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peanuts

Thierry Groensteen

Sunday page du 13 mars 1955 | Diffusé par United Feature Syndicate | 43,5 x 60,1 cm | encre de Chine et gouache blanche sur papier, titre collé | Inv. 93.13.2

[août 2012]

Faire voler un cerf-volant compte parmi les activités favorites de Charlie Brown, mais son ardeur est toujours mal récompensée et son cerf-volant se retrouve avec une queue complètement entortillée ou, le plus souvent, termine sa course dans un arbre. Un arbre de la pire espèce : celle des arbres « mangeurs de cerf-volants » (des onomatopées manifestent qu’il y a bien mastication). Dans la première vignette de cette planche, le cordage qui s’entrelace aux lettres du titre (Schulz habillant ainsi un logo habituellement invariable, qui consiste en un bromure apposé sur la planche) fonctionne comme une réminiscence de ces échecs répétés.

Mais ici, ce n’est pas Charlie qui s’adonne à cet agréable passe-temps, c’est Lucy Van Pelt. Et elle y réussit, en apparence, bien mieux que lui, puisque son cerf-volant semble voler très haut dans le ciel. Cette inversion des rôles se renforce d’un changement manifeste dans le comportement de Lucy : elle d’habitude peu avare de ses paroles et surtout de ses sarcasmes reste ici, de bout en bout, étrangement muette, comme si le monologue de Charlie ne la concernait pas.

Quant à ce dernier, on peut dire qu’il confirme à quel point il a un bon fond. Lui, sempiternelle victime de Lucy, pourrait ressentir le fait qu’elle réussit bien mieux que lui à faire voler un cerf-volant comme un affront supplémentaire, une énième humiliation. Or il ne se montre aucunement envieux, bien au contraire. Il félicite chaleureusement Lucy, et se déclare même prêt (vignette cinq) à réviser le jugement qu’il portait sur elle : quelqu’un qui réussit à faire voler un cerf-volant si haut ne peut pas être entièrement mauvais !

Cependant le cerf-volant ne vole pas haut du tout, il est juste tout petit, tenant entièrement dans la main, et la longueur du cordage ne dépasse pas un mètre. Les deux dernières cases vendent la mèche de ce qu’il faut bien interpréter rétroactivement comme une tromperie. Schulz manie ici un humour qui ne lui est pas habituel, et qui ressortit à l’absurde. Car si nous, lecteurs, pouvons avoir été pris au piège du code perspectif (le contexte nous ayant invité à confondre un objet très petit avec un objet lointain), il est évidemment impossible, dans la logique de la diégèse, que Charlie et Schroeder s’y soient laissés prendre. Or ils se comportent de bout en bout comme s’ils étaient dupes de cette illusion de nature graphique. Les deux point d’interrogation de l’avant-dernière case manifestent leur surprise quand ils sont « détrompés », et leur regard à l’adresse du lecteur dans la case ultime (ils ont tourné la tête à l’unisson) leur désarroi.

Dans cette planche, le décor se réduit à une ligne hérissée figurant l’herbe d’un pré. À bien y réfléchir, cette ligne participe de la même ambivalence que le cerf-volant de Lucy : elle paraît située tout juste derrière les personnages, et cependant elle tient aussi lieu d’horizon, séparant le ciel et la terre.

Thierry Groensteen