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digression sur le silence 1/2 : le silence des planches

Christian Rosset

(Note : le 7 juin dernier a eu lieu dans l’auditorium du musée de la bande dessinée, à Angoulême, une journée d’études organisée par les étudiants de l’ÉESI sous le thème Bande son / Bande dessinée. Invité à y participer, j’ai improvisé, à partir de quelques notes, une communication intitulée : La bande dessinée à la radio ou les métamorphoses du silence. Je tente ici de donner forme écrite, non moins improvisée, à cette communication. Elle sera en deux parties (Le silence des planches / Les murmures du terrain vague), chacune en deux temps : celui où chemine la réflexion et celui de la lecture en zigzag de quelques livres.)

(1.i)
Le silence… ou le blanc. Non qu’ils soient liés, nécessairement (un bruit blanc peut être assourdissant, une nuit noire peut favoriser l’écoute du silence), mais comme ce glissement matériel du son (car le silence – ou plutôt les innombrables formes de silence – est partie prenante du monde sonore) au support (le blanc du papier qui va être travaillé pour devenir ce qu’on appelle une planche de bande dessinée), donc de « l’impalpable » à ce que l’on peut toucher concrètement, s’est fait de lui-même, presque sans y penser, partons de là.

La page blanche : encore vierge de tout dépôt, recouverte bientôt de traits, de taches, de graphies diverses à l’encre noire (ne nous préoccupons pas de la mise en couleurs si elle n’a lieu directement). Une fois la planche achevée, il peut rester des zones de blanc (celui du papier) mises en « réserve ». On les remarque le plus souvent à l’intérieur de contours : surfaces précisément circonscrites. Elles sont le plus souvent en attente d’être recouvertes (ou plutôt remplies) de couleur. Mais quand la composition ouvre un espace de recherche plastique au lieu de refermer les lignes, quand le noir et le blanc dialoguent au lieu de se contenter de coder mécaniquement la figuration (ou quand la couleur, aquarellée, laisse respirer la page), ces blancs peuvent devenir de tension.

Le silence en musique (ou dans tout art sonore) peut tendre aussi l’écoute, quand il ne s’agit pas d’un temps de repos conventionnel entre deux « phrases musicales ». De même le blanc en poésie : dans une lettre célèbre, Mallarmé met l’accent sur « l’espace qui isole les strophes et se tient dans le blanc du papier ; significatif silence qu’il n’est pas moins beau de composer que les vers. » Dans Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, cette tension est particulièrement vive.

La page blanche est silencieuse. La planche achevée l’est tout autant (la bande dessinée est, fort heureusement, rarement lue à voix haute, elle incite à une lecture intime). Même si l’on a acquis le métier de preneur de son et que l’on possède le matériel adéquat, on ne peut enregistrer une planche qu’avec cet outil fragile : la mémoire, y imprimant éventuellement ces « voix intérieures » qui s’agitent intérieurement durant la lecture. Les voix du livre, celles qui s’impriment sur le papier (lettres formant récitatifs et dialogues) sont sans timbre concret. Elles peuvent devenir, dans la tête, et de manière incontrôlée, celles d’acteurs imaginaires associées idéalement aux personnages (la meilleure preuve étant la non-reconnaissance de la voix du Capitaine Haddock dans les dessins animés par les jeunes lecteurs qui savent, mieux que quiconque, comment elle doit sonner en eux pour que le vieux loup de mer s’incarne : pour qu’il leur parle). Ces voix d’acteurs imaginaires, parce qu’elles sont propres à chacun et non communes à l’ensemble des lecteurs, sont impossibles à reproduire dans le monde sonore réel. Chaque voix naît du silence. Chaque voix apporte une forme – une qualité – de silence inédite. Chaque voix prenant vie dans l’espace du dedans est métamorphose du silence. La bande son des bandes dessinées, c’est donc avant tout ce silence qui ne cesse de se transformer en gardant, quel que soit l’état de ses transformations, sa qualité de silence. Il y a donc autant de métamorphoses du silence que de livres et bien plus encore : autant que de lecteurs et lectrices de ces livres.

Les seuls sons concrets – audibles – que produisent les livres sont ceux que l’on perçoit, si on a l’ouïe fine, quant on tourne les pages : musique discrète du bout des doigts.

Et il faut ajouter que le silence pur n’existe pas (à part peut-être le silence de mort ? Mais personne n’est encore revenu de l’au-delà pour nous dire comment il « sonne »). Le silence de la page blanche a souvent été qualifié de neutre (au sens barthésien), mais l’observation sensible de la matérialité de tel ou tel papier ne peut que renverser une telle assertion. Le silence de chaque planche de bande dessinée est traversé par de multiples perturbations : hanté de voix fantômes, de bruissements intimes, de hurlements même, prétendument codés, mais que l’on ne peut fixer. Partition musicale sans solfège (j’y reviendrai dans le second mouvement de cette digression).

(1.ii)
Il faut maintenant ouvrir un livre pour ne pas laisser le discours se refermer sur lui-même. Il se trouve que, la veille de mon départ à Angoulême pour cette journée d’études, j’ai lu le dernier ouvrage de David Prudhomme, La Traversée du Louvre (Futuropolis/Louvre éditions). J’ignorais alors que j’allais partager le lendemain mes premières impressions de lecture avec cet auteur, invité lui aussi à cette journée d’études. À l’énoncé de ce titre impeccable, me sont revenues en mémoire des lectures déjà anciennes et en partie oubliées (comme celle de La Traversée des apparences – The Voyage Out – de Virginia Woolf) ; et aussi cette sensation d’être traversé par la musique que Claude Ollier a exprimée mieux que quiconque dans ses écrits : quelque chose de matériellement fantomal – un trait, une ombre fugitive, un rayon mystérieux – qui ne passe pas uniquement par les voies de l’audition. Comme je vois “LOUVRE” imprimé deux fois (titre et logo) sur la couverture du livre de David Prudhomme, ma rêverie dérive aussitôt du sonore au visuel. Je me demande si l’on peut être aussi traversé – corps et esprit – par la peinture ? Et si l’on peut dire d’un lieu qu’il nous traverse dans le temps où nous le traversons ? Il me semble que oui – surtout si l’on emprunte des chemins de traverse.

Dans les premières pages de son nouvel opus, David Prudhomme se représente, de manière assez burlesque, chapka vissée au crâne, en conversation téléphonique avec ses « commanditaires » (il faut garder à l’esprit que, parcourant ce musée, il se trouve environné, pour l’essentiel, d’œuvres qui ont été aussi, en leur temps, commandées). Le message qu’il reçoit de leur part est des plus clairs : « on » lui rappelle que son travail est de faire une BD (et non une suite d’images autonomes issues – même retravaillées – d’un carnet de croquis) ; donc de raconter une histoire, avec des dialogues (ou à la rigueur des récitatifs), ce qui implique de placer des mots dans les images : visibles, lisibles par tous. Il répond, aussi bien à ses commanditaires qu’à ses futurs lecteurs, quelque chose comme : Vous voulez des bulles, des anecdotes, que ça fasse BD ? Il y en aura, c’est promis. Il va même jusqu’à concéder qu’il a l’impression de marcher dans une BD géante. Sur tous les murs, il y a des cases. Des lecteurs partout. Venus du monde entier. Plus fort que Tintin !

Mais quelque chose le démange : se frotter au libre exercice du dessin. Au premier éditeur (celui de Futuropolis), il dit avoir le projet de faire des histoires muettes ; et au second (celui du Louvre) : Je pense faire une histoire muette. Hé ! On a beau réunir toutes les langues du monde, elles se croisent en silence ici… La singularité de cette traversée est dans ce passage du pluriel (des histoires, cela signifie : des anecdotes – les images, même de toute beauté, se mettant au service de la narration) au singulier (une histoire muette, cela veut dire : donner la parole aux images, en usant de leur langage propre, dans le silence des mots).

Pas simple de se mesurer à cet héritage glorieux qui hante fièrement les salles du Louvre… Cette collection d’objets d’art terriblement intimidants, faisant montre d’une force parfois redoutable et, en même temps au bord de rendre l’âme : survivance du passé (pour l’essentiel ruiné, restauré, endormi sur ses lauriers, mort-vivant parfois ; et, pour le meilleur, énigmatique, incitant à une redécouverte perpétuelle au présent). Pourquoi Cézanne allait régulièrement revoir (et copier) Poussin ? Pas seulement pour comprendre comment c’est fait ; aussi pour relancer – tendre, réinventer – ce qui se noue et se dénoue sans cesse entre le regard et la main. Pour acquérir l’esprit du lien. Et ressentir comment ça nous regarde alors que nous-même le regardons. C’est avant tout question d’échanges. Quand on est auteur de bande dessinée et que l’on traverse le Louvre, étant à la fois dessinateur et reporter, bâtisseur de fiction et rapporteur de sensations pures, curieux de tout ce qui arrive, le regard vif ne relâchant jamais (ou si peu) la garde, il faut crever les bulles pour que l’image prenne sens : pour qu’elle devienne trace vivante de ces échanges.

Tu vois, ce qui me plaît surtout, c’est d’observer les gens qui regardent les œuvres. Traverser le Louvre, c’est avant tout faire acte de curiosité envers les regardeurs. Saisir la force de sidération qui a le don d’arrêter l’écoulement du temps, point d’orgue silencieux saturé d’énergie. Mais aussi les regards vides ou distraits des visiteurs fatigués, ou ennuyés, par ce qui leur est proposé, quand la répétition prend le pas sur la découverte et la variation. Et enfin mettre en scène les modes de jeux divers et variés, individuels et collectifs, qui peuvent donner du caractère à cette traversée (et en écho, me revient aussitôt cette scène fameuse de Bande à part de Godard quand les trois « héros » traversent au pas de course les salles du Louvre au nez et à la barbe des gardiens impuissants à freiner cet acte iconoclaste). Alliance de l’humour et de la vérité, dans le trait (exactitude du rendu de la sensation, comme dirait Cézanne, sans faire montre d’inutile sévérité).

Avant de refermer cette digression, je relis une dernière fois en tous sens ce beau livre de David Prudhomme, me contrefichant de la linéarité. Alors qu’à la première lecture, je m’étais surpris à tenter de faire disparaître les « bulles » (les réserves de mots, de forme plutôt rectangulaire) en les masquant avec un ou plusieurs doigts de la main, clignant parfois des yeux afin de faire surgir des images mieux accordées à mon désir de silence, cette fois-ci, non seulement je les tolère, mais je les apprécie même pour ce qu’elles sont, ayant appris à leur accorder leur propre valeur de silence, habité par l’humour – et par l’amour : mouvements d’humeur touchés par la grâce.

Christian Rosset

(À suivre… La semaine prochaine, la seconde partie de cette digression s’intéressera à deux bandes dessinées muettes publiées récemment au Frémok – Les Jumeaux de Jung-Hyoun Lee et Nos terres sombres de Rémy Pierlot et Paz Boïra – ainsi qu’au premier volume d’Au travail d’Olivier Josso à L’Association.)