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d’une résidence à l’autre

Alexandre Balcaen et Carmela Chergui

[janvier 2010]

Un an et demi avant la publication de Match de catch à Vielsalm, les travaux de la première résidence FRMK vs La Hesse vs Blu Cammello étaient exposés au C.E.C. Pour l’amateur du travail de l’éditeur, il était frappant de constater la prégnance de l’univers visuel des auteurs invités :

les planches s’offraient alors plutôt à la contemplation qu’à la lecture. Exceptées quelques surprises, on reconnaissait alors aisément la patte de Dominique Goblet, son trait, son goût du verbe et sa soif des cocktails de techniques. Pas de choc esthétique non plus du côté des collaborations d’Olivier Deprez et Vincent Fortemps, fidèles à leurs univers peu bavards, gravure sur bois pour l’un, crayon gras et rhodoïd pour l’autre. Pour Thierry Van Hasselt, c’étaient les papiers préparés - encres malmenées par le white spirit - qui ne laissaient guère de doute sur la signature de l’artiste. La symbiose entre les moitiés semblait alors si forte au sein de chaque couple que le travail de Gipi et Jean-Jacques Oost jurait presque, chacun se positionnant à côté de l’autre sans se contaminer. C’est qu’il aurait fallu comprendre l’italien pour appréhender la mise en abîme d’un processus de création à quatre mains, par ailleurs bien caché derrière la matière - grande question des auteurs FRMK - des autres travaux. Tout sera en effet parti de là, et de la nécessité de trouver des auteurs aux vues suffisamment larges pour ménager dans le langage de la bande dessinée les ouvertures nécessaires à articuler les pratiques des artistes du centre. Une ouverture par ailleurs souvent incomprise dans les publications de l’éditeur invité, mais qu’Olivier Deprez remet partiellement en lumière avec à propos : "il y a une grande part de violence physique dans mon travail, qui je crois est liée à quelque chose qui est plutôt de l’ordre de la pulsion que de l’intellect. Et qui correspond au positionnement qu’on a choisi avec Thierry et Vincent quand on a décidé de travailler ensemble en créant Frigo Productions et Fréon. On n’a jamais cru qu’on était autre chose que des artistes outsiders".
Un livre paraît donc, enrichi des témoignages nécessaires à saisir les humeurs du quotidien de la résidence, à mieux comprendre le positionnement du centre, qui n’a jamais cherché à abolir la notion de handicap mais au contraire à l’affirmer, à la poser comme dimension graphique et humaine. Alors que la seconde résidence collective est annoncée, l’occasion est trop belle pour ne pas tenter d’y chercher quelques réponses à la question du processus que seul Gipi avait laissé transparaître, et dont Olivier Deprez détaille ainsi les prémisses : "c’est une série d’étapes à franchir, il faut aller à la rencontre de l’univers de la personne, de son mode de perception, de son mode graphique, de sa capacité de travail de concentration. Il y a un énorme apprentissage de tous les processus de création de l’autre et inversement". En parallèle, il s’agit aussi de trouver au sein de chaque couple le centre d’échange qui pourra faire s’articuler les deux pratiques et de ne pas brider la création d’ensemble par les limites du handicap. Encore selon Olivier Deprez, il s’agit de l’un des aspects capitaux de l’enjeu de ce livre : "les capacités de l’artiste handicapé peuvent aller jusqu’à un certain point et celles de l’auteur peuvent le dépasser. Ce n’est parce que l’artiste handicapé ne peut pas le rejoindre que l’auteur ne doit pas y aller. Il s’agit justement d’explorer cette frontière et c’est le renforcement des deux qui doit créer cet objet de commande". De son côté, Dominique Goblet évoque "une situation décomplexante quant à l’originalité ou la complexité de l’histoire et par rapport à une vision académique du dessin, qui amène une attention soutenue à l’écriture et à la forme".
Les travaux corroborent chacun à leur manière l’un et/ou l’autre de ces postulats. La rencontre elle-même devient parfois le cœur du récit, tandis que l’ensemble des bandes dessinées accomplit le dépassement des limites graphiques ou narratives supposées de chacun de leurs auteurs.


Serge Delaunay / Jean-Christophe Long

Jean-Christophe Long et Serge Delaunay

Face à la cohérence graphique et thématique du travail de Serge Delaunay, et parce que l’écrit et la fiction sont déjà deux caractères intrinsèques de son œuvre, il aura été difficile pour Jean-Christophe Long de se positionner quant à l’intérêt de venir "parasiter" l’univers d’un artiste affirmé, de chercher à "forcer" le glissement d’un travail plastique vers la bande dessinée.
La question du "lieu" d’articulation des deux pratiques se règle pourtant assez naturellement, tant l’imagination obsessionnelle de Delaunay est un trésor d’idées rocambolesques. Passionné par la science et la mécanique, grand lecteur de presse spécialisée, il nourrit son univers fantasmatique de données étonnamment précises, qu’il intègre à sa propre vision du monde. Les "Véronique" (représentation par l’artiste d’un archétype féminin très sexué, qu’un précédent centre d’accueil lui avait interdite, détruisant des piles entières de ses dessins) arrivent sur Pluton à bord de leurs bus interstellaires (les "Saucisses Mécaniques"). Elles y rencontrent puis se lient aux professeurs technique et scientifique, alter ego des deux auteurs. Delaunay déroule son histoire et J-C. Long encadre le récit, d’autant plus aisément qu’ils se rejoignent sur leur manière de travailler : "On dessine un peu ce qui nous passe par la tête. Quand je fais une bande dessinée, je n’ai pas de scénario. J’ai un fil conducteur, les images viennent les unes à la suite des autres et ça fait une séquence. Lui c’est un peu la même chose quand il fait son dessin, c’est ce qui est présent dans sa tête à ce moment-là : des planètes, de la mécanique automobile...". Il aura toutefois fallu apprendre à rompre avec les habitudes avant de trouver l’articulation graphique des deux pratiques. De très belles planches tout en couleur mélangeant impressions de linoléum gravé et dessins dormiront encore longtemps car les laborieuses contraintes techniques ne permettent pas aux auteurs de rentrer dans une dynamique d’échange, J-C. Long devant graver plusieurs plaques pour réaliser une seule image. C’est donc le choix du noir et blanc qui libère finalement la fluidité des allers-retours entre le trait de Serge Delaunay et les gravures de J-C. Long, des impressions sur les photocopies de dessins, aux dessins sur les impressions.

Œuvre de Jean-Christophe Long et Serge Delaunay

La vitesse d’exécution restant disproportionnée entre les deux auteurs, du fait de leur technique respective et de la spontanéité de Delaunay, c’est le style de ce dernier qui reste prépondérant, J-C. Long contrôlant par ailleurs la place des éléments graphiques à ne pas omettre pour la narration. Il répond ainsi présent pour accompagner Serge Delaunay un peu plus loin que de coutume ("à milliers de milliards d’années-lumière" dirait-il) dans une science-fiction suffisamment structurée pour que se glisse entre fascination mécanique et vertige sidéral l’expression sans bride d’un véritable désir charnel.

Autoportrait de Serge Delaunay


Dominique Théâte / Dominique Goblet

Dominique Théâte et Dominique Goblet

Séduite par hasard et dès son arrivée dans le centre par une série d’autoportraits dans lesquels s’entremêlent texte et dessin, Dominique Goblet pose son regard sur le journal intime attenant. Et se retrouve immédiatement happée par la pétillante logorrhée de Dominique Théâte, emplie d’incroyables jeux de mots et associations d’idées, déclinant un étonnant vocabulaire alors qu’il décrit son quotidien. Difficile de ne pas relever le potentiel d’une telle création alors que la question de l’autobiographie - dans l’art contemporain aussi bien que dans la bande dessinée - reste une des grandes préoccupations de l’auteur de Faire semblant c’est mentir. Théâte ne se montrant guère intéressé de revenir à ses autoportraits, le moteur de la fiction vient d’un des personnages récurrent du journal, Hulk Hogan, double fantasmé du beau-père adoré de l’artiste. Premier personnage, premier jalon entre l’intime et le récit ("ce que je lis dans ses carnets me donne envie de repartir dans la fiction"), premier round et combat "originel" dont découlent les scènes du premier recueil, selon un processus proche de l’écriture automatique : l’histoire d’amour avec la "femme à la barbe bleue" et le duel avec l’orthodontiste.
Alors qu’à l’issue de cette première résidence les trois axes du récit ont fait leur apparition - journal / combats / romance -, un si heureux dispositif ne peut rester en suspens. Plusieurs séjours ont été et seront encore nécessaires pour mener à son terme l’ambitieux projet mis en branle (plus d’une centaine de pages annoncée). Chacune des parties a droit à son modus operandi et les recoupements créeront la rythmique. Des extraits choisis et recomposés du journal de Théâte laissent sa pleine expression à son langage particulier et sont illustrés par Goblet seule, paysages de routes menant aux casernes du C.E.C, déclinés selon les saisons. Les scènes amoureuses sont croquées et mises en scène par Goblet, offrant ainsi à Théâte des contraintes formelles lui permettant de se dégager de ses poses rigides habituelles. Quant aux scènes de combats, elles répondent logiquement à la question de la lutte vue sous l’angle graphique ; les deux auteurs s’y offrent un espace de confrontation directe de leur dessin.
Pour sortir du cadre de Vielsalm, on trouvera dans X Ten (projet de portraits croisés réalisés avec sa fille Nikita Foussoul sur dix ans, accompagnant le passage de l’enfance à l’âge adulte par les transformations des corps, du regard et de l’approche plastique) une nouvelle preuve du souci de Dominique Goblet de positionner son propre trait face à un dessin brut. Et il témoignera encore de son rapport à la question de l’autobiographie dans l’art contemporain. Sans doute est-ce dans sa collaboration avec Dominique Théâte - qui lui permet donc de s’atteler aux va-et-vient entre réalité et fiction - qu’on peut désormais chercher les indices de ses travaux à venir.


Richard Bawin / Thierry Van Hasselt

Richard Bawin et Thierry Van Hasselt

Thierry Van Hasselt aura dû attendre un moment improbable pour rencontrer son collaborateur désormais attitré. Après quelques jours passés avec un premier puis un deuxième artiste du centre, à essayer de trouver le pivot à partir duquel il pourrait articuler une pratique sans être trop directif quant à la narration, c’est au tout dernier moment de son premier séjour qu’il fait presque par hasard la rencontre de Richard Bawin. C’est d’abord par son langage que ce dernier sait susciter l’excitation de Van Hasselt, par son enthousiasme à discourir de ses films favoris, sa manière si personnelle de réinterpréter en les hybridant deux longs-métrages avec Jean-Claude Van Damme dans le rôle titre (Full Contact et Cyborg), sa motivation à les raconter en bande dessinée. Pour Thierry Van Hasselt, cette "distance terrible avec le sujet" se révèle immédiatement le pivot narratif tant attendu. De retour au centre, il ne s’agit plus que de se mettre au travail : visionnage accompagné de prises de notes tandis que Bawin commente en direct les scènes qui défilent. La matrice textuelle de l’œuvre est déjà là, avant son passage à la moulinette du cut-up. Reste à trouver l’articulation plastique : si les papiers préparés ne jurent pas avec les travaux antérieurs de Van Hasselt, l’introduction inédite du collage est rendue nécessaire pour animer les personnages éternellement statiques de Bawin. Cette technique se trouve parfaitement adaptée au "mix" - comme l’auteur le nomme lui-même en appuyant la comparaison avec le travail d’un D.J. - des gravures de Bawin avec ses propres montages. Après la réalisation de Full cœur de Lyon, les deux artistes ne se quitteront plus.
Étant défini un "mode de rencontre de plusieurs personnes sur un projet de bande dessinée" rendu possible par l’homogénéité graphique des papiers préparés et questionnant le statut l’auteur unique, le système se décline hors du centre sous forme collective, avec toujours la participation de Bawin et une matrice filmique, sous le nom Aktion Mix Comix Commando.
Plutôt que de revenir encore à la bande dessinée - le Comix Commando vivant sa vie hors du centre - Thierry Van Hasselt choisit pour la résidence d’août 2009 de se laisser glisser vers une autre pratique et prend acte de l’importance de l’exposition dans le projet Match de catch. Pour briser une dynamique de visite consistant essentiellement à longer les murs, il faut donc "occuper l’espace en son centre". Des structures en volume sont alors initiées : deux personnages monumentaux (un par artistes) émergent d’assemblages de plaques de bois taillées sur lesquelles sont contrecollées les motifs de chaque partie du corps. Quant aux suites de ces aventures, outre les interventions attendues du Commando, on murmure du bout des lèvres l’idée d’un film mixte (animation et images réelles) mettant en scène les deux compères en plein combat, parés d’armures de leur fabrication.
On en revient au processus récurrent du travail de Thierry Van Hasselt, pour qui "la bande dessinée peut amener à la sculpture, la collaboration peut glisser d’un support vers un autre", comme en témoignent ses travaux dans les champs de la danse, du théâtre et du cinéma d’animation, intimement liés à sa pratique d’auteur dans le cadre de FRMK.


Rémy Pierlot / Paz Boïra

Rémy Pierlot et Paz Boïra

Certaines rencontres se font en silence. En choisissant de travailler avec Rémy Pierlot, Paz Boïra se rend rapidement compte qu’héritier d’une éducation irréprochable, il cache ses réflexions derrière des formules de bienséance et se protège en s’entourant de phrases toutes faites, adaptées à toutes les situations. Il s’avère nécessaire de trouver un terrain de dialogue autre que la parole. Rémy nourrit une fascination et une curiosité insatiable pour la nature, qu’il a déjà dessinée avec Vincent Fortemps quelques temps auparavant, et montre à la dessinatrice les photos qu’il prend lors de ses promenades au bord des routes. La nature est une thématique chère à Paz Boïra, le sujet de son prochain livre, et ce terrain familier devient dès lors le lieu de rendez-vous des deux artistes.
Les animaux, premiers habitants de ce territoire sauvage, commencent à peupler l’atelier silencieux et éloigné qu’ont choisi d’occuper Paz et Rémy pour travailler calmement. Face à face, leurs tables à dessin se remplissent de monotypes où apparaissent de grands ours, que Rémy dessine d’après photo. « Je trouve que dans sa façon de les dessiner il y a quelque chose de beaucoup plus proche de ce qu’est l’animalité (…) et ses animaux ont une présence bien plus vivante que quand je les fais moi ». Les échanges de dessins et le passage d’une main à l’autre permettent peu à peu à Paz Boïra de cerner ce dont elle va pouvoir se saisir pour armer leur récit. Elle perçoit, dans le charme que produit l’évocation des animaux chez Rémy, un lien très fort de ce dernier avec l’animalité et l’inconscient, une proximité qu’elle lutte pour retrouver dans son propre travail. Et c’est autour de cette perception instinctive qu’elle choisit d’articuler leurs travaux. Dans les sous-bois, où de splendides oiseaux et mammifères se dressent entre de lumineuses clairières et les feuillages densifiés par le monotype, un homme et un ours arrivent à l’entrée d’un souterrain aux mille ramifications, une constellation de terriers. On devine que c’est au cœur de celui-ci que se produira la rencontre. Dans le noir, les mains dans la matière, et toujours en silence, à tâtons.

Œuvre de Rémy Pierlot et Paz Paz Boïra


Jean-Jacques Oost / Étienne Beck

Jean-Jacques Oost et Étienne Beck

Les mouvements d’humeur de Jean-Jacques Oost et son refus solide de travailler sous une quelconque injonction faisaient en partie l’objet de son récit avec Gipi dans Match de Catch à Vielsalm. Étienne Beck fait donc le choix de s’en saisir comme d’une contrainte narrative pour articuler leur histoire à quatre mains. Car c’est bien d’une histoire qu’il s’agit, avec son décor, ses personnages et ses aventures. Il y a du sang, de l’action et des couleurs fantastiques. Le caractère taiseux et parfois borné de Jean-Jacques, attaché à sa lenteur et son application, en font un collaborateur qu’il faut aborder avec délicatesse et dont chaque idée de récit est rare, donc précieuse. Étienne prend son phare dessiné comme élément de décor et pour lui faire plaisir, lui suggère de dessiner la femme du gardien qui se fait bronzer. Il tient son personnage principal. D’un mot à l’autre, le récit prend forme et leur banque d’images s’épaissit, la table est jonchée de photocopies de livres de pêche, de navires, de gravures de spécimens de poissons ; des dizaines de feutres s’éparpillent entre les gobelets remplis d’eau colorée. Jean-Jacques, casquette de marin sur la tête pour mieux s’immerger dans l’univers (comme il venait habillé en treillis quand il travaillait autour de la guerre avec Gipi), recopie laborieusement des photos de plongeurs dans un souci féroce de coller à la réalité, revenant des dizaines de fois sur le masque sans se soucier des jambes démesurées, dans un surprenant « mélange d’application et de laisser-aller », pendant qu’Étienne dispose les dessins sur le mur de manière à composer un récit. « Il a fait un bateau qui a intégré l’histoire, mais comme il se fiche du récit il a dessiné un autre modèle de bateau qui lui a plu dans un livre. Je n’osais pas lui dire non mais le bateau n’avait rien à voir. Du coup, j’ai fait la jonction entre les deux en dessinant un voilier qui se transforme en chalutier. C’était une méthode de travail à trouver ». Si Jean-Jacques impose les images, il en va de même pour les formats.

Dessins de Jean-Jacques Oost et Étienne Beck

On observe au mur un ensemble disparate et enthousiaste, ayant renoncé à l’uniformité de taille imposée par un quelconque objet-livre, voyant en plan large ou en cadrage serré comme bon lui semble. La liberté de ton qui s’en dégage est palpable : Étienne offre à Jean-Jacques la possibilité d’intégrer tous ses désirs au récit, et il obtient, de manière tangible, un travail qui respire la joie. L’explosion des couleurs, le comique des rattrapages narratifs et la multiplicité des idées saugrenues qui composent les pages se reflètent dans le visage des auteurs lorsqu’ils lèvent le nez de leur dessin, régulièrement, en train de rire à leurs propres blagues.


Adolpho Avril / Olivier Deprez

Adolpho Avril et Olivier Deprez ont commencé par se tourner autour. Après avoir empilé des caisses dans une des anciennes casernes de Vielsalm, Olivier se plaçait de manière diamétralement opposée à Adolpho, et ils marchaient séparés par ces amas de cubes, s’observant l’un et l’autre apparaître et disparaître derrière les piles. On peut d’ailleurs les regarder faire, grimés en Docteur A et Infirmier O, dans Après la Vie, après la mort. Comme on peut y suivre la trace des autres activités préparatoires à l’élaboration de leur récit à quatre mains. Des films expressionnistes en noir et blanc qu’ils ont regardé tous les deux surgissent les portraits qu’Adolpho a gravé dans le bois, l’atmosphère tout en contrastes, et la présence quasi spectrale des deux protagonistes.
Lorsqu’Olivier rencontre Adolpho, ce dernier, qui fait déjà preuve d’une grande sensibilité à diverses techniques plastiques, ne trace que des ronds et des griffures. Surpris par cette rigueur graphique, Olivier se rend compte qu’il n’a pas appris à dessiner. Il lui demande alors de suivre du doigt, sur une photo, les courbes d’un visage. Puis lui soumet un crayon, le laissant libre de s’essayer à l’immense champ des possibilités que lui offrent les lignes. Cependant, afin de structurer leur travail, il choisit de garder le motif premier des dessins d’Adolpho : le cercle, que l’on retrouve dans le chemin de fer qui guide le lecteur au travers d’un long tunnel. Des situations se répètent de manière chronique, lui donnant ainsi l’impression de revivre plusieurs fois des événements inscrits dans une boucle temporelle. En prenant l’habit du docteur A, Adolpho inverse le statut auquel il est soumis dans le cadre de l’hôpital psychiatrique. Mieux encore, son appréhension du monde, sa « mémoire trouée », dont Olivier parle comme d’une « façon de se souvenir très soudaine, un peu heurtée et irrégulière », définit le cadre du récit. Le jeu narratif est l’un des centres de préoccupations artistiques d’Olivier Deprez : déplacer sans cesse le lieu de l’histoire et réinventer continuellement le rapport du lecteur au livre. Cet exercice emprunte ici un chemin particulier : on entre en terrain sensible et on s’essaye à regarder à travers les yeux du jeune homme. Brutes évocations de l’obscurité, les cases noires qui parsèment le récit se lisent alors comme des images cachées par sa mémoire, ses souvenirs dont il ne connaît que l’absence. Et dans les phrases lues résonnent les voix qu’il entend, à l’intérieur de sa tête.


Nicole Claude / Doublebob

Nicole Claude et Doublebob

Nicole Claude a un regard tendre et des mouvements lents, peu sûrs d’eux lorsqu’il s’agit d’exercer les gestes de la vie quotidienne. Elle a perdu ses dents et quand elle parle, pour la comprendre, il faut s’accoutumer à sa prononciation laborieuse. À sa multitude de traits fins indélébiles, au Bic bleu, qui installent sur les pages des petites filles aux dents pointues et des maisons presque aveugles, résonnent le bleu des dessins de Doublebob, ses pavillons et ses minuscules personnages féminins.
Au regard de leurs travaux, il semblerait également que la douceur et la délicatesse qui se dégagent du Chat n’a pas de bouche vous aime beaucoup répondent à l’apparent tourment des œuvres de Nicole et à ses discours vénéneux. Au cours de la journée, elle se raconte tout en tortures, souffrances, chagrins, convoquant ses spectres autour de leur table. Les anecdotes défilent, pleines de l’étrangeté des cauchemars où l’on sent confusément se mêler fantasmes et souvenirs, et où apparaissent de temps à autres de lumineuses évocations du bonheur.
Nicole Claude dessine beaucoup d’après photos, intégrant des objets et des personnages à son système de perception artistique. Si elle n’est jamais aussi heureuse que lorsque l’on aime son travail, elle reste peu encline à regarder ses œuvres finies et se fiche d’un quelconque système de narration. Doublebob compose avec, c’est-à-dire sans, donc autour du travail de Nicole. Repassant sur ses dessins et l’incitant à la réciproque, il laisse une communication graphique et instinctive s’installer entre eux, portée par l’évocation qui se dégage des figures qu’ils construisent. Au fil de ces images se mêlent des phrases issues des récits de Nicole, conservées sans ponctuation. Il s’agit là, pour Doublebob, d’ôter à ces litanies douloureuses la possibilité pour le lecteur d’être voyeur des terreurs d’une handicapée. En agglomérant les phrases les unes aux autres, il focalise l’attention sur ce singulier foisonnement littéraire, protégeant sa partenaire, qui se défait alors de son costume de victime pour endosser l’habit du poète.
Tous les matins, Doublebob se rappelle à la mémoire de Nicole, à leur activité, et lui montre les lieux qu’ils occupent. Et pourtant chaque jour elle s’y confie un peu plus et lui offre une affection croissante. C’est aussi de cet abîme dont il est question dans la structure narrative qu’il élabore. Les dessins ne sont pas liés chronologiquement mais ils se font écho les uns aux autres par des liens ténus tels que la matière, la composition et parfois même le langage. Des liens qui ressemblent à ceux dont on se sert parfois, inconsciemment et de manière impalpable, pour tisser nos souvenirs.

Si les travaux publiés apparaissent au lecteur d’une lumineuse évidence, nous avons pu constater qu’ils restent le fruit d’un travail d’apprivoisement mutuel et d’une souplesse artistique conséquents. Ainsi, malgré des débuts de collaboration parfois laborieux (soulignons la quasi absence de désertion du côté des auteurs invités), il semble bien que tous s’accordent à relever l’importance de cette expérience dans leur parcours artistique et humain. Preuve en est cette seconde résidence, qui voit s’achever bien peu de travaux mais laisse l’ensemble des participants dans l’attente de leurs retrouvailles.

Rendons par ailleurs grâce aux responsables et aux animateurs du C.E.C. La Hesse qui, en évitant soigneusement de mettre l’accent sur le handicap mental de chaque artiste, auront permis aux auteurs invités de s’attacher pleinement au rapport à la création de leur collaborateur. Leur aura été ainsi épargné le risque de sombrer dans une vision caricaturale des traumatismes et des handicaps que même le personnel médical spécialisé peine à définir précisément.

Liens :
HYPERLINK "http://www.fremok.org" http://www.fremok.org
HYPERLINK http://almanak.wordpress.com http://almanak.wordpress.comhttp://www.cec-lahesse.behttp://aktionmixcomixcommando.wordpress.comhttp://www.myspace.com/wonkinnywhited’autres photographies de la résidence réalisées par Carmela Chergui et Laura Petitjean sont visibles ici : http://www.facebook.com/pages/Bruxelles-Belgium/FREMOK/58511892079

Article publié dans neuvièmeart 2.0 en janvier 2010.