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les passagers du vent : le comptoir de juda

Jean-Philippe Martin

Les passagers du vent Tome 3, planche 17

l’art de la juxtaposition

Ce que l’on note d’emblée au premier feuilletage des livres de François Bourgeon, c’est le nombre parfois impressionnant de vignettes que compte chaque page, bien souvent à concurrence de textes eux aussi abondants. Tout cela obéissant à une rhétorique de l’efficacité et au souci de livrer toute la densité d’un récit dans un nombre compté de pages, l’auteur donnant avant tout, comme il l’expliquera dans de nombreux entretiens, la "priorité à la narration". Cette économie de la mise en page s’établit durant les années de formation de Bourgeon qui, entre 1972 et 1979, multiplie les histoires courtes parfois adaptées de textes littéraires dans les revues destinées à la jeunesse (Lisette, Pif, Djin dans lequel il inaugure la série médiévale Brunelle et Colin). C’est avec ce procédé déjà maitrisé qu’il fait sa première incursion dans le champ de la bande dessinée pour adultes, avec la série en cinq tomes, Les passagers du vent qui démarre dans le numéro 18 Circus des éditions Glénat (1979). Cette fresque historique, située au XVIIIe siècle, qui très vite va connaitre un énorme succès, raconte les aventures romanesques, exotiques et un brin érotiques, d’Isa jeune femme libre, personnification de l’esprit des Lumières, qui, après avoir été dépossédée de son héritage, s’embarque sur un navire de la Marine Royale où elle s’éprend d’un marin, Hoel, après l’avoir délivré d’un odieux ponton anglais, et se lie d’amitié avec Mary, sujette d’Albion, Elle entraine ses compagnons de fortune sur un négrier, le "Marie-Caroline", à destination du comptoir de Juda au large des Canaries. C’est ce moment de l’aventure correspondant au troisième volet intitulé Le Comptoir de Juda , dont il nous est donné d’observer ici une planche, visiblement en rupture avec le "système Bourgeon" que nous venons de rappeler. De fait elle vient en contrepoint des six pages qui la précédent, encombrées de vignettes, elles-mêmes saturées de personnages et grouillantes de bulles soulignant le confinement et la promiscuité des passagers -équipage et esclaves- embarqués à bord du Marie-Caroline depuis plus de quatre mois. La page, très aérée, quasi dépourvue de personnages, comporte en tout six cases. Soit deux grandes cases composites (des vignettes serties sur des cases de plus grande taille) qui découpent la planche en deux bandeaux aux proportions et aux formes inégales. Le bandeau supérieur, qui ne compte que deux cases dans lesquelles on décèle du mouvement, occupe les deux tiers de la page et sa verticalité écrase le bandeau inférieur, horizontal, statique, et fait, lui, de quatre cases.

Loin de rompre avec l’organisation du récit comme la conçoit Bourgeon, les pages telles que celle-ci, qui en émaillent le cours, ont des attributions spécifiques. Le plus souvent elles ouvrent ou clôturent un épisode. Pages de transition et respiration dans la narration, elles sont rarement gratuites et jamais insignifiantes. Les informations, en grande partie visuelles, distillées dans cette "tête" du principal chapitre du Comptoir de Juda , sont indicielles des événements qui suivront. Dans le bandeau supérieur une vignette juxtaposée à une case de grande taille offre une vue en plongée de l’équipage du Marie-Caroline en train de mouiller le navire "en rade de Juda", un comptoir où anglais, portugais et français se partagent le commerce du "bois d’ébène". La man ?-vre est explicitée par la case qui englobe cette vignette représentant les fonds marins et dans laquelle on peut suivre la descente de l’ancre le long du bord droit de la case au milieu de requins en embuscade. Métaphore explicite : la scène est lourde en menaces futures, confirmées dans le second bandeau. Incrustés dans un plan général montrant une vue de la rive de Juda, trois inserts de visages, ceux des trois principaux protagonistes de l’histoire en conversation - le chirurgien du bord, le capitaine Malinet et Isa- confirment en quelques mots que nos héros vont aborder un endroit littéralement infesté de requins.

On associe souvent Les Passagers du vent à l’avènement d’un renouveau du récit d’aventure historique, genre à vocation édifiante illustrant des événements majeurs tirés des manuels d’histoire dont cette série bouscule les canons. On explique notamment son succès par la méticulosité et la justesse documentaire de la reconstitution historique, et donc les vertus pédagogiques de cette saga ; par l’habilité de Bourgeon à lier aventure et histoire en y ajoutant un zeste d’érotisme ; par son intérêt pour les héroïnes féminines dans un registre où on leur accorde généralement peu de place.

On oublie souvent d’indiquer que ce succès tient à l’emploi d’une grammaire spécifique et innovante en ce qu’elle a su exploiter toutes les ressources narratives de l’espace de la page notamment dans la composition des planches et le recours efficace aux juxtapositions de vignettes dont nous avons ici un bel exemple.