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wolinski face à ses doubles

Thierry Groensteen

[janvier 2006]

Wolinski est-il, ou n’est-il pas, à proprement parler un auteur de bandes dessinées ? En mai dernier, son éditeur essayait de nous vendre l’album Une vie compliquée comme la première véritable BD du récent lauréat du Grand Prix de la ville d’Angoulême, ce qui n’est certes pas exact. Une vie compliquée n’est ni la première, ni, hélas, la meilleure. Il n’en demeure pas moins que Wolinski est plus rompu à l’exercice des formes brèves qu’au maniement des grandes intrigues ; que son œuvre, avant d’atteindre les librairies, est d’abord éparpillée dans la presse ; et que sa notoriété comme dessinateur de presse, justement, tend à éclipser son travail d’auteur de bandes dessinées.

Certaines de ses participations à la presse d’actualité (Le Nouvel Observateur, Paris Match) ou d’opinion (L’Humanité, Charlie hebdo) se caractérisent par une forme séquentielle, et, à ce titre, méritent d’être regardées comme des bandes dessinées, aux dispositifs souvent originaux. Je pense notamment à ses célèbres dialogues entre « un gros réac irascible et un petit fumeur approbateur » (ainsi que les définit l’auteur), auxquels Wolinski est resté fidèle depuis 1968 – date de leur première apparition dans L’Enragé. Le texte (manuscrit), déroulé derrière la sempiternelle attaque : « Monsieur », s’y taille la part du lion. Cependant, les ponctuations graphiques incarnées par les deux interlocuteurs sont essentielles : elles donnent le rythme et composent un petit mimodrame où les gestes et les expressions n’ont rien n’anodin. Mais le terme de « dialogue » leur convient mal. A gauche, le défenseur d’une certaine idée de la « France éternelle » vitupère, non sans brio (l’auteur prête à cet avocat du diable sa propre faconde), contre le laisser-aller de la jeunesse, le sexe facile, la confusion des valeurs, la perte d’autorité, les tares de la littérature ou du cinéma ; toutes ses phrases sont assertives, péremptoires. Ses opinions ressemblent à celles de Joseph, le compagnon d’aventures de Paulette, dans la série du même nom. Face à lui, le petit monsieur malingre n’apporte aucune réponse, il poursuit un monologue parallèle, s’emparant d’un mot saisi au vol pour plonger dans ses souvenirs ou confier ses rêves secrets. L’un est préoccupé du monde, l’autre ne parle que de lui. En cela ils apparaissent bien comme deux incarnations/projections de Wolinski lui-même, dont, pour l’essentiel, l’œuvre se partage précisément entre le commentaire d’actualité et la confession intime.

En dépit des apparences, il ne s’agit pas de « brèves de comptoir ». Wolinski ne rapporte pas des propos entendus au coin d’un zinc. Il s’empare d’un sujet dans l’air du temps et met en branle une petite machine rhétorique. Il ne prend explicitement parti ni pour ni contre ses deux figures de papier (ces egos expérimentaux, comme dirait Kundera), il feint d’être le simple enregistreur de leurs soliloques croisés. Comme dit Maryse Wolinski : « Un humoriste n’est d’aucun camp, sinon il cesse d’être un humoriste ». Il joue avec tous les clichés du Français moyen (râleur, chauvin, jouisseur ; voir Astérix), auquel il ne lui déplaît manifestement pas tant de s’identifier, et dans le même temps marque un certain détachement, une distance que résume bien le titre du recueil Cause toujours ! (Albin Michel, 1997).

Les livres de Wolinski ne forment, au fond, qu’une vaste interrogation sur le bonheur. Jules, le héros d’Une vie compliquée, a « 80 comptes en banque de par le monde, et une femme dans chaque aéroport ». Ses amis le jalousent. Jusqu’à quel point l’auteur lui-même l’envie-t-il ? Il n’y a guère de doute, en tout cas, que les filles faciles et partageuses qui peuplent la vie de Jules incarnent un fantasme éminemment wolinskien.

Cette interrogation sur le bonheur se décline en quelques grandes questions pas toutes si futiles que ça. J’en retiens deux en particulier :
A quoi ça sert d’être drôle dans un monde qui ne l’est pas ?
(…)
Comment faire pour devenir celui qu’on a envie d’être ?
(Elles figurent, l’une et l’autre, sur la quatrième de couverture de l’album Il n’y a plus d’hommes !, Flammarion, 1988.)

Traiter ici de la première question nous éloignerait vite de notre sujet. La deuxième, elle, l’intéresse directement : elle fait surgir la possibilité d’un écart entre l’être dans lequel on se projette étant jeune et l’homme réalisé que l’on deviendra réellement plus tard, celui que les hasards et les compromis de la vie auront façonné. Cette question hante Wolinski, qui, avec une certaine amertume, cite la fameuse formule : « On a fait mai 68 pour ne pas devenir ce que nous sommes devenus » (Il n’y a plus d’hommes, p. 12). Elle lui a inspiré quantité de scènes où il se dessine face à face avec lui-même. Le dialogue met alors aux prises Wolinski adolescent ou jeune homme – encore hésitant avec les filles, se découvrant le talent de faire rire, un peu embarrassé de sa judéité, décidé à devenir le meilleur dans ce qu’il fait le mieux : dessiner – avec Wolinski adulte, désabusé, cynique, arborant le ventre et le cigare de l’homme qui a réussi, et qui a réussi en « bâclant » – en un mot devenu, aux yeux du jeune idéaliste, le prototype du « vieux salaud ». D’autres dessinateurs (par ex. Moebius et Gotlib) ont eux aussi mis en scène cette intéressante autoconfrontation. Seul Wolinski en a fait un système. Je renvoie le lecteur aux planches de Tout va trop vite, son album le plus autobiographique (Flammarion, 1990 ) et au Journal d’un jeune homme qui ne pensait qu’à ça (Le Cercle, 2000). Les deux livres se font directement écho, certains épisodes de la jeunesse de l’auteur étant relatés dans l’un et dans l’autre. Le dernier cité est le journal intime de Wolinski à l’âge de dix-neuf, vingt ans, entrecoupé et commenté par des dessins postérieurs de près d’un demi-siècle. (Wolinski se représente trente ans plus âgé que le narrateur du journal, ce qui veut dire qu’entre l’adulte représenté et l’homme âgé qui signe les dessins existe aussi un écart de près de vingt ans. En vérité, les personnages qu’il dessine sont donc tous deux des doubles de l’auteur, tirés du passé.)

Quand Wolinski-1 s’adresse à Wolinski-2, cela donne par exemple :
Moi, j’ai besoin d’argent pour vivre. Vous, c’est pour votre niveau de vie !
Pas mal cette formule, je la note.
Ou bien :
Je ne sais pas si j’aurais aimé avoir un père comme vous.
Moi, je sais que j’aurais pas aimé avoir un fils comme toi.

(A rapprocher d’un dessin représentant une jeune femme qui, véritable modèle réduit de sa mère, à laquelle elle emboîte le pas, lui lance : « Si j’ai une fille, j’espère qu’elle ne sera pas comme toi ! » Il n’y a plus d’homme, p. 44.)

Et encore :
J’ai essayé de t’aider. Mais tu étais si nul !
Ma nullité c’est ma force. C’est elle que j’ai vendue dans mes dessins.
Tu ne t’es pas mal démerdé. Mais tu n’es pas celui que j’ai voulu être… Tu t’es moqué férocement des hommes que tu enviais secrètement. Les patrons, les puissants, les meneurs d’hommes, les héros, les beaux parleurs !
— C’est ça que tu aurais voulu être ! Je préfère être humoriste.
— Un humoriste c’est un homme qui fait rire de ses insuffisances.

En livrant au public le journal de ses vingt ans, Wolinski a, dit-il, le sentiment de « tuer sa jeunesse » (Tout va trop vite, p. 49). Pourtant, il révèle aussi combien il est resté fidèle à lui-même. D’abord en ceci qu’aujourd’hui, hier, avant-hier, il n’a toujours « pensé qu’à ça ». Mais également en cultivant cette propension à se mettre à distance, à faire de soi un sujet d’observation, de méditation. Le 8 octobre 1953, n’écrivait-il pas déjà dans son journal : « Au fond, j’ai une certaine affectation pour moi. Je m’intéresse. Il y a des moments où je me regarde vivre comme on regarderait vivre un autre, avec une sympathie amusée. » L’hypothèse du dédoublement était déjà posée.

L’une des qualités premières de Georges Wolinski est la lucidité. Mais sa stratégie favorite consiste à la dissimuler dans des mises en scène caractérisées par l’ambivalence. Entre le petit con d’hier et le vieux salaud de maintenant, Wolinski orchestre des duos savoureux dans lesquels il n’y a pas de vainqueur. S’il y a une morale à en tirer, elle serait à la Sempé : Rien n’est simple. Wolinski est un sophiste, un schizophrène. Il épouse alternativement les deux points de vue, montre que chacun a ses raisons et porte sur l’un et l’autre de ses alter ego le même regard à la fois tendre et rude, apitoyé et rigolard. Tout ce qui relève de l’autobiographie dans son œuvre est à prendre comme une improbable synthèse d’innocence, d’impudeur et de rouerie.

Il a toujours été comme ça, Wolinski, il s’est toujours vautré dans le confort de l’ambiguïté. Capable de dessiner des scènes de sexe qui seraient classées X si elles étaient filmées, tout en posant au vieux mâle romantique. Livrant au public, gros plans à l’appui, des épisodes croustillants de sa vie sexuelle mais restant muet sur sa vie conjugale (on reconnaît Maryse dans ses dessins à son allure toujours juvénile et ses robes courtes). Travaillant pour L’Humanité, pour Charlie hebdo, mais aussi à Paris Match et à L’Express.

Quand il feint de s’interroger : « Et surtout, comment faire pour que les autres croient qu’on est celui qu’on avait envie d’être, et non pas celui qu’on est devenu ? », il essaie de se faire passer pour un homme préoccupé de son image, de sa réputation. Mais si un jour doit être instruit le procès public de Wolinski, il n’y aura qu’à le relire pour trouver, dans ses propres pages, tout ce qu’il faut pour rédiger à la fois l’acte d’accusation et la plaidoirie de la défense.

Cet article est paru dans le numéro 12 de 9ème Art en janvier 2006.