveau moyen d’expression, le Genevois Rodolphe Töpffer, puise son inspiration initiale dans des récits de voyage et notamment dans The Tour of Doctor Syntax in Search of the Picturesque [2], que son père lui aurait rapporté d’un séjour en Angleterre. De plus, l’idée de la séquence en images se trouve en germe dans Les Voyages en zig-zag, ces récits illustrés des excursions dans les Alpes que Töpffer effectuait annuellement avec les élèves de son pensionnat. Deux de ses « histoires en estampes » sont donc naturellement les récits graphiques de voyages mouvementés et rocambolesques : le Docteur Festus (1840) part à dos de mulet pour « un grand voyage d’instruction » tandis que l’Histoire de Monsieur Cryptogame (1845) amène le personnage à embarquer pour le Nouveau Monde. Sous l’impulsion de ces odyssées imaginées par Töpffer, instituées en modèles, l’aventure itinérante devient le motif qui tisse la trame de bandes dessinées signées Cham, Gustave Doré, Léonce Petit, Gabriel Liquier ou encore Christophe. Le nombre de voyages en images rencontrés à partir de la Monarchie de Juillet et jusqu’à la fin du siècle pousse donc à s’interroger sur cette accointance et les fondements qui lient si étroitement le nouveau médium à ce motif originel [3].

le voyage comme trame narrative

Pour un moyen d’expression qui cherche encore sa spécificité malgré les propositions théoriques de Töpffer [4], le choix récurrent du thème du voyage se comprend d’abord à la lumière de la structure proprement narrative qu’il suppose. Une même définition peut en effet s’appliquer au voyage et au récit. Selon Greimas, le récit est la représentation d’un événement impliquant une transformation, c’est-à-dire le passage d’un état E à un état E’. Le voyage peut se contenter de cette définition minimale si on le considère comme le déplacement d’un lieu A vers un lieu B, avec retour éventuel vers le lieu A initial. Dans les deux cas, le parcours entre les deux états ou les deux lieux induit une phase d’exposition ou de préparation, une suite d’épisodes ou d’étapes et un dénouement ou une arrivée – qui peut être le commencement d’un nouveau récit ou d’un nouveau voyage. Tout récit obéissant au schéma narratif canonique peut ainsi être considéré comme une métaphore du voyage. À l’inverse, tout voyage rapporté obéit couramment à cette structure du récit. Dès lors, la ligne conductrice de l’itinéraire permet aux premières bandes dessinées de faire entrer facilement l’image dans le domaine de la « littérature en estampes » [5].

Dans les années 1830, qui voient naître l’histoire graphique, l’emploi de l’image reste en effet cantonné au domaine des Beaux-Arts, de la peinture à la caricature. Le récit est le domaine réservé de la littérature orale et écrite ; la possibilité de raconter au moyen de dessins n’a rien d’évident. Le poids de la hiérarchie esthétique, qui place l’image gravée et caricaturale au rang le plus bas, pèse également sur les artistes frileux à l’idée de combiner les deux systèmes sémiotiques de l’écrit et du dessin en se condamnant à déchoir au rang de simples « caricaturistes ». C’est pourquoi, dans ses débuts à Paris, la bande dessinée n’a pas de spécificité propre et se confond fréquemment, dans son usage, avec la caricature. Un album signé par Cham illustre parfaitement ce balancement caractéristique au XIXe siècle entre l’art de la caricature et celui de la bande dessinée. Il s’agit d’un ouvrage intitulé Ah quel plaisir de voyager !, publié en 1855 par la Maison Martinet Hautecœur frères.

D’un format vertical – et non à l’italienne comme les albums d’inspiration töpfferienne – cet album suit le parcours d’un parisien se rendant à Bruxelles pour visiter la ville. Jamais nommé, le personnage assure par sa présence tout au long du voyage la cohésion d’une histoire qui n’en est pas une à part entière. En effet, si la chaîne actantielle est maintenue par l’itinéraire touristique qui oblige un développement de type causalo-déductif – propre à toute narration –, certaines planches de l’album opèrent un décrochement et semblent avoir été conçues selon le modèle très répandu à l’époque de l’assemblage d’images. De nombreux albums de Cham [6] constituent de la sorte des compilations de vignettes regroupées en vertu d’une thématique commune mais n’ayant pas entre elles de rapport séquentiel. Dans Ah quel plaisir de voyager !, l’usage non narratif du texte signale cette prégnance du modèle compilatoire. Dans la majorité des cases, la part écrite est réduite à des phrases nominales, à l’infinitif ou ressortissant au dialogue. Parfois même, un titre entre l’image et la légende vient renforcer cette autonomisation et oriente la vignette du côté de la caricature telle qu’elle se pratique dans les journaux illustrés satiriques.

Hybride, cet album montre combien l’histoire en images inspire et s’inspire des pratiques graphiques qui connaissent un essor formidable au XIXème siècle, grâce aux progrès de l’imprimerie : s’exerçant à la fois à la caricature et à la bande dessinée, Cham mêle ces deux genres en reléguant la notion de littérature au second plan. On verra toutefois dans le reste de notre corpus que la thématique de l’expédition, par sa forte propension à faire naître un récit, assure à la bande dessinée un statut exclusivement narratif qui la différencie des autres formes d’expression par l’image.

le feuilleton du déplacement

Malgré quelques tâtonnements, la bande dessinée propose dès ses débuts de raconter une histoire à l’aide d’une combinaison de mots et d’images. Cette histoire est donc souvent celle d’un parisien ou d’un provincial, parfois d’un animal, s’engageant dans un voyage proche ou lointain, de façon volontaire ou fortuite. Caractéristique du récit de voyage, la structure feuilletonesque est celle qui préside à la réalisation de la plupart de ces bandes dessinées inaugurales. Par sa découpe en épisodes, qui constituent des étapes chronologiques, géographiques, initiatiques ou locomotives, le voyage permet à la bande dessinée de se rapprocher d’un genre dont le succès n’est plus à prouver sous la Monarchie de Juillet : le roman-feuilleton [7]. Soumis au rythme de parution des revues qui le publient par morceaux, le roman-feuilleton à destination des classes populaires attire rapidement de nombreux lecteurs comme de nombreux auteurs. Avec une esthétique fondée sur les effets de découpage, de suspens et de surprise, il parvient en effet à capter un lectorat qui attend la prochaine livraison avec impatience.

Suivant une structure feuilletonesque relativement proche, le récit de voyage en images multiplie les séquences ayant une certaine autonomie rendue possible par leur unité géographique ou événementielle. Les Mésaventures de M. Bêton, par Léonce Petit, correspondent parfaitement à cette idée. L’« odyssée comique » [8] de M. Bêton, « empailleur de l’Académie des Sciences de Valognes », peut se découper en plusieurs séquences qui représentent chacune une étape dans le déroulement global du récit.

Ainsi la première moitié de l’album rapporte-t-elle l’inquiétude de M. Bêton face au « vide de son existence ». Il se décide à consulter un médecin, qui lui conseille de séjourner dans la capitale. Puis vient le temps du voyage, très chaotique, décrit sur une quinzaine de planches avant que ne se déroulent successivement les scènes du « bal Constant » puis du « Grand Théâtre des Merveilles de la Nature ». Cette périodisation facilite la prépublication de l’album, en 1867-1868, par le journal Le Hanneton illustré, satirique et littéraire, sur pas moins de vingt-huit numéros, au rythme d’une à deux planches [9]. Par nature fragmentable, le thème du récit de voyage offre aux premières bandes dessinées l’occasion de figurer dans la presse et obtenir ainsi une meilleure visibilité et un lectorat plus important.

Cette idée convainc Töpffer de pré-publier son Histoire de Monsieur Cryptogame, après qu’elle a été redessinée par Cham, dans le journal L’Illustration du 25 janvier au 21 avril 1845. Peu avant, l’album Voyage de Paris dans l’Amérique du Sud de Cham – publié par Aubert en 1844 – est simultanément proposé à la publication en épisodes à suivre dans Le Charivari, dans une version raccourcie et sous le titre abrégé Voyage en Amérique, du 1er décembre 1844 au 9 janvier 1845. Sans doute le retranchement d’épisodes du voyage doit-il piquer la curiosité du lecteur et encourager l’achat de l’un des premiers albums à s’affranchir, en raison de sa diffusion journalistique, du format oblong lancé par Töpffer.

Toujours dans Le Charivari, le voyage est exceptionnellement l’occasion d’une satire politique qui témoigne du raidissement conservateur du journal après les journées révolutionnaires de février 1848. Avant leur parution complète dans la Revue comique de la semaine en 1849, rubrique menée essentiellement par Cham à cette période, les épisodes de P.-J. Proudhon en voyage sont rassemblés en un « album comique à un franc ». Le socialiste Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), objet d’une multitude de caricatures très appréciées des lecteurs, devient sous le crayon de Cham un personnage de fiction emmené en Belgique, en Suisse, en Russie, en Chine et sur la Lune. Les clichés de chaque pays et leurs gouvernements respectifs donnent lieu à la raillerie de ses idées les plus critiquées au sujet de la famille ou de la propriété. Emporté par l’odyssée en images, Proudhon dépasse la figure de l’homme engagé pour devenir « notre voyageur ». À l’épreuve de la bande dessinée, la caricature politique gagne la captation de l’imaginaire du lecteur ; celui-ci ne décode plus seulement un discours prélevé parmi d’autres, où chaque vignette estompe la précédente, mais s’investit dans la constitution d’un sens global que produit l’ensemble des images.

Un feuilleton où le dessinateur se met en scène, Voyage exécuté autour du monde par le capitaine Cham et par son parapluie (1852), se charge ensuite d’annoncer l’orientation non politique qu’est forcée de prendre la caricature sous le Second Empire : s’apercevant que la « mine de caricatures » politiques est interdite, que la caricature du « bourgeois de Paris » est déjà fort usée, Cham propose à son crayon « une promenade autour du monde pour se livrer à la recherche de nouveaux sujets ».

Pour soutenir l’intérêt des lecteurs, l’histoire en images se doit d’entretenir une certaine frénésie, plus encore lorsqu’elle est feuilletonesque. Pour cela, le thème du voyage fournit à l’auteur l’occasion de développer un nombre considérable de rebondissements tout en conservant une unité et une continuité que prend en charge l’itinéraire ou le but donné au trajet. Dans la mesure où le mouvement crée l’événement, chaque expédition voit son avalanche de péripéties s’abattre sur les voyageurs. Ainsi, les excursions entreprises par nos aventuriers de papier sont invariablement perturbées pour des raisons improbables ou déviées de leur trajet initial, donc à proprement parler « ex-centriques ». Les aléas des moyens de transport utilisés sont un motif dynamique qui fait particulièrement rebondir l’action. Dans Voyage de Paris dans l’Amérique du Sud, Cham en use continuellement, si bien que chaque séquence de l’album est centrée sur un véhicule. Dans cette histoire se rencontrent pas moins de sept modes de transport, offrant un éventail à peu près complet des moyens disponibles à l’époque : M. Clopinet emprunte successivement un fiacre, un cabriolet, une diligence, une malle-poste, un bateau à vapeur et le chemin de fer, pour finalement ne pas dépasser Le Havre et décider de revenir à Paris à pied ! Si autant de véhicules sont requis pour effectuer Paris-Le Havre, c’est qu’ils finissent tous par subir un incident, que ce soit la perte d’une roue, la chute dans un fossé, l’attaque par une bande de voleurs, ou encore la perte de la cheminée du bateau et la collision avec un autre convoi pour le train. En véritable conteur, Cham ménage les effets de rupture et de surprise à l’aide de locutions adverbiales qui rythment le récit. Les « tout à coup », « mais ! » ou « patatra ! » agrémentent les péripéties ; la racine grecque du mot, qui signifie « tomber autour, tomber sur », prend ici tout son sens. Un usage spécifique des points de suspension vient également cultiver l’effet de chute, comme dans cette légende précisant que « Le fiacre va…….ventre à terre ».

touristes et voyageurs à l’épreuve de la caricature

Si le voyage tourne constamment à la catastrophe ou ne répond jamais au souhait de départ, c’est qu’il est effectué par des personnages ayant tous un trait de caractère commun : la bêtise ou l’incompétence. La réduction du personnage à la figure d’un « anti-héros » vient effectivement nourrir le déroulement du récit de voyage humoristique puisque, comme le résume Thierry Groensteen, « les aléas de leur pérégrinations font saillir leur foncière inadaptation au monde, leur aveuglement, leur distraction incurable, et, pour certains, une fatuité directement proportionnelle à leur défaut de jugement » [10]. Par la perte des repères et la confrontation à un univers inconnu qu’il suppose, le périple est le sujet idéal permettant de souligner cette caractéristique du personnage commune à la grande majorité des récits graphiques du dix-neuvième siècle.

Tout commence par les histoires en estampes de Töpffer et notamment par le personnage du Docteur Festus dont le « grand voyage d’instruction » se fait entièrement à l’aveugle, enfermé tour à tour dans une malle, une meule de foin, un sac de blé ou encore à l’intérieur d’un télescope géant. En plus de détenir un capital comique important, la figure du voyageur niais, naïf ou inepte alimente une certaine représentation caricaturale du touriste [11] qui se répand dans le monde des lettres et des arts en même temps que cette nouvelle activité se développe.

Dès le début du siècle en Angleterre, le personnage du Doctor Syntax dresse une image comique du touriste. Entreprenant son voyage dans le but d’écrire un récit de voyage qu’il puisse publier, Syntax représente le type même du touriste ridicule dont s’inspire Töpffer pour son Docteur Festus. Dans ses propres récits de voyage, Töpffer stigmatise lui aussi le personnage du « mauvais » touriste, notamment dans le Voyage autour du Mont-Blanc, où il se livre à une typologie des « espèces » touristiques, qu’il classe selon la mode venue des physiologies et inspirée du Voyage sentimental de Laurence Sterne. À Paris, La Physiologie du voyageur, de Maurice Alhoy, illustrée par Daumier, est publiée en 1841 : « Vivre en touriste, c’est vivre en tripède nomade, qui tient à la fois du cerf pour les jambes, de la pie pour le ramage et du singe pour son penchant à l’émulation » [12]. Le second volume des Français peints par eux-mêmes comprend également un chapitre intitulé « Le touriste », rédigé par Roger de Beauvoir, qui décrit les touristes comme « une classe distincte » formant « l’une des surfaces les plus divertissantes de la société française » [13].

C’est bien en effet le couple Vespasie et César Plumet, « retirés tout récemment de la passementerie », qui assure une grande part du comique de l’album de Gustave Doré, Des-agréments d’un voyage d’agrément [14], publié en 1851 par les éditions Aubert. Sur l’idée de M. Plumet, les deux personnages partent pour un voyage d’agrément en Suisse à la découverte des Alpes. Tandis que Vespasie s’évanouit à la moindre occasion ou pleure la tête dans son mouchoir, César Plumet cumule les attributs du touriste grotesque : par sa petite taille, d’abord, que soulignent de nombreuses cases à sa hauteur (on ne voit que les jambes du guide qui l’accompagne), par son accoutrement, ensuite – le couple choisit un « harnachement de touriste » dont les éléments tels que la visière de la casquette ou le bâton de marcheur sont exagérément allongés – et surtout par les « impressions » poétiques qu’il croit éprouver : « Là, je rougis d’une certaine timidité à la vue de l’immensité. Au dessus de moi, les pics d’Anterne comme un peigne à barbe ; au dessous, Sallanches comme un groupe de punaises de bois, les lacs, comme des écuelles de lait. Mon dieu, faites moi mourir, j’en ai assez vu ». À deux reprises, Plumet s’invente des aventures palpitantes ou dangereuses, aussitôt démenties par une note de l’éditeur : « Abusé par une imagination trop brillante, Mr Plumet a construit toute cette fatale histoire, sur un bain de pied qu’il avait pris en glissant sur les graviers de l’Arve ».

En plus du comportement et des réactions du touriste, son exploitation par une partie de la population suisse est épinglée par Doré. La satire du tourisme passe donc aussi par la mise en évidence d’une certaine « marchandisation » de la Suisse, à laquelle est consacrée la planche 18 de l’album. Chaque case y présente une nouvelle « industrie » propre au pays – le tir de canon, le chant « la la hou hou » de « deux petits Suisses », la lutte de « deux Tyroliens », le verre de lait, etc. – imposée aux voyageurs et pour laquelle est demandée une rétribution.

En juin 1852, une double page du Journal pour rire est consacrée à un autre voyage en Suisse dessiné par Doré, Une Ascension du Mont-Blanc, comme quoi l’on peut trouver le bonheur sous la neige, identifié comme un « fragment de l’album d’un jeune boursier, M. B*** » qui, à la suite d’une perte financière, envisage son suicide dans les hauts glaciers. Arrivé en Suisse, le personnage constate amèrement que les produits locaux et typiques du pays visité sont remplacés par des importations françaises : le costume d’un postillon de Longjumeau fait office d’habit bernois, l’absinthe à Lausanne vient de Paris, le fromage qu’on lui propose à Gruyère est du brie et un chalet montagnard se révèle être un cabinet de lecture où l’on peut feuilleter Le Journal pour rire.

Plus encore que l’excursion touristique, les transports en commun sont l’objet d’un nombre considérable de caricatures journalistiques. Stigmatisant avant tout les mauvaises conditions de transports, les lithographies d’Honoré Daumier en sont le remarquable témoignage. Dès 1839, Daumier réalise une lithographie montrant un omnibus tandis que sa première série des « Chemins de fer » débute en 1843. Dans les pages du Charivari notamment, nombreuses sont les caricatures de Daumier, Cham ou Gavarni soulignant l’inconfort matériel des wagons, leur encombrement ou encore l’exposition aux intempéries que subissaient les voyageurs [15]. Le thème de la promiscuité parfois mal vécue entre des passagers d’horizons très variés, particulièrement bien décrite dans les gravures de Daumier, se retrouve ainsi dans la plupart des albums. Dans les Impressions de voyage de Mr Boniface, que la librairie Paulin publie en 1844, Cham ironise sur le manque de place à l’intérieur de la diligence empruntée par le personnage pour se rendre à Boulogne-sur-Mer. Plusieurs cases montrent l’intérieur du véhicule et les situations cocasses qu’engendre la cohabitation forcée. Pourtant, Mr Boniface se rend aux « Messageries Laffite et Caillard », dont les coupés, au même titre que la malle-poste, offraient un certain confort qui se payait cher. L’intérieur du train emprunté par le personnage d’Ah quel plaisir de voyager ! est également le sujet de plusieurs vignettes, fortement inspirées des lithographies de Daumier, montrant le tableau des personnalités et des caractères réunis dans le wagon.

Plusieurs situations liées aux moyens de locomotion reviennent ainsi dans nos bandes dessinées de manière canonique : la bousculade à l’intérieur du wagon causée par les brusques déplacements du train, la rapidité des diligences ne laissant pas le temps de prendre une pause déjeuner, l’enregistrement et la remise des bagages ou encore la demande de pourboires à la fin de la course. Dans le Voyage à 5 francs – publié dans Le Charivari et Punch à Paris en 1850 – Cham souligne également le mauvais traitement des passagers par le personnel de gare : « M. Potard trouve place dans un wagon où on l’introduit avec tous les égards dus à un voyageur à 5 fr. » – il y est brusquement poussé à coups de pied. Les désagréments engendrés par ces nouveaux modes de transport sont ainsi l’objet d’une satire proprement visuelle que le médium scripto-graphique rend particulièrement bien. Grâce à la multiplicité des images mises bout à bout, la bande dessinée permet en effet de mettre en scène et d’animer des situations que la caricature fixe en une image unique. Tirant parti de la série de cases décomposant l’action, l’histoire en images offre l’illusion d’une pantomime ou d’un spectacle expressif propre à rendre les attitudes et les langages du corps.

Narration mue par une logique feuilletonesque, multiplication des péripéties, caricature et satire plaisante liées aux conditions réelles de transport, le récit de voyage en bande dessinée réunit les ingrédients qui en font une lecture précisément recherchée par les voyageurs : « The comic strip and the magazine containing it became a kind of railway literature sold in magazine or album form at station kiosks, mirroring the anxieties and terrors, the stop-and-start rhythms and hectic movement of the railways » [16]. La dernière planche du Voyage de Paris dans l’Amérique du Sud, où un convoi se dirigeant droit sur celui de Mr Clopinet finit par exploser, fait d’ailleurs référence à un tragique accident survenu le 8 mai 1842 [17]. Plus légère, une historiette de Randon, dans Le Journal pour rire de septembre 1853, donne aux lecteurs le reflet comique des mésaventures qu’ils peuvent rencontrer, à travers les déboires de M. Moutonnet effectuant Un voyage en omnibus, avec correspondance et autres agréments. Dans un journal quotidien comme le Charivari, l’histoire en images épisodique figure sans surprise aux numéros publiés le dimanche, jour par excellence du voyage d’agrément.

exotisme et dépaysement

Adressée à un large lectorat, l’histoire dessinée est à même de répondre au désir de dépaysement et d’exotisme qui anime encore la seconde moitié du XIXe siècle. Frisson de l’ailleurs et choc de la nouveauté sont bien des émotions que recherchent conjointement les lecteurs de voyages graphiques et les protagonistes de ces excursions lointaines. Voyant partout se développer les voies ferrées, s’envoler les aérostats, lancer sur les mers des navires à vapeur, ils rêvent de tours du monde et de contrées étrangères qu’il n’est plus illusoire d’envisager visiter un jour. Lancé par la campagne d’Égypte qu’entreprend Napoléon au début du siècle et qui prend l’allure d’une expédition scientifique, le goût pour l’Orient et ses représentations devient l’un des composants du courant romantique, en peinture comme en littérature. En bande dessinée, le thème orientaliste est introduit par Rodolphe Töpffer avec l’épisode situé en Algérie de l’Histoire de Mr Cryptogame créée en 1830. Probablement inspirée de la prise d’Alger par les troupes françaises le 5 juillet 1830, la séquence où Cryptogame, Elvire et l’abbé sont aux prises avec un Dey tyrannique figure dans les pages de L’Illustration au moment où l’Algérie et l’Afrique du Nord sont au centre de l’attention politique. Livrant l’image archétypale de l’Arabe cruel et stupide, cet épisode est redessiné par Cham, qui en renforce légèrement la couleur locale. En ajoutant un croissant de lune sur un turban, en remplaçant une épée droite par un yatagan recourbé et en insistant sur les caractéristiques ethniques des personnages, Cham interprète certes le dessin de Töpffer mais répond par là aux attentes d’un lectorat avide d’exotisme. Les pages de L’Illustration abondent en effet de sujets relatifs à l’Orient et une rubrique intitulée « Scènes d’Algérie » est créée à partir du quatrième volume [18]. Plus familier du costume algérien, Cham est l’auteur d’un recueil de lithographies légendées (initialement parues dans Le Charivari) intitulé Mœurs algériennes – Chinoiseries turques ; il signe aussi un album d’histoire en images situé en Turquie, La Civilisation à la porte (1847).

Amusé par l’extravagante aventure de Cryptogame, le public réclame au directeur du journal une nouvelle bande dessinée. L’aggravation de l’état de santé de Töpffer ne lui permettant pas de mener à bien une histoire qu’il a seulement ébauchée, c’est à Benjamin Roubaud qu’est passée la commande d’un nouveau voyage en images. Correspondant à Alger pour L’Illustration, Roubaud campe ainsi Les Aventures de Scipion l’Africain, lequel décide de se rendre à Alger « par le besoin de se procurer des émotions que Paris ne savait plus lui causer ». D’une intrigue assez faible, l’intérêt de cette bande dessinée réside dans la représentation folklorique des mœurs algériennes, à la manière des illustrations pour Les Mille et une Nuits. Le pittoresque, tenant à l’observation de l’inconnu et à la quête de la différence, s’y déploie dans des scènes soulignant la couleur locale : Scipion rencontre des « Indigènes dont les costumes étonnent ses regards et charment son imagination », il fume une pipe « à la manière des Orientaux », mange du « couscoussous », se rend aux bains, « se fait mosser à la mode du pays » ou encore épouse une ravissante Mauresque.

Ce court feuilleton de Roubaud connaît une filiation à travers une histoire hybride réalisée par Monta (Henri de Montaut) pour Le Journal pour rire (1849) et réimprimée pour un rouleau du Papier comique d’Aubert (1851). La Caravane de M. Bibloteau en Afrique dresse la même image d’un Orient de fantaisie à travers une « excursion de 600 fr. en Algérie ». Scipion et M. Bibloteau semblent ainsi des ancêtres du Tartarin de Tarascon (1872) d’Alphonse Daudet, dont on peut se demander, avec Dominique Bernasconi, s’il n’en avait pas vu les dessins [19]. À une époque où la couleur locale, prônée par Victor Hugo dans la préface de Cromwell [20], envahit les récits de voyages pittoresques et les peintures de l’ailleurs, ces voyages dessinés, bien que parfois à la frontière de la bande dessinée, offrent le spectacle d’un exotisme à la fois mis en images et en récit. Renforçant et popularisant le mythe de l’étranger, ils en offrent une vision comique singulière, bien loin des élans romantiques.

Dans la confrontation à l’autre et à la différence, le voyage en images est également l’un des lieux d’expression du paradigme colonial du XIXème siècle. Créé en 1890, l’hebdomadaire La Terre illustrée, à l’image du Tour du monde : journal des voyages, journal des explorations d’Édouard Charton [21], est une revue de récréation scientifique au sommaire de laquelle se mêlent reportages exotiques, curiosités géographiques et fictions populaires. Dirigée par Louis Boulanger, elle accueille quelquefois dans ses pages des feuilletons en bande dessinée, à côté de sublimes gravures à sensation qui comblent le désir de dépaysement et d’étrangeté d’un lectorat bourgeois. Intitulé Voyages comiques – Noirs et Blancs, l’un d’eux propose une réflexion sur le sort des peuples colonisés. L’expédition n’a de comique que le titre, tant elle reflète de manière ambiguë les préjugés nationalistes, racistes ou militaristes véhiculés parfois par ces journaux. Dans l’idée de « faire le bonheur des nègres », Sir Etrangle-les part pour la « Nigritie » sous le commandement de trois rois anglo-saxons. Dès la première planche, la critique de la volonté civilisatrice se fait sentir – l’accès à la civilisation passant pour le peuple noir colonisé par la guerre, le viol, le trafic d’ivoire et la traite d’esclaves. Visant les expéditions anglaises, cette satire ironique tend à donner de la France une image quasi providentielle et protectrice : les Africains sont finalement rendus à la liberté par une personnification de la République Française dont les troupes font feu sur les « marchands de chair humaine ». Ils ne manquent pas de dire « merci à la France, la grande libératrice ! ».

En 1846 déjà, une bande dessinée de Cham publiée dans L’Illustration tournait en dérision l’idée de la civilisation des peuples colonisés. Avec les Épisodes de l’histoire d’une nation sauvage, ou les bienfaits de la civilisation, Cham va bien plus loin puisque ce sont des Français qui débarquent en Amérique en y apportant corruption, alcoolisme, esclavage et autres « bienfaits de la civilisation ». En revanche, le ton est franchement colonialiste dans le Voyage de Pierre Vespuce aux Antilles que signent M. Guesde pour les textes et Edmond Morin pour les dessins, en feuilleton dans Le Journal pour rire en 1851. Prédestiné par son nom et encouragé par ses lectures, Pierre-Tancrède Vespuce [22] part « chercher fortune de l’autre côté de l’Océan » (les îles des Antilles, possession du premier empire colonial français, sont conservées après la chute de Napoléon Ier). Avec son lot d’idées racistes, l’auteur, que l’on suppose être Mathieu Guesde, possesseur d’esclaves en Guadeloupe en 1848 [23], s’attache à démystifier la vision paradisiaque de la vie outre-Atlantique, son voyageur regrettant parfois « la rue Saint-Denis et la boutique de son patron le marchand de bas ».

Avec beaucoup plus de gaieté, l’Asie est un continent qui inspire nombre de dessinateurs en parallèle avec la vogue du Japonisme, favorisée par les Expositions Universelles, qui puise dans l’estampe japonaise une sensibilité artistique nouvelle dans la seconde moitié du XIXème siècle. Les « chinoiseries » sont aussi particulièrement appréciées et Eugène Le Mouël propose en 1885 un album de bande dessinée pour « les petits enfants » dans lequel deux fonctionnaires chinois sont chargés par l’Empereur de porter en France l’éclat de son nom. Le Voyage du haut mandarin Ka-Li-Ko et de son fidèle secrétaire Pa-Tchou-Li commence par une traversée mouvementée et cosmopolite. À Paris, Ka-Li-Ko perd de vue son objectif et tourne mal, Pa-Tchou-Li rentre seul en Chine avec les études qu’il a réalisées sur la civilisation européenne. Il reçoit les honneurs et le costume de haut mandarin. Conformément aux visées de la littérature de jeunesse, Le Mouël n’oublie pas la morale [24] : « La vertu est toujours récompensée et le vice puni ». Pour l’Imagerie artistique de la Maison Quantin, un an plus tard, il donne encore des planches ayant trait au voyage exotique comme une histoire, Le Sapeur Gruyer, qui préfigure Le Sapeur Camember de Christophe (Georges Colomb).

Ce dernier est l’auteur du plus célèbre des voyages en bande dessinée du siècle, La Famille Fenouillard. Reprenant Une partie de campagne parue dans Le Journal de la jeunesse, l’histoire fait l’objet d’une parution intermittente mais grandement attendue dans Le Petit Français illustré à partir de 1889, avant son édition en album par la librairie Armand Colin en 1893. Un procédé identique de publication est ensuite adopté pour L’Idée fixe du Savant Cosinus, autre personnage de Christophe qui n’arrivera jamais à sortir de Paris malgré son envie de faire le tour du monde, sur le modèle de ses cousins les Fenouillard. Après leurs premières excursions à Paris et sur les côtes normandes, les Fenouillard débutent effectivement, en dignes héritiers du Phileas Fogg de Jules Verne, une aventure lointaine mais fortuite : embarqués par accident sur un transatlantique qui les conduit en Amérique, ils font la rencontre de nombreux peuples, dont les Sioux et les trappeurs canadiens, les Japonais, les Papous cannibales et les populations du Moyen-Orient et de l’Espagne. Agénor, qui dans sa jeunesse « a failli avoir un quatorzième accessit de géographie », ne manque pas dans chaque contrée qu’il visite d’émettre des observations scientifiques voire même ethnologiques. Il cherche toujours également, comme le feront plus tard les Dupondt d’Hergé, à adopter la mode du pays, si bien qu’il apparaît déguisé en trappeur, à la japonaise, en costume persan ou turc. La librairie Armand Colin étant l’éditeur des tomes de la Géographie universelle et de la revue Les Annales de la géographie, c’est presque sans surprise que le texte liminaire de l’album précise d’une manière sentencieuse et ironique : « Ouvrage destiné à donner à la jeunesse française le goût des voyages ».

Alors que le tourisme de masse commence à se développer à la fin du siècle, le tour du monde de la famille Fenouillard est à lire comme une caricature du voyage entrepris dans l’idée d’une promotion et d’une valorisation sociale [25]. Il n’est qu’à voir l’opposition récurrente entre les « sauvages » et les « civilisés », et le retour triomphant de la famille à Saint-Rémy-sur-Deule. Une lecture audacieuse et inédite de l’album par Jean-Michel Hoerner envisage également l’excursion des Fenouillard comme onirique ou hypnotique. Sur la base de l’examen de la bande dessinée, qu’il juge « plus géopolitique qu’on ne le pense », et des connaissances scientifiques de Christophe, qui ne pouvait, selon lui, ignorer les travaux du neurologue Jean-Martin Charcot, Hoerner postule la mise sous hypnose des Fenouillard par le personnage du Docteur Guy Mauve [26]. Donnant son véritable sens à l’histoire, cette hypothèse l’amène à concevoir l’hypnose comme une thérapie qui consisterait à transformer les Fenouillard en véritables héros. La critique d’un tourisme snob et ostentatoire, qui nourrit le comique de Christophe, est ainsi le principal prétexte des « faux voyages » de la famille. Quoiqu’il en soit, se trouvent rapprochés ici les thèmes du rêve et du voyage, qui n’ont de cesse de se nourrir l’un l’autre.

onirisme et science-fiction

Dans certains récits de voyages graphiques, le rêve est invoqué en dernier lieu comme l’explication et la résolution d’un périple devenu trop fantaisiste, voire dangereux. Il est l’ingrédient qui vient donner au récit sa souplesse, en donnant prétexte à l’invention de parcours totalement incohérents ou merveilleux. Faite d’images mentales, la scène onirique est formidablement bien évoquée d’une manière plastique, le rêve et le voyage ayant ceci de commun qu’ils induisent, dans leur déroulement, une perte des repères et du contrôle qui en font souvent de véritables aventures. Dans l’excursion entreprise par le Docteur Festus, la part du rêve est déjà présente. Après les folles péripéties que lui fait subir Töpffer, le personnage se réveille finalement dans son lit et « s’imagine qu’il n’a pas quitté le logis, et, tout en contemplant l’aurore, il songe au beau rêve qu’il a fait ». Est-ce parce qu’il n’a rien vu que Festus croit ne pas avoir voyagé ? Affirmant la parodie du récit de voyage scientifique, tellement fantaisiste qu’il en a la consistance du rêve, le motif onirique semble avoir amusé Töpffer au point qu’il aurait envisagé une suite aux aventures romanesques de Festus, dans laquelle son personnage aurait rêvé qu’il voyage au lieu de voyager en croyant rêver [27].

Publié en feuilleton dans La Terre illustrée, du 8 novembre 1890 au 25 avril 1891, le Voyage de M. Blandureau autour du monde est une bande dessinée anonyme où le subterfuge du rêve est également utilisé pour figurer une odyssée des plus incongrues [28]. M. Blandureau, ex-pharmacien enthousiasmé par les récits de Stanley et Nordenskjold, décide de « faire le tour du monde ». Il se rend donc à la gare de Tripaton-les-Mules, où il achète un « billet circulaire » pour lui et son chien Totor. Le navire sur lequel il avait embarqué ayant fait naufrage, il est secouru par un scaphandrier qui l’amène dans sa maison, « à trois cent mètres au-dessous du niveau de la mer », pour lui présenter sa femme, « La Phoquesse ». Prisonnier ensuite sur une île déserte, notre aventurier est contraint d’épouser la guenon Gabichette, fille du roi Singe XIV. Après des péripéties non moins farfelues, Blandureau se réveille enfin, sain et sauf, dans son lit.

En représentant les constructions mentales du voyageur en rêve, cette bande dessinée proclame le pouvoir démiurgique du dessin et montre en quoi ce support, qui ne nécessite pas d’intermédiaire entre les chimères de l’esprit et leur retranscription, est particulièrement approprié aux récits oniriques [29]. Au sein du journal, le Voyage de M. Blandureau comble à la fois la curiosité pour la représentation de mondes inconnus et sauvages et l’intérêt pour le récit d’aventures, genre en pleine vogue dont il constitue une version parodique. Là encore, un précédent feuilleton [30], paru en 1874 dans Le Journal amusant, paraît anticiper cette histoire. Il s’agit d’Une Aventure au Gabon, imaginée par Gilbert Randon, dans laquelle le savant Bugnalarose part en Terre d’Afrique à la recherche du macrodontia cervicornis qui manque à sa collection de coléoptères. Il y fait la rencontre d’une « Chimpanzéenne » qui se porte d’affection pour lui, l’invite chez elle et l’accompagne pendant l’aventure. Après différentes péripéties, parmi lesquelles une légion de coléoptères tant désirés se ruent sur le savant qui se désespère de n’avoir pas même une seule épingle, un terrifiant gorille suspend par une jambe le malheureux − « plus mort que vif » − du haut d’un baobab et desserre son étreinte… Il se réveille dans son lit ! Comme dans le voyage de Blandureau, l’indice du caractère cauchemardesque du périple est donné dès le début, où l’on voit Bugnalarose dans son lit, rêvant du coléoptère.

Le monde ne suffisant plus, c’est vers le ciel et les autres planètes que sont envoyés nos voyageurs, dans des récits également parodiques qui relèvent de ce qu’on appelle aujourd’hui la science-fiction. À la suite du succès des romans de Jules Verne, dont Cinq semaines en ballon (1863) et De la Terre à la Lune (1865), toute une littérature intègre les progrès en matière d’astronomie pour donner à lire des aventures cosmiques et inouïes. Albert Robida également, auteur de récits de voyage et d’anticipation, fondateur du journal La Caricature, met formidablement en images ces rêves technologiques. Pour sa part, le Suisse Gabriel Liquier – connu également sous les pseudonymes de Trick et Trock – invente ainsi un voyage extra-terrestre en bande dessinée, le Voyage d’un âne dans la planète Mars, lithographié à Genève en 1867. Narrateur de l’histoire, l’animal est envoyé par son père faire un voyage d’instruction à travers le monde. Ayant rencontré un savant étudiant les aérostats, il est suspendu à « un ballon captif » gonflé d’un gaz nouveau, qui l’amène jusqu’à la planète Mars où il vit de palpitantes aventures – tantôt prisonnier, tantôt roi –, avant d’être ramené sur Terre par un boulet de canon. Une fois qu’il a atterri chez le savant, son expérience martienne lui fait répondre à son maître qui lui demande, sur son lit de mort, quel est le meilleur gouvernement : « C’est celui qu’on n’a pas ». La nouvelle utopie technoscientifique qui anime le XIXe siècle – représentée ici par la découverte du savant qui laisse « à Mr Nadar le problème du “plus lourd que l’air” » – est finalement l’occasion d’un retour sur une utopie sociopolitique qui est évacuée et forcée de lui céder la place.

L’aventure extraterrestre était déjà le cadre d’une satire politique dans le Voyage de P.-J. Proudhon, de Cham. Le caricaturiste fait du voyage son sujet de prédilection puisque deux manuscrits [31] qui peuvent lui étant attribués sont encore consacrés à ce thème. Nubis, le voyage dans la lune [32] raconte une ascension en ballon, celle de Mr Nubis qui « prend lune » et se trouve confronté aux étranges comportements des « moutards » qu’il rencontre. Dans l’Histoire de Mr Jobard (1840), Cham met en scène un personnage du même nom, « nouvellement arrivé de Londres », qui tente une ascension en ballon depuis le Champ de Mars. Ayant « brûlé sa calotte pour s’être trop approché du soleil », le « sieur Nubis » ne parvient pas à s’élever, causant la déception de Mr Jobard et des autres spectateurs qui ont payé 20fr. pour assister au spectacle.

Prétexte à une multitude de jeux de mots – « tomber à lune », « voulant se mettre au lunatique », « pommes de lune frites » – la destination cosmique, dans le manuscrit, anime le récit de voyage d’une fantaisie qui rappelle les étranges visions dessinées par Grandville pour son exploration fantastique d’Un Autre monde (1844) [33]. Le voyage extra-terrestre permet la création d’un univers surréel possédant ses propres lois – Nubis constate amèrement que l’on paye, sur la lune, en « coups de pied bien appliqués », il se promène « au Jardin des plantes (de la lune) », etc. Construisant un espace transitionnel, le voyage merveilleux et astral participe au plus haut point d’une culture de l’étrangeté et de la singularité qui imprègne le XIXe siècle et inonde les récits de voyage de créatures monstrueuses et insensées. Avec la bande dessinée, cette curiosité pour l’inconnu et l’inaccessible se trouve pleinement assouvie par la composante visuelle ouvrant à toutes les dimensions du possible et de l’ailleurs.

Dans un siècle passionné par la géographie [34] , le voyage est un motif qui permet donc aux premières bandes dessinées de s’inscrire de manière efficace dans le paysage culturel et social. En proposant une trame narrative pleine de rebondissement, le voyage en images se publie aisément dans la presse et devient le reflet des émotions et des attentes du public. Tout en amusant, il répond à l’envie de voir, de découvrir et de rêver. Au niveau graphique, le thème du déplacement offre aussi l’occasion de développer les ressources du dessin narratif. Sensation du mouvement, écoulement du temps ou particularités propres aux moyens de transports suscitent des effets de rythme, de cadrage et de mise en page qui utilisent différents paramètres de l’image peu explorés jusque-là. Lieu de déplacement du regard, la bande dessinée trouve dans le voyage une matrice propre à explorer ses multiples potentialités.

Camille Filliot

(Cet article a été initialement publié en version anglaise dans SIGNs, Studies in Graphic Narrative, No.02, décembre 2011, p. 15-36. Nous remercions les éditeurs, Matteo Stefanelli et Michel Kempeneers, de nous avoir autorisés à le reprendre ici.)

[1] L’expression est employée par Daniel Sangsue pour définir une catégorie littéraire s’opposant au récit de voyage traditionnel, qu’il fait débuter au XVIIe siècle avec le Voyage de Chapelle et Bachaumont et dont il suit la tradition jusqu’à Rodolphe Töpffer. Cf. « Le Récit de voyage humoristique (XVIIe –XIXe siècles) », Revue d’histoire littéraire de France, vol. 4, No.101, 2001, pp. 1139-1162. Dans une thèse récente, Susan Pickford s’intéresse plus précisément au récit de voyage excentrique, défini comme un sous-genre de l’anti-récit de voyage, dans les sphères francophone, anglophone et germanophone entre 1760 et 1851 : Le Récit de voyage excentrique de Laurence Sterne à Gustave Doré : naissance et évolution d’un genre européen, thèse de doctorat de Lettres Modernes, Toulouse II-le Mirail, 2006.

[2] Édité en 1812, ce volume réunit la série de gravures dessinée par le caricaturiste Thomas Rowlandson et accompagnée des textes de William Combe, initialement publiée en feuilleton dans le journal Poetical magazine.

[3] Limité aux histoires parues en France et en Suisse, le corpus de cet article mériterait d’être mis en parallèle avec les premières séquences qui se développent en Angleterre, en Allemagne et aux États-Unis. Au regard des étroites relations qu’entretiennent ces différentes sphères culturelles, une mise en réseau des récits de voyage graphiques apporterait un nouvel éclairage sur leur émergence.

[4] Voir R. Töpffer, Essai de physiognomonie, Cahors : éditions Kargo, 2003.

[5] Terme employé par Rodolphe Töpffer pour désigner les histoires en images qu’il crée.

[6] Usage qui correspond d’ailleurs parfaitement à la définition archaïsante du terme « album », désignant « tout recueil de feuillets constituant une collection, et en particulier une collection d’estampes ». Voir l’article de Ségolène le Men, « Quelques définitions romantiques de l’album », Arts et métiers du livre, No.143, fév. 1987, pp. 40-47.

[7] Publié en Angleterre en 1719 dans The Original London Post, le premier roman-feuilleton est un récit de voyage exotique signé Daniel Defoe, The Life and Strange surprizing adventures of Robinson Crusoe.

[8] C’est en ces termes qu’est annoncé l’album dans le Théâtre-Journal dirigé par Alexandre Dumas, le 20 décembre 1868.

[9] À noter que la première planche est redessinée pour l’album : vêtu d’une chemise et d’un bonnet de nuit, peut-être trop ressemblant à Mr Lajaunisse, le premier personnage de Cham, Mr Bêton porte une salopette dans la seconde version. Plusieurs journaux annoncent la publication de l’album, notamment L’Éclipse, avec un extrait, et Le Journal amusant, qui reproduit la page de titre et juge que « jamais Töpfer (sic) ne fit mieux ».

[10] Revenant sur les origines de la bande dessinée, Thierry Groensteen distingue trois grandes thématiques originelles : le voyage, le merveilleux et la bêtise. Voir « Considérations sur un art populaire et méconnu », dans La Bande dessinée en France, Paris, Ministère des Affaires Étrangères/CNBDI, 1998, pp. 15-29.

[11] Emprunté à l’anglais tourist – mot lui-même formé à partir du terme français « tour » – le néologisme « touriste » apparaît dans la langue française en 1816 et prend rapidement un sens péjoratif : « Désignant d’abord les riches voyageurs anglais qui sillonnent l’Europe, puis tout voyageur se déplaçant pour son plaisir, il tend progressivement à correspondre au voyageur qui voyage pour voyager, c’est-à-dire sans discernement », Daniel Sangsue, Le Récit de voyage humoristique, op. cit., p. 1153.

[12] M. Alhoy, La Physiologie du voyageur, 1841, p. 5 ; cité par Marc Boyer, Histoire générale du tourisme du XVIe au XXIe siècle, Paris : l’Harmattan, 2006, p. 186.

[13Les Français peints par eux-mêmes, encyclopédie morale du dix-neuvième siècle publiée par Léon Curmer, édition présentée et annotée par Pierre Bouttier, Paris : Omnibus, 2004, vol. II, p. 336.

[14] D’après David Kunzle, cet album aurait été imaginé par Doré à la suite d’un séjour qu’il passe en Suisse la même année, en 1851. Voir History of the Comic Strip, vol. 2, Nineteenth century, Berkeley : University of California Press, 1990, p. 116. Il est curieux de noter qu’un article paru en 1834 dans le journal genevois Le Fantasque, dont la signature, « T. », pourrait renvoyer à Töpffer qui a déjà fait paraître des articles dans cette revue, porte le titre Désagréments d’un voyage d’agrémens en Suisse.

[15] À ses débuts, la locomotive empruntée pour les voyages d’agrément était constituée de trois types de voitures, réparties en trois classes : les wagons de la 3ème classe, la moins confortable, était de simples caisses à ciel ouvert, montées sur quatre roues, avec ou sans bancs. Couverts et munis de banquette et de rideaux, les wagons des classes supérieures n’étaient pas non plus chauffés. Contre l’inconfort des voitures de 3ème classe, une véritable campagne de presse fut engagée par des journalistes, qui conduisit à l’arrêté du 29 février 1844, prescrivant de couvrir les voitures et de les fermer au moins avec des rideaux ; à partir de 1850 les vitres renforcent leur isolation. Voir Suzanne Vergeade, « Un aspect du voyage en chemin de fer : le voyage d’agrément sur le réseau de l’Ouest des années 1830 aux années 1880 », Histoire, économie et société, vol. 9, No.1, 1990, pp. 113-134.

[16] David Kunzle, Father of the comic strip : Rodolphe Töpffer, Jackson : University Press of Mississippi, 2007, p. 149. À la suite de négociations avec les Chemins de fer du Nord, Louis Hachette accroît à partir de 1851 la distribution de ses livres en ouvrant de nombreux kiosques dans les principales gares. Il créé également une collection dédiée aux voyageurs, la Bibliothèque des chemins de fer, où figurent des guides illustrés, des romans français et étrangers ainsi que des ouvrages pour enfants.

[17] « Le 8 mai 1842, plus de 750 voyageurs, enivrés par le spectacle des grandes eaux, revenaient du parc de Versailles, les 17 voitures étaient tractées par deux locomotives mais la rupture d’un essieu sur la première locomotive fit quitter la voie à la seconde barrant la route aux voitures de tête qui s’écrasèrent les unes sur les autres et s’enflammèrent auprès des deux foyers. Ce fut un sinistre d’autant plus grand (55 morts et 109 personnes grièvement blessées) que les portes avaient été comme à l’ordinaire fermées de l’extérieur par crainte d’imprudences de la part des usagers ». Suzanne Vergeade, « Un aspect du voyage en chemin de fer », op. cit., p. 123.

[18] Pour plus de précisions, voir l’article de David Kunzle, « Histoire de Monsieur Cryptogame (1845) : une bande dessinée de Rodolphe Töpffer pour le grand public », Genava, tome XXXII, 1984, p. 151.

[19] D. Bernasconi, « Scipion l’Africain, M. Bibloteau et Tartarin : vision comique d’un mythe », Gazette des Beaux-Arts, No 79, 1972, p. 181.

[20] « Sous la baguette de l’art », le drame sélectionne ce qui est « caractéristique » ; le poète ramène « toute figure […] à son trait le plus saillant, le plus individuel, le plus précis ». Victor Hugo, préface de Cromwell, Paris : Larousse, 2001, pp. 61-62.

[21] Les années 1860 voient le développement en France de publications à caractère géographique et anthropologique destinées à la vulgarisation et répondant aux goût de l’aventure qui naît avec les grandes missions d’exploration.

[22] En référence au navigateur italien Améric Vespuce ou Amerigo Vespucci (1451-1512) dont l’implication dans la découverte du Nouveau Monde est injustement méconnue ; voir H. Vignaud, « Améric Vespuce, ses voyages et ses découvertes devant la critique », Journal de la société des Américanistes, No.8, 1911, pp. 75-115.

[23] Il est cité dans Guadeloupe : les propriétaires d’esclaves en 1848 par O.D. Lara et I. Lara, Paris : L’Harmattan, 2010, p. 1888. Mathieu Guesde est également l’auteur, en 1862, d’une Histoire anecdotique de la colonisation française aux Antilles, publiée par l’Académie des Sciences à Toulouse.

[24] Le récit de voyage pour enfant prend une orientation sensiblement différente : son côté récréatif ne masque pas toujours l’objectif pédagogique, relativement omniprésent. Cet aspect du voyage en images nécessiterait une étude à part entière.

[25] Entrepris par un « gros rentier du Marais », le Voyage extraordinaire et abracadabrant de la famille Grosmatou fait penser par bien des points (tempérament des membres de la famille et déroulé du voyage notamment) aux aventures de la Famille Fenouillard. Il est publié sans nom d’auteur en feuilleton dans L’Image, en 1867, et fut peut-être une source d’inspiration pour Christophe.

[26] Dans la mesure où ils ressembleraient à des “animaux dits hibernants”, selon le docteur Guy Mauve qui les assiste, ils ne voyageraient pas tout à fait dans la réalité, ils n’exploreraient que leur subconscient et seraient des touristes qui ne sont jamais partis ». Voir J.-M. Hoerner, « La Famille Fenouillard : une œuvre prémonitoire ? », Hérodote, No 127, 2007, pp. 190-198.

[27] Un exemplaire unique de l’édition de 1833 des Voyages et aventures du Docteur Festus contient cette note inscrite par Töpffer sur les dernières pages : « Second volume du Dr Festus. Donnée inverse. Il s’achemine, et s’étant endormi quelque part, il fait un rêve qui lui paraît positivement une veille. C’est ce rêve qui constituerait le second voyage […]. Par quelqu’artifice, il se retrouverait vers la fin sur son mulet, la veille se lierait au rêve, et il rentrerait chez lui persuadé d’avoir exécuté son grand voyage d’instruction ». Voir P. Kaenel, « Töpffer, le Docteur Festus et l’illustration marginale », dans Voyages et aventures du Docteur Festus, Cologny-Genève : Fondation Martin Bodmer, 1996.

[28] Les nombreuses divagations oniriques du Little Nemo de Winsor McCay font la fortune du New York Herald, qui les publie dans ses pages à partir d’octobre 1905.

[29] La bande dessinée n’a pas toujours besoin du prétexte onirique pour ouvrir la porte au merveilleux et à l’imaginaire, le motif de l’aventure lui suffit. C’est ainsi tout naturellement que Mr Cryptogame rejoint, dans le courant digestif d’une baleine, un abbé qui y séjourne depuis plusieurs mois. Dans son Histoire de Mr Grenouillet, album publié par Arnaud de Vresse en 1856, Timoléon Lobrichon fait également jouer la fantaisie : remorqué par une baleine ayant mordu son hameçon, Mr Grenouillet, pêcheur infortuné, parcourt ainsi 380 lieues avant d’arriver sur les îles Kakaïkakouka. Il y fait la rencontre du roi des indigènes, qu’il prend pour « un bâton de réglisse », alors que lui-même est considéré comme « un singe amphibie de la grosse espèce ».

[30] Étendues à plusieurs numéros, ces histoires montrent que le modèle töpfferien perdure malgré la concentration narrative que subit progressivement la bande dessinée. Dans les dernières années du XIXe siècle, elle est réduite en effet à des micro-séquences, souvent muettes, d’une page à quelques cases. Le voyage devient anecdotique et se limite à des amorces narratives ou des histoires drôles. Des journaux comme L’Éclipse ou Le Pêle-Mêle en proposent une multitude, avec des titres comme Histoire de wagon, Un aéronaute involontaire, Aucun obstacle ne saurait arrêter un vrai « globe-trotter » ou encore Ingénieux explorateur. Dans les dessins qu’il propose chaque lundi au Figaro à partir de 1895, Caran d’Ache reprend le motif dans des planches comme La Sécurité en chemin de fer ou Carnet de voyage dans Paris.

[31] Bien que très extravagantes, les Impressions de voyages aériennes et maritimes de Mr. A. A. N. Trouillard, épicier de la veille rendent compte d’une aventure terrestre réalisée à partir d’un ballon gonflé à l’hydrogène. Inachevé, ce manuscrit (il porte les dates 1847-1848) contient une séquence similaire, dans la thématique, aux Épisodes de l’histoire d’une nation sauvage (évoqués plus haut), parus en 1846 dans L’Illustration. Dans le même journal, en 1847, Cham signe encore l’histoire d’un voyage en ballon sous le titre La Ballomanie, ou infortunes de M. Potard.

[32] Il s’agit d’un cahier broché de vingt planches superbement aquarellées, totalement inédit et sans date, conservé au Musée de la Cité Internationale de la bande dessinée et de l’image, à Angoulême.

[33] Considéré comme l’un des premiers romans de science-fiction, L’Autre monde de Cyrano de Bergerac (vers 1650) relate déjà un voyage spatial, à la fois lunaire et solaire.

[34] La fondation en 1821 de la Société de géographie est retenue par Thierry Groensteen comme « l’acte de naissance symbolique de cet engouement extraordinaire pour l’exploration de notre planète ». « Considérations sur un art populaire et méconnu », op. cit., p. 18.