Consulter Neuvième Art la revue

la bande dessinée au fil du rasoir

Jacques Samson

Sans doute parce qu’il n’a pas été autant banalisé et plébiscité par l’usage que la couleur, le noir et blanc en bande dessinée s’impose encore souvent par ses propriétés d’abord picturales. Mais il s’impose aussi par l’anomalie qu’il peut représenter face au tout-venant d’une production qui, hors le corpus asiatique et les strips quotidiens ou hebdomadaires, ne lui accorde toujours qu’une mince proportion de ce qui se publie sous cette dénomination.

[janvier 2008]

Comme cela apparaît aussi avec évidence dans les arts plastiques, le dessin en noir et blanc (fusain, encre de chine, lavis, gravure, etc.) garde un fond austère ou quasi expérimental qui le confine à une diffusion plus confidentielle que la peinture ou même les dessins colorés (pastels, aquarelles, etc.). On connaît pourtant à nombre de peintres une activité picturale en noir et blanc qu’il serait injuste de limiter aux croquis et ébauches préliminaires de leurs œuvres majeures. Bref, sans même prendre en considération le monde du cinéma ou celui de la télévision – qui oserait aujourd’hui proposer aux grandes chaînes des émissions en noir et blanc ! –, il est toujours aussi difficile de faire accéder le noir et blanc au statut de mode d’expression à part entière. En dépit de l’opiniâtreté et de l’atypisme de la démarche des dessinateurs qui s’y adonnent, cela n’empêche heureusement pas certains d’entre eux d’accéder à la notoriété et à la reconnaissance, comme c’est le cas de l’Argentin José Muñoz – qui lui a d’ailleurs consacré la presque totalité de son œuvre.

Il ne suffit certes pas d’évoquer cette préférence de Muñoz envers le noir et blanc pour caractériser un tant soit peu son univers, puisqu’elle révèle autant une motivation graphique personnelle qu’un désir d’aborder la bande dessinée de manière non conventionnelle, et ce, au risque de ne toucher qu’un lectorat modeste. À l’évidence, le choix du noir et blanc n’est pas chez lui une option parmi d’autres, il porte le défi de raconter des histoires d’abord en noir et blanc, c’est-à-dire non seulement de faire tenir ses histoires dans le noir et blanc, mais de leur injecter de toutes parts du noir et blanc. Ce qui traduit en quelque sorte un pacte d’écriture « idiolectal », une appropriation de la bande dessinée à travers le noir et blanc que bien peu de dessinateurs endossent avec une rigueur comparable à la sienne.

Élève d’Alberto Breccia et d’Hugo Pratt, à l’École panaméricaine d’art de Buenos Aires, Muñoz a fait ses classes auprès de maîtres du noir et blanc pour qui la bande dessinée s’est tôt affirmée comme un art aux potentialités illimitées et certainement aussi exigeant et gratifiant que les autres. Ce mélange d’audace et d’indépendance qui a été le leur, et que Muñoz prolonge et enrichit depuis nombre d’années avec son « complice » Carlos Sampayo, ils l’ont transmis à travers leurs œuvres à des lecteurs aussi impatients qu’eux-mêmes de voir la bande dessinée s’affranchir des carcans qui ont longtemps pesé sur elle. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre de leurs mérites que d’avoir contribué à sensibiliser des générations de lecteurs à des univers plastiques et thématiques souvent inédits ou même insolites, en plaçant la préoccupation du lecteur moins dans la recherche – sans doute louable – de certains canons de lisibilité que dans le fait de compter sur son concours inspiré.

couleurs du noir et blanc

Dans un texte passablement ancien, Pascal Bonitzer observait à propos du cinéma d’Antonioni, et particulièrement de son œuvre en noir et blanc : « Antonioni est peintre en ce que pour lui le noir, le blanc, le gris, les diverses couleurs du spectre, ne sont pas seulement des facteurs ornementaux, atmosphériques ou émotionnels du film, mais de véritables idées, qui absorbent les personnages et les événements » [1]. Cette manière de voir la plasticité du noir et du blanc comme l’expression d’« idée » au service d’un univers thématique me semble convenir parfaitement à la démarche de Muñoz. Et d’abord, parce que les tracés et les coulées pleins de fougue de son noir et blanc laissent voir un geste graphique, d’ailleurs clairement revendiqué, aux antipodes de tout effet « naturaliste ». Muñoz ne cherche pas tant à copier le monde qu’à lui associer un propos inséparable de l’image qu’il en donne. Puisqu’il ne s’exprime pas en demi-teintes, son graphisme n’a qu’un souci modéré du mimétisme ; il n’est pas en quête d’une vérité d’êtres et de choses conforme au pacte réaliste, mais entend plutôt les faire émerger de formes d’abord senties comme vraies. Par exemple, bien que son travail paraisse toujours documenté, il traduit un attachement au réel qui ne s’enferme pas dans une vision documentaire. Si la présence du monde est visible et lisible dans nombre de ses détails – géographiques, sociologiques, historiques, politiques, etc. –, elle demeure toujours à la frange de l’insituable, nulle part ailleurs que dans le monde du livre. Ce sont des signes, d’abord et toujours, nombreux et choisis, qu’il offre tels quels au regard du lecteur, et non des états figés de monde, comme le montre sa représentation de la mégapole américaine saisie dans le tohu-bohu de ses langues, de ses musiques et de son affichage dissonants. Une certaine idée de l’Amérique prend forme sous les stries et compacités nerveuses de son dessin.

Pour absorber le lecteur dans la marche effrénée de cette ville et surtout rendre perceptibles les bourdonnements de son urbanité, Muñoz use de peu de tableaux d’ensemble, optant plutôt pour des vues fragmentaires dispersées dans le désordre des récits, à l’image des brèves œillades que l’on jette de tous côtés quand on se sent plus ou moins perdu dans un lieu de passage. Ce montré est à saisir tel quel, in situ dans la page, sans didactisme. On y trouve donc peu d’images emblématiques mais, en revanche, beaucoup d’effets de synesthésie, car la bande dessinée a pour vocation chez Muñoz d’exprimer d’abord un univers de perceptions et de sensations filtrées par la subjectivité. Enfin, il n’y a pas de couleur locale dans cet univers : s’il faut suivre pas à pas des personnages immergés dans l’hyper-cité, adopter leur parcours et leur point de vue, transiter avec eux, il ne saurait être question de calquer le trajet touristique. Avec cet excédent de « picturalité » qu’il porte en lui, le noir et blanc peut certes servir de rempart à cette tentation.

Bien qu’il soit figuratif, le graphisme de Muñoz est souvent prompt à se fondre dans des notations quasi « abstraites », allégées et presque purgées de leur visée narrative, ainsi que le montrent les très gros plans, les cassures d’échelle ou les violents décadrages qui pullulent dans ses albums. Les enjeux narratifs ne sont jamais loin du tracé qui les porte à la vue, y compris dans ces fréquents décrochages visuels. Le langage pictural de Muñoz ne cherche pas plus à faire corps avec le réel qu’avec sa représentation ; il aime s’afficher avec impudeur et soutenir une idée toute subjective, « floutée » dirais-je, de la réalité [2]. Cela se voit aussi dans les faciès et les corps des personnages émergeant d’un composé expressif de taches et de lignes, assemblé aussi diversement et distinctement que s’il s’agissait d’idéogrammes dénominatifs. Faune grotesque hantant le pourtour d’un cauchemar jamais tout à fait attesté ni infirmé dans le récit. C’est peut-être quelque chose de cet ordre qu’exprimait un Alack Sinner plus perplexe que jamais, au cœur d’une intrigue trouée à souhait : « Je rêvai systématiquement, jusqu’à ce que je me mette à rêver que je rêvais. » [3]. À travers cette tension de tous les instants du graphisme, ce qui traverse le récit de part en part, c’est une idée plus forte que le sens et qui dégage du trait une vérité esthétique aussi forte que l’histoire elle-même. Certains personnages principaux (la Sophie et le Pepe des débuts, le Joe du bar éponyme ou l’Esther du Croc du serpent [4] pour ne mentionner que ceux-là) ainsi que la plupart des personnages secondaires, promènent des « tronches » qui comptent au nombre des attributs visuels par quoi l’on se convainc que, dans ce monde-là, « l’habit fait le moine ». Un fardeau de gravité et de déterminisme accable l’univers de Muñoz et Sampayo. Et cela donne à penser que, si le libre-arbitre y trouve place, ce n’est assurément que pour faire contrepoids à la fatalité qui se dévoile plus qu’ailleurs peut-être.

Une forme d’absorption dans le noir et blanc se fait également sentir dans la façon immersive de mener les histoires. Alors que le graphisme remplit d’ordinaire une fonction structurante, unifiante et souvent même « clarifiant » par rapport au récit, il sert chez Muñoz un mouvement d’« entropie » déployant une trame qui ne paraît progresser qu’à mesure du désordre qu’elle porte en elle. Cette impression quasi permanente de chaos tire parti des disparités prononcées du noir et du blanc qui soutiennent des valeurs souvent nomades et contingentes dans le jeu d’identification des matières et des formes. Jouant d’une palette graphique riche en variations fortement contrastées (plein-vide, concision-redondance, netteté-brouillage, compacité-légèreté, épaisseur-minceur, etc., et parfois même modelé-aplat comme dans certaines scènes fantasmées de « Constancio et Manolo » [5]), Muñoz ne craint pas de donner libre cours à une certaine hétérogénéité graphique qui exacerbe la perception même du tracé. Cet usage personnel du noir et blanc souligne d’emblée ce qui tranche et oppose, comme sur le fil du rasoir, plutôt que ce qui complémente ou harmonise, en conformité avec des récits cristallisant d’irréconciliables dichotomies comme les oppositions ethniques (les couleurs de peau y sont rendues avec virtuosité), les antagonismes de classe ou des différends sociaux ou personnels vécus sur le mode d’une lutte pour la survie ou d’un combat de résistance. Les points d’articulation les plus sensibles du récit, les nœuds dramatiques paraissent s’affoler dangereusement, comme si pesait sur l’histoire la menace d’un dénouement synonyme de sa propre extinction.

Ce monde instable forme à lui seul son sens et sa logique. Il n’y a pas de psychologie, pas de « compréhension » qui vaille, pas de saisie d’ensemble possible pour ces personnages qui ne connaissent souvent du réel que la précarité d’une existence solitaire et rebelle. Même si elles existent, l’amitié et la solidarité relèvent souvent d’un périlleux corps à corps. Tout le cycle de Sophie, plusieurs récits impliquant Alack Sinner et même le très bel hommage à Billie Holiday [6] apparaissent comme des mises en scènes de formes haletantes, taillées à l’emporte-pièce et magnifiées par le noir et blanc, où l’émotionnel supplante souvent le narratif. Plus on avance dans le temps de l’œuvre, et plus cette turbulence mène vers un délitement du monde touchant jusqu’à la substance graphique ; l’incarnation dessinée d’un Alack Sinner, par exemple, y tend de plus en plus vers l’informe, et l’inesthétique même. Il est ironique, en tout cas, de voir cet agrégat de lignes disloquées et frémissantes qui lui sert de tête dans L’Affaire USA [7], affirmer tout net : « Je suis un héros (…) J’ai rajeuni… » Le ridement attaquant la peau de son visage, comme d’ailleurs celle de son ami Nick, également sexagénaire, est autant peut-être qu’un signe de vieillissement (à l’instar des auteurs de la série), un rappel complice de sa nature linéale, car il ne paraît ressembler finalement à rien de plus qu’à un personnage dessiné. D’où son incomparable puissance imaginaire.

formes du noir et blanc

La fascination de Muñoz et Sampayo pour toutes sortes de formes du mouvement, en particulier les flottements et les remous, correspond à une approche baroque de la bande dessinée, où la plasticité du noir et blanc joue un rôle de premier plan dans la quête de dramatisation formelle dont font l’objet leurs récits. Il s’agit fondamentalement d’ancrer le lecteur dans l’agitation d’un monde sans direction – à proprement parler insensé –, de lui communiquer cette frénésie de l’errance, de l’« embarquer » [8] au sens où il ne saurait accéder à l’histoire qui lui est racontée sans une trajectoire immersive à travers les images allant jusqu’à lui faire parfois même éprouver une sensation d’égarement. Or l’évocation de ce chaos ne saurait mécaniquement résulter d’un montage purement cinétique, aussi raffiné et spectaculaire puisse-t-il être, car cela équivaudrait à le dépouiller de sa « gravité » politique – une manière de dépendance à l’aspect terre à terre des choses. S’il est toujours très attentif au travail des formes, Muñoz ne sacrifie jamais au formalisme. Bien que la sensation du qui-vive soit aussi primordiale à ces récits que l’air à la vie, des dislocations temporelles s’y font aussi fréquentes que l’agitation pure, dans une sorte d’arythmie suggérant une avancée par à-coup. Pour lui, la manière idéale de restituer le mouvement in progress – ou plus précisément de le re-situer, de trouver le site qui lui est propre dans tel ou tel contexte narratif –, c’est de le mettre en marche dans l’imagination du lecteur. Aussi la contribution subjective de celui-ci est-elle un élément clé de cette recherche d’effets, à telle enseigne que, plus la scansion des images se fait dysharmonique et discontinue, plus elle contient des moments d’apnée et des trous, et plus cet imaginaire du désordre et de la surabondance trouve à se manifester. D’où cette préférence marquée pour les représentations syncopées, hachées et exubérantes – excavant ses motifs d’un noir et blanc nerveux et incisif – plutôt que pour celles induisant des cadences plus progressives et ordonnées.

Ces choix formels vont d’ailleurs de pair avec la passion de nos auteurs pour le jazz et le blues, qui imprègne nombre de leurs pages d’une résonance offbeat tout à fait appropriée à leur univers. Le cadre domestique d’Alack Sinner ou le fameux bar à Joe qu’il fréquente assidûment, par exemple, imposent leurs tissus d’ambiances musicales, à la limite souvent d’une cacophonie de paroles de chansons en pleine dérive autour des personnages et des bulles de texte. Ces atmosphères cool et les situations nocturnes auxquelles elles prêtent sont riches d’évocations pour le lecteur, qui peut y sentir aussi bien les effets d’un régime narratif fleurant l’improvisation que les humeurs anticonformistes ou libertaires souvent associées à la fréquentation du jazz.

Mais la plasticité du noir et blanc est également au cœur d’une expérience de transmutation de formes typiquement baroque. Parce qu’il est sensible à la réversibilité du noir et blanc (le noir prenant la place du blanc, et vice versa), le graphisme de Muñoz cultive les échanges « dermiques » entre le pourtour des objets dans un même voisinage, dans le but d’exténuer encore plus la sensation du réel. Comme les dessins figurent aussi bien dans la page en tant que contenus de quelque chose que contenus dans quelque chose, ils partagent dans le graphisme noir-blanc un fond commun duel, des deux bords d’une mince ligne de partition entre intérieur et extérieur, qui favorise parfois des transferts de formes. De tels jeux de réversibilité font en sorte que la représentation du monde extérieur s’internalise à travers les personnages, tandis que leur univers intérieur s’externalise dans le monde. Autrement dit, le tissu objectif du réel paraît transmuté dans la perception subjective des personnages. Et comme la recherche d’un monde objectivé ne coïncide pas avec la thématique des albums de Muñoz et Sampayo, la permutabilité dont on parle ici sert parfaitement leur propos.

Ainsi, on pourrait dire que ce qui est donné à la lecture résulte d’emblée d’une sorte de pré lecture, celle d’un personnage comme Alack Sinner ou d’un « grand imagier » qui se serait commis, au même titre que les personnages, dans les événements que l’histoire relate. L’Affaire USA rend bien compte de ce phénomène à travers les nombreuses adresses au lecteur qu’elle recèle. Dans d’autres œuvres, bien que souvent non explicite, ce phénomène n’en reste pas moins fréquent. On pourrait d’ailleurs concevoir globalement les histoires d’Alack Sinner comme la relation d’événements vécus dans un état de demi-jour ou de demi-sommeil, où le noir et blanc apparaissent conjugués comme ombre et lumière même, dans le balancement autour d’un axe, lui-même toujours en mouvement. Il se peut que la planéité et la mutabilité du noir et blanc aillent de pair avec certaines propriétés tachistes du dessin de Muñoz. Le flirt avec la tache, l’informe et l’indistinct constitue un rappel incessant de la précarité des mondes fictionnels qui sont les siens. Comme le rappel aussi de la grande fragilité morale des personnages, non parce qu’ils refuseraient toute forme de morale, mais parce qu’ils en craindraient les contours trop nets et les effets trop pesants de radicalité. Sans qu’il soit possible de la rattacher à quoi que ce soit dans le contexte où elle apparaît, une petite phrase contenue dans une bulle pensée émanant d’un figurant coiffé d’une casquette arborant l’inscription « Comic Hat » résume éloquemment ce dont il est question ici : « Mais le dessin est-il à l’intérieur ou à l’extérieur du trait ? (Il pense) » [9]. Puisque Muñoz en tire un trait d’ironie, cela prouve, s’il était besoin, que cette préoccupation est tout à fait présente dans sa pratique et qu’elle en recoupe d’autres internes au processus de création.

Dans un semblable ordre d’idées, une anecdote me permettra de conclure cette partie. Dans Vivre sa vie (1962) de Jean-Luc Godard, un personnage masculin raconte à Anna Karina comment une petite fille de huit ans a décrit l’animal que, dans un questionnaire, elle a prétendu préférer entre tous : « La poule est un animal qui se compose de l’extérieur et de l’intérieur ; si on enlève l’extérieur, il reste l’intérieur ; quand on enlève l’intérieur, alors on voit l’âme. » Cette petite histoire exprime bien l’idée d’un dedans et d’un dehors des choses dans le réel, à l’image d’une perception fantasmée du corps humain, par exemple, où la peau contiendrait tout autre chose que ce montrent les planches anatomiques. Le dessin de contour évoque aussi de façon intéressante cette idée, paroxystique dans le noir et blanc, voulant que la répartition d’un intérieur et d’un extérieur assure la transmutation du trait graphique en une sorte de peau. En ce sens, et si l’on me permet le recours à une imagerie poétique : l’âme d’Alack Sinner – en tant que figure emblématique de l’œuvre de Muñoz – prendrait corps dans une peau d’atmosphères, hypersensible et tendue à l’extrême, enveloppant le monde presque sans sommeil qu’il habite et où il déambule sans relâche. On sait bien, en effet, que ce personnage n’est pas un héros, guère un protagoniste, et que le récit circule à peine à travers sa personne (certaines histoires qui portent son nom ne le montrent quasiment pas). Il a été tour à tour policier, détective, chauffeur de taxi, et même un temps rien de plus qu’une sorte de vagabond. S’il est un vecteur narratif, il ne l’est pas au sens où on l’entend généralement en bande dessinée. Plutôt que de porter l’histoire, il transmet ses aléas à travers les caractéristiques mutables de son anatomie graphique. La substance du dessin de Muñoz s’y trouve tout particulièrement concentrée, comme aussi dans la « peau » de « Sophie Comics » à ses débuts. Ce qui vaut pour une certaine conception des histoires est à la ressemblance, on s’en doute, d’une certaine idée de la vie.

rencontre avec une subjectivité

Nombre d’histoires de Muñoz et Sampayo paraissent émaner du noir et blanc, de la substance dessinée, plutôt que d’un modèle narratif dont elles seraient l’un des avatars et qui servirait d’assise à l’élaboration graphique ; c’est le cas, par exemple, de « Sophie Going South » [10], « Città oscura » [11] , « Souvenir 1 » [12], « La vie n’est pas une bande dessinée, baby » [13] ou encore « Petits desseins » [14]. Nous avons affaire ici à une bande dessinée qui échappe à peu près totalement à la notion de genre, même si elle flirte allègrement avec certaines formes de ce qu’on appelle le « polar ». La situation dans laquelle se trouve le lecteur de ne pouvoir compter, a priori, sur une sorte de « mode d’emploi » préexistant à ces histoires sollicite plus qu’ailleurs sans doute une participation active de sa part. D’une certaine manière, il doit entrer en phase avec le parcours de création des auteurs en même temps qu’il les lit, ce qu’exprime assez bien, me semble-t-il, cette formule de l’écrivain québécois Jacques Poulin : « Un roman, pour moi, c’est une œuvre inachevée où toutes sortes de choses restent en suspens et en désordre. […] Et c’est le lecteur qui […] achève le travail de l’écrivain. » [15]. On pourrait en dire autant des œuvres qu’Umberto Eco désignait jadis comme « ouverte » [16], et dans la mouvance desquelles prend place la démarche de Muñoz et Sampayo. Si les histoires citées plus haut relatent bien un parcours d’aventures, il relève autant de l’aventure picturale que de cette chose – souvent insituable dans leur cas – qui est une histoire. Rares sont les œuvres qui donnent aussi intensément au lecteur le sentiment de sa propre présence à l’acte de lecture et qui, par conséquent, valorisent un rôle – souvent négligé mais irremplaçable – dans le statut d’un art qui, quoi qu’on en dise, ne peut prétendre se passer de cette sorte de lecteurs. Est-il besoin de le rappeler, il n’est pas de bandes dessinées sans lecteurs, et parmi ceux-ci certains sans doute que la passion du dessin ou de l’écriture habite déjà. Du reste, même s’il ne demeure jamais que lecteur, il ne fait nul doute à mes yeux que « celui qui regarde “réitère en pensée la prouesse imaginative accomplie par l’artiste” » [17]. Envisagé de cette manière, l’art en général apparaît comme un bien commun associant beaucoup plus étroitement qu’on l’imagine ceux qui le pratiquent et ceux qui le fréquentent. Cette idée me semble au cœur de la démarche de Muñoz qui ne ménage pas ses efforts pour impliquer intimement le lecteur dans son travail. Cela se mesure notamment à la manière dont sa propre présence de créateur se trouve affirmée dans ses œuvres, non pas en termes d’autoreprésentation [18] mais en tant que subjectivité artistique pleinement assumée.

Comme on l’a déjà noté, l’art de Muñoz laisse voir une malléabilité et une planéité qui accentuent délibérément sa nature picturale, à l’opposé de la tendance la plus répandue en bande dessinée qui recherche plutôt, par rapport à la lecture, une certaine transparence du matériau dessiné tributaire de conceptions plus académiques du réalisme. Son graphisme creuse assez peu l’espace, préférant au dégagement de plans par la profondeur les jeux de surface où les contours se font plus incertains, plus labiles, et par là, les impressions d’ensemble plus floues. Cela est bien sûr compatible avec l’ambivalence émotionnelle qui prévaut dans les histoires. Plus l’œuvre avance dans le temps, et plus cette tendance s’affirme. Dans un album comme L’Affaire USA, le pinceau gras est partout présent, tandis que la ligne se fait de plus en plus grêle et la blancheur du papier plus envahissante. Mais il n’y a pas que ce tachisme qui souligne la planéité du dessin. Une façon disparate et changeante de composer les plans, une mise en risque de la ligne perceptible notamment dans les visages, un parcours souvent discontinu de case à case renforcé par la fréquente déconnexion des bulles de dialogue d’avec les personnages qui les prononcent, une manière de casser le récit au moyen de l’aparté, tout cela crée le sentiment toujours très présent de la bande dessinée, un peu comme chez Godard ou dans certains films de Truffaut ou Resnais, par exemple, la sensation du cinéma n’est jamais très loin. Muñoz dessine des bandes dessinées, c’est son moyen d’expression majeur, et il aime à le rappeler, comme Cézanne aimait à ramener sans cesse son travail à la réalité du tableau. Il n’y a rien là de frivole ou d’inconséquent. Il existe bel et bien, en bande dessinée, une réalité picturale à laquelle correspond une émotion spécifique, à la fois distincte de la réalité des histoires et indissociable du plaisir que l’on prend à s’y plonger, et sans doute aussi nécessaire et convaincante que la réalité des émotions et des sentiments que nous partageons tous en lisant des livres.

Il n’y a pas l’once, chez Muñoz, d’une coquetterie savante – proche d’une certaine attitude que l’on dirait postmoderne – mais une conscience acérée de la relation intersubjective que constituent la création et la lecture d’une bande dessinée. Tout entier, il est dans l’idée que l’art pousse à une rencontre (thème fréquent dans les films d’Almodóvar par exemple), et que pour que cette rencontre puisse avoir lieu, il ne faut pas renoncer à densifier le territoire qui la concrétisera. À la différence d’une pratique de la bande dessinée qui cherche à effacer cette intersubjectivité en la transcendant dans le pur objet fictionnel, l’art de Muñoz valorise tout ce qui la fait exister aussi bien sur le plan narratif que sur le plan pictural. Sur les sentiers souvent inexplorés empruntés avec un créateur de la trempe de Muñoz, le lecteur n’a pas à se fondre dans ses pas pour s’abolir en quelque sorte, se sachant bien au contraire conscient d’aller au devant d’une subjectivité différente de la sienne. Avec l’art, rien ne vaut le bonheur de cette sorte de contact intime avec l’Autre, matérialisé dans les configurations complexes d’une œuvre. J’ai du mal à m’enlever de l’idée que cet avènement intersubjectif ne soit pas indissociablement liée à la pratique généreuse et inventive du noir et blanc de Muñoz. Du reste, il se peut fort que l’invention du personnage d’Alack Sinner – un motif insistant comme une obsession davantage qu’une figure – en tant que fil conducteur d’une part importante de sa production, ne soit pas indifférente à cette idée. S’il n’est finalement dans cette œuvre qu’une sorte d’« entremetteur » poussant à des rencontres, qu’un rôdeur incapable de « fixer » quoi que ce soit dans le monde tourbillonnant qui l’environne – et surtout pas des certitudes –, c’est peut-être pour mieux nous rappeler qu’un auteur (souvent bicéphale) en assume la pleine et entière subjectivité, au-devant de nous, lecteurs. En nulle manière comme en nulle matière, l’univers de Muñoz ne saurait prétendre à une quelconque objectivité. Le tragique et l’ironie y sont trop présents. Et la motilité comme la diversité de son graphisme en sont peut-être les meilleurs indices.

Cet article a paru dans le No.14 de Neuvième Art, en janvier 2008.

les livres de Carlos Sampayo et José Muñoz.

[1] Pascal Bonitzer, Décadrages – Peinture et cinéma, Cahiers du cinéma/Éditions de l’Étoile, Paris, 1985, p. 97 (souligné dans le texte).

[2] Dans L’Affaire USA, à la requête de sa fille le priant de mettre ses lunettes pour lire le journal, Alack Sinner répond : « Je ne m’en sers pas tout le temps : j’aime le brouillard. » (Casterman, 2006, p. 69.)

[3] Alack Sinner, Viet blues, Casterman, 1986, p. 19.

[4] En collaboration avec Charyn, Casterman, 1997.

[5Alack Sinner, flic ou privé, Casterman, 1983.

[6Billie Holiday, Casterman, 1991.

[7] Déjà cité, 2006.

[8] À la toute fin des Ailes du désir (1987) de Wim Wenders, le vieux comédien Curt Bois, auquel a été confié la personnification d’Homère, achève un long monologue avec cette phrase à la fois simple et mystérieuse : « Nous sommes embarqués… »

[9] « Au fond de l’Hudson », Nicaragua, Casterman, 1988, p. 27.

[10Sophie Comics, Futuropolis, 1981.

[11Alack Sinner, flic ou privé, Casterman, 1983.

[12Idem.

[13Alack Sinner, Viet blues, déjà cité.

[14Histoires amicales du Bar à Joe, Casterman, 1987.

[15] Revue Nuit Blanche, Québec, automne 1991.

[16L’Œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965 (seconde révision : 1971).

[17] Daniel Arasse (citant E. Gombrich), Le Sujet dans le tableau, Champs/Flammarion, Paris, 1997, p. 53.

[18] Ce cas de figure existe bien entendu, notamment dans « La vie n’est pas une bande dessinée, baby » (Viet blues, déjà cité).