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« je danse avec le passé » :
entretien avec josé muñoz

Benoît Mouchart

[janvier 2008]

Président de la 35ème édition du Festival d’Angoulême, José Muñoz s’entretient pour l’occasion avec le Directeur artistique de la manifestation. Ils évoquent plus particulièrement les années de formation en Argentine, avant l’exil européen.

L’exposition que vous supervisez pour le Festival d’Angoulême en compagnie de l’éditeur Giusti Zuccato est une sorte de panorama subjectif et affectif de l’histoire de la bande dessinée argentine et de l’École de Buenos Aires, qui restent largement méconnues en France, malgré leur influence prépondérante sur des auteurs européens majeurs comme Hugo Pratt ou, de manière plus inattendue, René Goscinny, qui semble avoir puisé dans ses souvenirs d’enfance pour trouver certaines idées… La première bande dessinée que vous avez lue était-elle ce fameux Patoruzú qui pourrait avoir influencé la création d’Astérix ?

José Muñoz :
Non, la toute première bande dessinée dont je me souvienne est une série de gags du label Disney intitulée Bucky Bug, dessiné et écrit par Al Taliatterro au début des années 30. C’était l’histoire d’un couple d’insectes qui vivaient dans les déchets humains en transformant leur environnement en éléments utiles à leur vie quotidienne. Ils vivaient dans une théière à deux étages, et on les voyait recycler une boîte de sardines pour en faire un lit, une voiture, une table, et toutes sortes d’actions amusantes de cet ordre. Il y avait dans cette bande non seulement un impact visuel très fort, mais aussi un pressentiment étonnant de l’urgence écologique ! J’étais tellement conquis par cette fable que je poursuivais sans cesse mon grand-père pour qu’il me lise les bulles : à cinq ans, je ne pouvais pas encore déchiffrer les textes tout seul. Ensuite, j’ai sans doute lu Patoruzú, en effet. Malgré ses élans stéréotypés à la limite du racisme, Dante Quinterno était un raconteur d’histoires formidable. Sa série développait une forme de réalisme magique : c’était totalement argentin. Ça veut dire aussi la confusion internationale. L’une des bandes dessinées que nous allons présenter pour la première fois en France, El Conventillo de Don Nicola, de Torino, est une illustration réussie de notre mélange d’Europe et d’Amérique.

Après ce premier contact avec la bande dessinée, quelles sont les œuvres de bande dessinée ou de littérature qui ont jalonné votre découverte de la lecture et, par conséquent, du monde ?

Ma vision du monde était très différente de celle d’un jeune Européen. Vous avez ici un paysage presque dessiné à la main, fait et refait au cours des millénaires, nous avons l’extension panique de l’infini, le paysage primordial comme au premier jour de la Création. À douze ans, j’habitais le petit village de Pilar, à soixante kilomètres de Buenos Aires, en plein cœur de la pampa. J’étais un lecteur assidu de la revue Misterix et j’étais bluffé par le Sergent Kirk de Œsterheld et Pratt ! J’étais fasciné par le lyrisme de ces promenades dangereuses entre les arbres et par la beauté de ces voyages infinis le long des fleuves… La magnificence du pinceau de Pratt apportait une stylisation sublime à ces aventures viriles : ces histoires étaient un peu belliqueuses, certes, mais aussi très romantiques. La plupart des histoires d’Œsterheld se déroulaient en Amérique du Nord, en Europe, mais aussi dans la pampa : c’était pour moi un univers familier, je connaissais bien ce type de décor.

Mon père, qui était vendeur de chaussures, était un joueur d’échecs invétéré : il avait dans sa bibliothèque 1500 volumes sur le jeu, mais aussi des encyclopédies illustrées et des traités sur la psychanalyse. Peu de romans. Je me souviens d’avoir lu Stefan Zweig. À travers ces ouvrages, j’ai pu faire une découverte du monde un peu savante et mystérieuse. Dans la maison, il passait beaucoup d’imprimés. Je lisais la revue Patoruzito, des bandes dessinées pour garçons illustrées par Joao Montini, Bruno Premiani, Battaglia, Ferro, Blotta, et des romans de cow-boys. Je ne pouvais pas acheter toutes les revues de bande dessinée chaque semaine, mais je les suivais avec assiduité parce qu’on s’échangeait les journaux entre copains. Je suivais aussi régulièrement la série américaine Juliet Jones dans le magazine féminin Cúentame que ma sœur achetait. Je dessinais beaucoup en sa compagnie et on concevait ensemble, dans de grands livres de comptabilité, des rêves inédits. Ma sœur faisait des modèles de vêtements, je faisais Kirk et Tarzan. Elle était très douée pour le dessin, mais elle n’avait pas envie d’en faire son métier.

Si vous pratiquez le dessin très jeune, en parfait autodidacte, vous avez également commencé à suivre des cours très tôt…

Mon père m’a inscrit dès l’âge de dix ans aux cours par correspondance de l’Instituto argentino de Dibujo. Je recevais chaque semaine des leçons et des devoirs que je devais renvoyer à de vénérables maîtres de Buenos Aires, qui corrigeaient mes dessins avec précision : je découvrais leurs commentaires avec appréhension… Un jour, mon père m’a conduit dans leurs bureaux, et je me suis retrouvé face à de vieux bronzés moustachus entassés dans une pièce de trois mètres carré ! On a déménagé à Hurlingham, une ville de banlieue plus proche de Buenos Aires, dans un quartier résidentiel plein de filles blondes comme ma mère ! Avec l’accord de mes parents, j’ai décidé de ne pas continuer le cursus scolaire et de m’inscrire à l’École panaméricaine d’Art, dans le centre de Buenos Aires. Là, j’ai d’abord connu Pratt, mais je ne l’ai jamais eu comme professeur, car il finissait son cycle d’enseignement au moment où je suis arrivé. C’est Alberto Breccia qui l’a remplacé. Grâce à eux, je suis entré dans l’école du noir et blanc contrasté.

En quoi consistaient les cours de l’École panaméricaine, et plus particulièrement ceux qu’animait Alberto Breccia ?

Située Calle Paraná 600, l’Ecole panaméricaine était un poulailler dans lequel on montait graduellement : on commençait par le dessin de la figure humaine avec David Borisoff, et Breccia passait deux fois par semaine pour regarder nos travaux. Il voulait que nous soyions très précis dans notre connaissance de l’anatomie humaine. Un jour, il a fini par me choisir pour suivre ses cours. C’était d’abord assez simple, il nous disait simplement : « Faites une case où un cow-boy entre dans un saloon ». On travaillait ainsi sur des situations narratives assez basiques, sans vraiment faire de la bande dessinée au sens propre. Après nous avoir donné ce genre d’exercices, quand il pensait que nous étions capables de dessiner une séquence narrative, il nous donnait un scénario à illustrer. Je me souviens avoir débuté avec le scénario exotique de Jean de la Martinica, une histoire qu’il avait dessinée pour Patoruzito sur un texte de Leonardo Wadel, je crois, et dont il ne nous a bien sûr pas montré sa propre mise en scène. Quand il a commenté mon travail, il m’a dit solennellement : « Muñoz, la bande dessinée, c’est un carré noir, un carré blanc, un carré noir, etc. » Les jeux d’échecs de mon père me poursuivaient encore ! Je n’ai jamais oublié ce conseil. Breccia était un maître sévère, il nous lançait souvent un regard noir et brillant pour nous sermonner : « Votre famille paie que pour que vous appreniez ici, alors vous devez apprendre ! » Il était exigeant, mais sans violence. Il se montrait toujours respectueux de notre travail. De Pratt, on disait qu’il pouvait déchirer une planche devant tout le monde quand il la jugeait mauvaise… Breccia n’agissait pas ainsi, et il ne dessinait pas non plus au crayon rouge sur nos planches comme Dante Quinterno a fait sur des originaux de Pratt qui, en réaction, lui a montré son cul nu en disant : « Comme ça, c’est plus rapide ! » Avec autorité, Breccia se contentait de suggérer, à l’oral, des pistes de décors, de cadrages et de mises en scène.

Vous étiez très jeune pour suivre de tels cours : vos condisciples étaient-ils du même âge que vous ?

Non, et on se moquait souvent de moi à cause de mon âge : j’étais encore en culottes courtes, entouré de jeunes sauvages de 25 ou 30 ans. Ça ne m’a pas empêché de recevoir des mains de Breccia une médaille plaquée or pour la meilleure planche de l’année : j’avais gagné mes galons, malgré ma jeunesse !

Votre formation artistique a été complétée par d’autres enseignements, et notamment par ceux du sculpteur Humberto Cerantonio. Quel regard cet artiste portait-il sur la bande dessinée ?

Je suivais son enseignement, mais je continuais à faire acte de militantisme pour la bande dessinée, clandestinement, parce que Cerantonio n’aimait pas ça du tout. Je parlais de tout ça avec mon ami de l’Ecole Panaméricaine Oscar Zárate, qui est lui aussi devenu auteur de bande dessinée – il a notamment travaillé avec Alan Moore, et il bosse maintenant avec Carlos Sampayo [1]. Oscar et moi avions une grande admiration pour le maniement du pinceau de Mario Faustinelli, un autre italien émigré sur nos plages, avec Pratt. Hugo disait que Faustinelli lui avait mis le pinceau dans les mains. Mes commentaires sur la beauté de son dessin faisaient se hausser les épaules de Cerantonio. On souffre encore d’un certain mépris pour la bande dessinée aujourd’hui, mais c’était pire encore à l’époque. Quand il me parlait de la bande dessinée, j’avais l’impression d’être tombé amoureux d’une fille de mauvaise réputation… C’était une équivoque dramatique, qui semble aujourd’hui plutôt comique, et Cerantonio a tout tenté pour m’entraîner loin de là. J’ai notamment donné avec lui des spectacles de théâtre de marionnettes dans les faubourgs de Buenos Aires. Cerantonio m’a aussi ouvert à la peinture, au cinéma, à la poésie. Il était un maître extraordinaire, d’une infinie culture. Malheureusement, notre famille a connu des difficultés financières à cette époque et j’ai dû quitter à regret les cours de Cerantonio et de l’École panaméricaine.

Est-ce à ce moment que vous êtes devenu l’assistant de Solano Lopez sur la série L’Éternaute, dont la version originale est toujours inédite en français à ce jour ? [2]

J’allais toujours montrer mon travail à Breccia, qui vivait alors à Haedo, un autre faubourg du grand Buenos Aires. C’est lui, avec Pablo Pereyra, un autre professeur de l’Ecole panaméricaine, qui m’a présenté à Solano López. J’ai commencé par donner des grands coups de pinceaux prattiens sur les 50 ou 60 dernières planches de L’Éternaute… Solano estompait bien entendu tout ça à la gouache blanche, j’ai appris son style par la suite et je lui ai été utile… C’est grâce à cela que j’ai indirectement fait connaissance avec Héctor Œsterheld, qui était le scénariste de cette série. Il venait de quitter la maison Abril pour fonder sa propre maison d’édition, Frontera. J’ai connu Héctor et son frère en allant porter des planches à leur bureau… Je suis donc lentement entré dans la tribu en faisant le livreur !
À dix-sept ans, Œsterheld m’a donné un premier récit d’Ernie Pike à illustrer. Cela correspondait à mon idéal esthétique du moment, alors inspiré de Pratt : c’était une fête pour moi de pouvoir débuter officiellement par un travail tachiste, je ne me souciais pas du tout de l’arrière-plan idéologique de cette histoire. Je ne me rendais pas compte que j’exaltais la guerre, c’était plutôt pour moi une sublimation de l’agressivité mâle adolescente. Hector était un écrivain populaire, dans toutes les nuances du mot, il écrivait des récits humanistes, mais il avait une sorte d’amour esthétique pour les récits de guerre, sans doute parce que les conflits militaires exacerbaient selon lui les caractères humains. C’était un raconteur d’histoires génial.

Dans quelle mesure Pratt a-t-il été marqué par Œsterheld et, inversement, de quelle manière Pratt a-t-il exercé une influence sur l’inspiration d’Œsterheld ?

Le dessin de Pratt, sa manière de représenter la nature et son goût pour les costumes militaires, qu’il avait connus dans sa jeunesse, ont nourri l’imaginaire d’Œsterheld. Héctor disait souvent qu’il était capable d’imaginer toute une histoire rien qu’en regardant une photo d’actualité. Il agissait ainsi aussi en observant les dessins des artistes pour lesquels il écrivait : le trait de Pratt, de Breccia ou d’autres nourrissaient l’imaginaire d’Héctor d’une foule de détails sensibles propices à imaginer une histoire. Il faut en finir avec le malentendu qui prétend qu’un dessinateur se contente d’illustrer l’imaginaire d’un scénariste : il y a dans ce type de collaboration un enrichissement mutuel d’une grande subtilité qui peut conduire à la formation d’une œuvre réussie, vivante, signée par deux entités humaines distinctes, mais complémentaires et presque indissociables… On finit par trouver les mots justes pour illustrer un type particulier de dessin.

L’expérience de Frontera n’a pas duré longtemps : que s’est-il passé pour les dessinateurs argentins qui souhaitaient continuer à œuvrer dans la bande dessinée ?

Il y a eu beaucoup de rumeurs plus ou moins nettes autour de Frontera. La maison est née comme une coopérative, mais après sont apparus des désaccords entre les frères Œsterheld et les dessinateurs consacrés, l’imprimeur de l’époque faisait des tirages pirates qu’il vendait pour son compte et, à la fin, la maison a fini par couler parce que nous, jeunes dessinateurs, n’étions pas capables de maintenir la qualité de nos maîtres. On était acculés à boucler nos planches en très peu de temps : en revoyant ce que j’ai fait à ce moment-là chez Frontera, j’ai eu honte. Je suis donc redevenu l’assistant de Solano López. Mais, à la fin, le plus important pour moi à cette époque, c’était de pouvoir aider ma famille grâce à l’argent que je gagnais avec ces mauvaises bandes dessinées.

Avez-vous gardé un lien avec Œsterheld à cette époque ?
Oui, il m’a notamment donné des nouvelles à illustrer. Je me souviens être arrivé un jour dans sa belle et grande maison de Beccar, un faubourg résidentiel de Buenos Aires. Après avoir gravi les marches de l’escalier qui menait au premier étage, je suis entré dans son grand bureau, qui débordait de livres. Les murs étaient couverts de bibliothèques, et le plancher était jonché de volumes ouverts, dont les pages tournaient comme par magie doucement toutes seules, soulevées par le souffle léger du vent qui entrait par la fenêtre. C’était le printemps… Le froissement du papier ressemblait au battement d’ailes de centaines d’oiseaux ! C’était une scène fantastique digne de Borges. Hector, qui était en train d’écrire à son bureau, n’a pas levé la tête quand je suis entré dans la pièce. Peut-être était-il trop plongé dans son écriture. En tout cas, il a fallu que j’enjambe tous ces livres pour lui présenter mon travail. Je me souviens que c’étaient des illustrations sur la vie de Pygmées. Ce jour-là, j’avais eu le temps de fignoler, mais ce n’était pas toujours le cas, hélas !

Auparavant, vous aviez également créé un détective qui pourrait bien être une préfiguration d’Alack Sinner…

Oui, c’était autour de 1962 ou 1963. Pratt a dirigé pendant un an une deuxième édition de Misterix, où j’ai créé Precinto 56 sur un scénario de Ray Collins (Eugenio Zappietro). Ça se passait en effet dans un commissariat de New York. Pratt était très content de mon travail. Malheureusement, le magazine n’a pas survécu longtemps à son départ.

Votre départ pour l’Europe précède la montée au pouvoir de la junte : pourquoi avez-vous quitté l’Argentine ?

Dans les années 1960, nous avions lancé quelques actions militantes dans des syndicats de presse. Avec quelques copains, on a tenté de créer une section syndicale. Rubén Sosa et moi avons été blacklisté par la seule maison d’éditions solvable à cette époque, Columba. Solano López était parti pour l’Europe et je suis resté sans travail pendant un an. C’est alors que j’ai fait la connaissance d’Horacio Porreca, qui était employé par Columba et dont je suis devenu le nègre. C’était pour moi la seule façon d’être payé en faisant de la bande dessinée. Il me donnait des scénarios, je les dessinais et il signait seul les planches : ça lui permettait de remplir son quota pour la retraite. J’étais donc devenu un travailleur clandestin pour la firme Colomba. C’était si bien connu que quelques « amis » dessinateurs qui œuvraient également chez cet éditeur m’ont eux aussi donné des scénarios à illustrer : ils me donnaient 50% du prix à la planche, ils signaient seuls, et basta. Néanmoins, je tiens à préciser que j’ai une reconnaissance éternelle et amicale pour Porreca. Heureusement, Solano est revenu de Grande-Bretagne avec une montagne de travail : il m’a repris dans son atelier, on a retravaillé ensemble, et on abattait environ quinze planches par semaine ! Solano m’a beaucoup appris et nous parlions énormément ensemble.
Ma vie n’était pas malheureuse à cette époque : sur le plan personnel, je venais de me marier avec la mère de ma fille… Et pourtant la tristesse me gagnait. Je voulais faire autre chose, sans savoir exactement quoi. Il faut dire que j’avais déjà pris connaissance de l’underground américain : j’entrevoyais les possibilités nouvelles qu’offrait la bande dessinée. C’est à ce moment que mon ami Oscar Zárate est lui aussi parti pour la Grande-Bretagne et que je me suis mis à penser que l’Europe était sans doute une terre abordable pour moi. À trente ans, j’ai quitté l’Argentine, seul – mon épouse est restée à Buenos Aires quelques mois. Je suis allé au Festival de Lucca, puis à Milan, j’ai parcouru l’Espagne franquiste et j’ai fini par m’installer à Londres, où j’ai travaillé pour les éditions IPC dans un style de commande proche de la manière de Solano López. Ce n’était pas idéal, mais ça me permettait de vivre de la bande dessinée. Ma femme m’a rejoint, et notre fille Barbara est née en novembre 1973. Hélas, mon épouse avait le mal du pays, et nous avons divorcé. Je suis resté encore un an à Londres, dans une communauté hippie où j’ai beaucoup appris. Sans-papier, j’ai finalement dû quitter Londres pour rejoindre l’Espagne, et rencontrer un écrivain qui m’avait été recommandé par Oscar Zárate : Carlos Sampayo ! Il sortait demi-vivant de la pub… On s’est retrouvés à Barcelone, et non seulement nous avons tout de suite sympathisé mais, en plus, on a immédiatement commencé à imaginer Alack Sinner !
Sans un sou, on a débarqué au Festival de Lucca de 1974… On a montré notre projet à divers éditeurs. Fiorenzo Ivaldi voulait nous acheter la propriété intellectuelle de la série. On a évidemment refusé, et on est rentrés bredouilles en Espagne. Un peu plus tard, on est retournés à Milan, pour rencontrer l’équipe de Alterlinus. On vivait à Brescia, à 80 kilomètres de Milan. C’est l’agent Marcello Ravoni qui nous a servi d’intermédiaire dans cette négociation. Alack Sinner a commencé à paraître dans Linus et on a pu manger à nouveau. Avec Carlos, on se voyait tous les jours pour travailler sur notre personnage. Par la suite, je suis évidemment resté en Europe pour des raisons politiques : mon ex-femme et ma fille se sont elles-aussi à nouveau expatriées à ce moment-là. Je vis donc en Europe, sur la terre de mes ancêtres, depuis trente-cinq ans.

Vous publiez chez Futuropolis en janvier 2008 le premier volume d’une biographie de Carlos Gardel, qui a vécu un parcours totalement inverse du vôtre, en quittant la France très tôt pour s’installer en Argentine…

Chanteur de tango à l’aura mythique, Carlos Gardel est le symbole de l’enfance et de la jeunesse de mes parents. À travers cette histoire que je fais avec Carlos, c’est un rêve de résurrection du passé idéalisé de l’Argentine que je tente de réaliser. C’était la naissance du tango narratif, la grande époque de la radio, l’apparition du cinéma sonore. Et Gardel triomphait dans tous ces médias !

Il faut dire que le tango résume assez bien l’incroyable métissage que représente l’Argentine : cette musique est le produit d’un brassage culturel et ethnique très complexe, qui trouve ses origines aussi bien en Afrique qu’en Pologne et en Italie… Je me suis entouré de documentation pour ce livre : j’ai sur ma table à dessin des magazines des années 1920 et 1930 qui sont en train de tomber en poussière… Et je bosse sur papier, pour le papier !

En préparant l’exposition consacrée à l’école de Buenos Aires que produit le Festival international de la bande dessinée, vous vous êtes replongé dans l’histoire de la bande dessinée argentine : cette immersion dans vos lectures de jeunesse a-t-elle eu une influence sur la réalisation graphique de la biographie de Carlos Gardel…

Oui, et d’une manière qui m’a rempli de plaisir ! Certains personnages de mes maîtres anciens se sont présentés dans les scènes de foules de mes dessins, comme pour appuyer le brassage de la ville du tango. Je ressens la présence de cette époque. Dans ce travail, je fais moins de tâches et plus de dessins au trait : je m’efforce de faire des lignes, je suis donc moins pictural et par conséquent plus descriptif. Je danse avec le passé, cela me permet d’évoluer sur Buenos Aires avec mes outils psychiques et graphiques : c’est un chemin passionnant… Comme la vie !

Propos recueillis par Benoît Mouchart en novembre 2007 à Paris.

Entretien paru dans le No.14 de Neuvième Art, janvier 2008.

[1] Ouvrages d’Oscar Zárate disponibles en français : Une petite mort, scénario d’Alan Moore, éd. du Seuil, 2005 ; Trois artistes à Paris, scénario de Carlos Sampayo, éd. Dupuis, 2006 ; Freud, texte de R. Appignanesi, éd. Rivages, 2006 ; Fly Blues, scénario de Carlos Sampayo, éd. Futuropolis, 2008 ; La Faille, scénario de Carlos Sampayo, éd. Futuropolis, 2010.

[2] Elle a été publiée fin 2008 par Vertige Graphic.