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the monster

Jean-Pierre Mercier

Années 1970 | 59,1 x 48,2 cm | crayon gras, feutre et gouache sur papier | Inv. 89.12.11

[janvier 2007]

Né en 1941 à Uttica (Etat de New York), Vaughn Bodé a fait un passage relativement bref sur cette terre, puisqu’il est mort accidentellement en 1975, au cours d’une expérience que ses biographes qualifient, au choix, de « mystique » ou d’« érotique », ce qui définit assez bien les centres d’intérêt de l’homme et de l’artiste. On le considère habituellement comme l’un des noms importants de la vague underground américaine (avec Crumb, Shelton et S. Clay Wilson), alors qu’après des débuts autoédités (Cobalt 60 en 1963), il a surtout travaillé pour des magazines et des éditeurs mainstream. Ses premières œuvres (Das Kamp, Junkwaffel), recyclent toute une imagerie guerrière datant de la Deuxième Guerre mondiale. Jusque dans ses œuvres les plus tardives on trouve d’ailleurs trace de mitrailleuses, chars et petits avions de guerre, toujours amoureusement rendus.

L’esprit du temps – nous sommes dans les années hippies –, tourné vers les mystiques orientales, l’usage des drogues récréatives et la découverte concomitante d’une sexualité ambiguë, va progressivement modifier l’inspiration de Bodé et l’amener à dessiner des pages, dont celle possédée par le Musée est un bon exemple. Courtes fables, ces œuvres, le plus souvent en une page, mettent en scène des femmes potelées et des lézards immatures engagés dans des situations violentes, graveleuses ou, comme celle qui nous occupe, douces et contemplatives. Le héros paradoxal de ces saynètes est un sorcier, le Cheech Wizard, lézard timide ou mystérieux, caché jusqu’au bassin par un chapeau blanc constellé d’étoiles multicolores. Le point commun à tous ces courts récits est, du point de vue du ton, le recours à un humour qu’on peut à plein droit qualifier d’absurde – d’autres diraient zen.

L’influence de Walt Kelly, maintes fois signalée quand on parle du graphisme de Bodé, doit également être soulignée pour ce qui est des textes au vocabulaire recherché, dont la construction grammaticale est fort éloignée des clichés qu’on applique habituellement à la pauvreté supposée des bandes dessinées. Comme dans Pogo, on trouve en outre (sauf ici, où le ton est celui de la récitation élégiaque – on notera d’ailleurs que le texte est placé entre guillemets) un recours systématique aux déformations, transcriptions d’accents et d’erreurs grammaticales.

Du point de vue de la construction, la page, à l’instar de toutes les autres dans la même série, a recours au « gaufrier » (disposition régulière de cases de format identique). On peut penser qu’il s’agit d’une reprise des contraintes des Sunday pages, qu’on doit pouvoir disposer au choix en deux ou trois bandes. Notable également est le fait que les bulles de textes sont placées systématiquement au-dessus de la vignette dessinée. Certaines fois, elles peuvent être en-dessous. On pourrait considérer ce dispositif comme un hommage spécifique de Bodé aux formes premières de la bande dessinée, quand le texte était séparé du dessin. Cet agencement singulier répondait en fait à une autre nécessité. Vaughn Bodé avait en effet imaginé des spectacles audiovisuels où les cases, dessinées fort judicieusement en forme de diapositives, étaient projetées en plein écran tandis que Bodé lui-même sur scène, micro en main et baigné dans le faisceau d’une lumière mordorée, assurait intégralement la « bande-son », dialogues ET onomatopées. Ces Bodé’s Cartoon Concerts, qui connurent un grand succès sur les campus américains des années 70, furent présentés à Paris par la SOCERLID et à Angoulême lors d’une des premières éditions du Salon international de la bande dessinée. Ceux qui ont pu y assister à l’un de ces Concerts en gardent un vif souvenir.

Ils sont un exemple unique de la création d’une œuvre exploitable d’emblée, avec un égal bonheur et sans aucune déperdition, sous deux formes différentes, imprimée et audiovisuelle.

Jean-Pierre Mercier