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« l’humour, c’est le refus des certitudes »
entretien avec georges wolinski

Jean-Pierre Mercier

[janvier 2006]

De l’enfance à Charlie Hebdo, les influences, les découvertes, les admirations, les amitiés, les collaborations, les engagements... : Wolinski se livre dans un entretien-fleuve.

neuvièmeart : Si l’on regarde en arrière, qu’est-ce qui vous a orienté vers le dessin ?

Wolinski : J’ai toujours été attiré par le dessin, toujours. Depuis mon plus jeune âge, j’adorais les bandes dessinées. Nous avions des recueils du Journal de Mickey, de Robinson, de Hop là ! C’était à Tunis pendant la guerre, nous vivions sur le fonds commun de la bibliothèque d’une bande d’amis. Des livres qui passaient de main en main et que nous lisions et relisions. Des bandes dessinées, mais aussi des romans qu’on ne lit plus aujourd’hui : Les Cinq Sous de Lavarède de Paul d’Ivoi, Gaston Leroux, Edgar Poe, Mark Twain, Maurice Leblanc, Jack London, Jules Verne, Dickens, etc. Tout ça, c’est ma culture, avec la bande dessinée. Je dessinais, bien sûr. Quand les soldats américains ont débarqué à Tunis, je leur ai demandé des comics, alors que les autres leur demandaient des chewing-gums et du chocolat. Ça leur plaisait que je demande des comics. On parlait ensemble, je baragouinais l’anglais et j’allais lire dans les voitures des chauffeurs de l’état-major américain qui était installé au lycée Carnot, juste en face de la pâtisserie de mon grand-père. Ils m’attendaient avec plaisir. J’étais un petit garçon de dix ans, je grimpais dans la voiture, et je lisais. C’était formidable, formidable ! Il y avait Terry et les Pirates, de Milton Caniff, Bringing Up Father, de McManus, Little Orphan Annie, d’Harold Gray, et Burne Hogarth… Tout ça me faisait rêver ! Je ne comprenais pas grand-chose, mais je regardais et déjà j’étais sensible à la beauté des héroïnes, surtout chez Milton Caniff, le roi du pinceau, qui savait souligner les ombres du corps des femmes d’une façon extraordinaire. Je me disais, comme on dit trop souvent maintenant : « C’est magique ! C’est incroyable, cette habileté. » J’allais à la bibliothèque, je regardais les livres de Daumier, de Gustave Doré. J’avais dix ans quand j’ai acheté mon premier livre de Dubout. Je connaissais le nom de tous les dessinateurs des affiches de cinéma. Je regardais et je disais : « Celui-là, c’est Grinson ! » Je me rappelle encore de ce nom, moi qui ne me rappelle de rien… J’étais très sensible à l’image… Je vous montrerai mes dessins de cette époque. J’aimais beaucoup Villon – j’étais assez précoce dans mes lectures – j’ai dessiné beaucoup de pendus. Et comme ça épatait mes oncles, j’en rajoutais un peu. On est assez cabot quand on est gamin, quand on voit que ça marche, on en rajoute. Mais je ne pensais pas vraiment en faire un métier. Ensuite, je suis venu en France rejoindre ma mère. Nous avions été séparés d’elle par la guerre. Elle était venue en France soigner sa tuberculose, la maladie à la mode à l’époque, et la guerre a éclaté. J’ai donc été élevé par mes grands-parents et mes oncles, des gens extraordinaires. Je leur dois beaucoup.

Vous n’aviez pas de père ?

Non, mon père est mort quand j’avais deux ans. Voulez-vous que je vous raconte l’histoire de mon père ? C’était une sorte de Juif errant polonais, un très bel homme. Il est arrivé à Tunis et il a vu ma mère dans un café où elle allait avec mes grands-parents – c’est elle qui m’a raconté ça ; on la montrait parce qu’il fallait la marier, c’était l’aînée. Elle a vu ce très bel homme avec une pelisse, qui lisait L’Odyssée. Elle l’a repéré, et lui l’a repérée aussi. Ensuite, mon père, qui avait fait quelques connaissances à Tunis, a discuté avec un copain, qui lui a dit : « Pourquoi ne t’installes-tu pas à Tunis ? Tu es ferronnier d’art, c’est la mode en ce moment. Tu devrais t’installer et te marier. » Il avait appris la ferronnerie dans les écoles professionnelles allemandes, comme tous mes oncles. Mon père lui répond : « Oui, d’ailleurs il y a une petite qui me plait bien, c’est la fille de la pâtisserie ». Le copain est allé voir mon grand-père, c’est comme ça que ça se faisait en ce temps-là. Mon père a plu à la famille et ça s’est bien passé, puisque mon père et ma mère se sont mariés un mois après. Mon grand-père a aidé mon père à monter sa ferronnerie. Il a fait beaucoup de choses à Tunis, dont la pâtisserie de mon grand-père. Il reste encore des tables en fer forgé dans la famille.

Mais il y a eu 36 et les lois sociales, alors il a renvoyé tout le personnel. A l’époque, quand on payait les ouvriers Arabes, ils ne revenaient que lorsqu’ils n’avaient plus d’argent. Pourquoi aller travailler quand on a de l’argent ? Avec les lois sociales, il fallait payer des taxes, ça changeait complètement la façon de travailler des petites entreprises. Il leur fallait des gens sûrs. Il a donc viré tout le monde et repris les meilleurs. Un jeune italien est venu au bureau de mon père, lui demander de le reprendre. Mon père a refusé, le ton a monté. Le petit italien a sorti un revolver et a abattu mon père. Ma mère était dans le bureau d’à-côté. Il n’y avait pas de SAMU à cette époque. Avec un voisin, ils l’ont hissé dans une voiture et emmené à l’hôpital, mais il est mort. C’est comme ça que ma mère s’est retrouvée veuve et moi orphelin. J’ai gardé les papiers de ce fait-divers, du procès.

Mon père dessinait très bien. Je le sais parce que ma sœur et moi avons quelques-unes de ses œuvres. En fait, il copiait les dessins d’un graveur-illustrateur célèbre dans le monde yiddish qui signait Lillen. Il illustrait des textes bibliques en yiddish. Voilà pourquoi je n’ai pas eu de père, comme Reiser. Je disais souvent à Reiser : « Intelligent, doué pour les sciences comme tu es, si tu avais eu un père, tu serais devenu un connard de technocrate, comme on en voit dans les avions, avec leurs P.C. » Il rigolait. Finalement, notre chance est de ne pas avoir eu de père. Mon père m’aurait fait travailler, alors que j’étais nul à l’école. Il était assez dur, d’après ce que je sais. Il m’aurait empêché d’être le paresseux que j’étais. Je suis devenu dessinateur parce que j’étais nul partout ailleurs. Comme m’a dit Coluche un jour : « Il faut faire ce qu’on sait faire. » Mais ce n’est pas si simple. On est influencé, on se dit : je vais vivre de quoi ? Le dessin ? Mais ça ne rapporte rien, le dessin ! Je me souviens, à vingt ans, le dessinateur Bosc est venu acheter une chemise dans le magasin de mes parents, à Fontenay-sous-Bois. Ma mère s’était remariée avec un très brave homme. Elle a dit à Bosc que je dessinais et a demandé si je pouvais venir le voir. Il a accepté, j’y suis allé. Quand j’ai vu où il vivait, je me suis demandé : « C’est comme ça que ça vit un dessinateur connu ?! » Il était installé dans une chambre étroite comme un couloir dans une espèce de pension de famille. Il était malade, dépressif. Il a été très gentil, il n’a jamais oublié notre rencontre. Je l’ai revu des années après, il se souvenait de moi. Il est venu travailler à Hara-kiri. Nous sommes restés amis. Je suis allé le visiter à Antibes, peu de temps avant sa mort. Il était toujours gentil, toujours souriant. Je l’aimais bien.

Vous venez de citer de Bosc, Daumier, Dubout. Ça délimite déjà un monde, des influences…

Absolument. Je m’intéressais à l’humour, et pas uniquement dessiné : Peter Cheyney, Jerome K. Jerome, Marcel Aymé… Et le cinoche ! Bud Abbott et Lou Costello, Laurel et Hardy, les frères Marx, Fernandel et tous les grands classiques… Le cinéma a été très important pour les dessinateurs. Prenez Dubout : on le sait peu, mais son humour est très proche de celui de Charlie Chaplin. Dans sa façon de dessiner les personnages, Dubout a pris des leçons dans le cinéma muet. Vous regardez un de ses personnages, vous rigolez. L’allure du gros flic, de la petite nana… Ce n’est pas ce que dit ou fait le personnage qui est drôle, mais le personnage en lui-même. Dubout est très fort pour ça, dans l’attitude et les détails. J’ai un peu fait ça au début, dans les Contes lamentables parus dans Hara-kiri, par exemple.

A vos débuts, on sent également l’influence de Mad, surtout Bill Elder...

Mad, c’est dans un deuxième temps. Il faut que je plante un peu le décor : je travaillais chez mes beaux-parents, dans une bonneterie. Je surveillais les métiers à tisser, il y avait une boutique aussi. Bref, je m’emmerdais. [Rires] Mais je ne le savais même pas, je pensais que c’était normal de s’emmerder comme ça dans la vie. Et je continuais à dessiner. J’ai découvert Mad dans une librairie de la rue des Beaux-Arts, où l’on trouvait les recueils au format de poche. Je les ai achetés, et j’ai été fasciné par Elder, Wood, Davis. Je trouvais ça absolument génial. Et surtout, c’était adulte. J’ai acheté des recueils des Peanuts également, mais c’est surtout Mad qui m’intéressait. Le mélange entre mes premières influences et ça, ça a donné ce que je suis. Au début, je copiais Elder. Comme je dis toujours : il faut beaucoup copier avant de devenir soi-même. L’école de Mad est restée une grande passion. J’ai ici tout ce qui est disponible sur Elder. J’ai acheté le dernier livre sorti récemment en anglais qui récapitule toute son œuvre…. Extraordinaire !

Quand j’étais rédacteur en chef de Charlie mensuel, j’ai fait venir Harvey Kurtzman à Paris. Je lui ai écrit, je ne me souviens plus comment j’ai eu son adresse, enfin, je me suis débrouillé, j’ai dit à Choron de lui payer son voyage. A l’époque, ça devait être en 1973, on avait de l’argent, Charlie hebdo marchait bien. Kurtzman est arrivé, je lui ai donné 5000 francs d’avance en liquide. Il n’en revenait pas, jamais on ne lui avait fait ce coup-là. J’ai sorti tous les livres de Mad de ma bibliothèque, le Jungle Book, Goodman Beaver, etc. Il m’a dit : « C’est incroyable, même moi il m’en manque, il y en a que j’ai perdus. Comment as-tu fait pour avoir tout ça ? » J’avais tout ce qu’il avait fait… Quel livre magnifique, le Jungle Book  ! Un chef-d’œuvre. La première chose que j’ai faite quand je suis devenu rédacteur en chef de Charlie mensuel, ça a été de publier tout ça, de le faire connaître. Il y en a qui m’en sont encore reconnaissants : Pétillon, Vuillemin… Quand je vois les journaux d’aujourd’hui, Bodoï, Bédéka, qui sont accrochés aux dessinateurs actuels, qui essayent de montrer ce qui se fait maintenant, je crois qu’ils devraient de temps en temps montrer ce qui se faisait hier et publier Al Capp, Dick Tracy… J’ai tort de dire ça, mais j’aime bien avoir tort. Il y a beaucoup de grands dessinateurs aujourd’hui. J’en découvre tous les jours : Bruno Heitz, Ralf König, Riad Sattouf, le petit jeune qui monte.

Vous n’avez pas été marqué par l’école du New Yorker ?

L’école du New Yorker m’intéressait, bien sûr, mais je me rends compte en vous parlant que ce qui m’intéressait, c’était surtout la bande dessinée. Steinberg, je sentais que ça faisait partie de l’art contemporain. Ça m’agace un peu pour tout dire, c’est un peu trop snob pour moi. Mais j’aime bien Chas Addams, c’est marrant. Sempé, lui, est immensément fier d’avoir fait des couvertures pour le New Yorker.

Et la tradition française de la fin du XIXe siècle ?

Ah oui, bien sûr : Steinlein, Caran d’Ache, Jossot. J’ai regardé tout cela, mais ça me paraissait inaccessible parce que c’était trop bien dessiné et que je ne savais pas faire ça. Cabu, par exemple, dessine comme les dessinateurs du XIXe, il a le même graphisme, ils auraient compris ses dessins. Mes dessins ou ceux de Reiser seraient complètement incompréhensibles pour des dessinateurs de cette époque. Des textes dans des ballons, ça ne se faisait pas en France avant la dernière guerre.

Vous avez fait partie de la génération Coq Hardi ?

Bien sûr ! C’est le premier journal qui est ressorti après la guerre. Je me suis jeté dessus. Je l’achetais chaque semaine.

Vous ne lisiez pas Vaillant ?

Ça m’intéressait moins. Ça me semblait moins varié. J’adorais Marijac, le rédacteur en chef de Coq hardi. Je l’ai rencontré plus tard. J’ai beaucoup aimé ce journal. Il y avait de bons dessinateurs : Giffey, Pellos, Calvo, Le Rallic… Sinon, il y avait un journal que je lisais sans jamais vraiment l’apprécier, c’est Tintin. Je trouve ça casse-couilles, même si c’était bien fait.

Le journal ou la série ?

La série. Le personnage n’est pas crédible. Ce type en culottes de golf qui vit dans un château, ça m’agaçait. Je trouve ça ringard, et puis, il n’y a pas de femmes ! Je ne peux pas lire une bande dessinée sans femmes. [Rires] Mais il faut savoir les dessiner. J’ai toujours aimé regarder les femmes, en dessin ou dans la vie. Il fallait qu’il y ait un peu d’érotisme, pour moi ça comptait. J’ai rencontré Hergé à Angoulême, il y a longtemps. A ma grande surprise, il a foncé sur moi la main tendue, très amical. Alors bien sûr, je l’ai trouvé sympa. J’étais flatté.

En parlant de votre collègue italien Altan, vous avez dit : « La tolérance est interdite aux dessinateurs politiques. Nous devons restés farouches, solitaires, injustes, hérissés ». Ce qui me frappe, c’est que je ne vous trouve pas si « hérissé » ou « farouche » que ça, même avec les vraies fripouilles.

Je ne joue pas le jeu de mon ami Siné, par exemple, qui, tout comme moi, vit comme un bourgeois, mais dont les propos sont ceux d’un révolutionnaire, gauchiste et provocateur professionnel. Je ne suis pas un provocateur professionnel. Je suis provocant quand ça m’amuse ou que la situation l’exige. Nous étions beaucoup plus provocants il y a quarante ans, et nous avions de bonnes raisons de l’être. Rien n’avait changé depuis l’avant-guerre. C’était la France des tabous, des films en blanc et noir, de l’avortement interdit. Une France sans portable, sans texto, sans Minitel, sans sida, sans pornographie, impensable pour les jeunes d’aujourd’hui ! A cette époque, je n’avais pas conscience des progrès à venir et je me battais pour exister, simplement, confusément, sans savoir très bien pourquoi je n’étais pas content, pourquoi je ne me sentais pas bien. J’ai commencé à comprendre en rencontrant l’équipe d’Hara-kiri, avec Cavanna, qui était plus âgé et déjà plus « construit » que moi. Cavanna a une culture extraordinaire, il ne sait pas faire de fautes d’orthographe, il sait tout sur tout. Je lui baise les pieds. Il m’a appris beaucoup de choses.

La guerre d’Algérie a-t-elle joué un rôle dans votre prise de conscience, comme ça a pu être le cas pour Cabu par exemple, dont l’antimilitarisme date de cette époque ?

Je n’ai pas du tout été révolté pendant la guerre d’Algérie. J’étais plutôt fayot. J’étais caporal, sergent et j’ai même fait l’école d’officiers. Il y avait des connards parmi les sous-officiers, mais il y avait aussi des gens pas mal. J’ai eu la chance de ne pas être dans une unité combattante. J’étais à Reggan, en plein désert, confortablement installé dans des immeubles climatisés. J’ai attendu que ça se passe, mais ça ne m’a pas du tout fait évoluer. Je ne savais même pas si j’étais de gauche ou de droite, à l’époque. Je ne lisais pas les journaux politiques, ça ne m’intéressait pas. Je ne connaissais rien à la politique. J’ai du mal à me rappeler ce qui il y avait dans ma tête au début des années 60. Que pouvait-il bien avoir dans la tête de ce « Georgie » ? On m’appelait Georgie, à cette époque, depuis mon enfance à Tunis. Je ne sais pas à quoi il pensait. Quand je regarde les dessins que je faisais, il n’y a aucun souci social ou philosophique. Il n’y a que des petits problèmes personnels qui transparaissent. J’ai commencé à être « concerné », comme on disait à l’époque, un peu avant 68. Des choses m’ont fait réfléchir, j’ai rencontré des gens, comme Siné ou Jean Schalit, le rédacteur en chef d’Action, qui dirigeait par ailleurs l’Almanach Vermot [rires]. Il était de la famille qui a fondé l’Almanach. Quand nous avions besoin d’argent, moi, Cabu, Reiser, nous allions lui vendre quelques dessins. C’est comme ça que j’ai travaillé à l’Almanach Vermot. En fait, j’étais surtout préoccupé par mes problèmes d’argent. Je n’ai pas tellement changé [rires]. Sauf qu’à l’époque, j’étais très très fauché. J’avais une jeune femme, des enfants, il n’y avait pas d’argent à Hara-kiri. Il fallait mendier chez Choron, qui faisait comme il pouvait. Il me dépannait presque toujours, il me filait 50 francs pour faire mes courses. J’avais ce genre de problèmes existentiels un peu décevants. Jamais je n’aurais pensé à l’époque qu’un jour je serai « connu ».

Comment avez-vous découvert Hara-kiri ?

C’était pendant mon service militaire, à Reggan. J’ai vu une publicité dans Arts. C’était un dessin de Topor, je ne connaissais pas Topor. Un dessin provocant, formidable, ce coup de poing qui écrasait complètement un visage, avec sans doute le texte « Hara-kiri, journal bête et méchant ». Tout de suite, j’ai pensé à Mad, en me disant que peut-être il y avait un Mad français. A cette époque, le soir dans la chambrée, je dessinais Après la bataille, d’après Victor Hugo, un peu beaucoup dans le style d’Elder. A ma première permission, je suis allé à Hara-kiri. Là, j’ai vu Odile, la femme de Choron, qui a pris mes dessins en me disant qu’elle allait les montrer à Cavanna. J’ai téléphoné un peu après. Elle m’a dit que Cavanna était intéressé et m’invitait à la réunion suivante. J’y suis allé... Cavanna m’a dit qu’il allait me publier, je n’en revenais pas !

C’était votre première publication ?

Non, j’avais publié quelques dessins dans Rustica, grâce un ami architecte qui m’avait recommandé. J’avais inventé une rubrique qui s’appelait La trouvaille d’Amédée, un bricoleur fou. Ça a duré plusieurs années, puis le rédacteur en chef m’a viré. Plus tard, il l’a regretté, j’étais devenu plus célèbre qu’il l’avait imaginé.

Revenons à Hara-kiri : Cavanna vous publie, donc, tout en vous disant que vous pourriez dessiner dans un autre style...

Non, pas tout de suite. Il n’y aurait pas pensé si je n’avais pas fait une foultitude de croquis pendant les réunions. Je parlais très peu pendant les réunions, au début. Reiser était comme moi. Nous avons suivi un itinéraire un peu parallèle. Nous parlions très peu, nous n’osions pas dire ce que nous pensions. Nous étions persuadés de ne pas avoir d’idées. Nous étions écrasés par ceux qui parlaient : Gébé, Choron, Cavanna, et Topor quand il était là. Nous, nous étions timides. Pendant plusieurs années, je n’ai pas parlé. Reiser non plus. Puis nous avons commencé à lancer quelques idées, nous étions fiers lorsqu’elles étaient reprises par d’autres. Peu à peu, nous avons pris de l’assurance, et à un moment, Reiser est devenu intarissable [rires]. C’était mignon de le voir. J’étais content parce que je l’aimais.

Vous parlez souvent de lui comme d’un frère

Plus que ça. Parce qu’un frère, des fois on s’en moque. Alors qu’avec Reiser… C’était plus que ça. Il n’y a que des femmes que j’ai aimées autant que Reiser. J’avais vraiment de l’affection pour lui… Presque de l’amour. On riait. On était vraiment très complices, bien qu’il m’ait dit, à l’époque : « Mai 68, c’était vraiment un truc de petits-bourgeois. » Alors que moi, j’y croyais dur comme fer. Je disais les bêtises de l’époque, qui étaient justes au fond. J’étais contre la société de consommation, je me considérais comme révolutionnaire, tout, quoi ! Tout bien [rires]. A part avoir sa carte dans un parti, quand même. Militant, ça ne va pas avec l’humour. Un humoriste ne peut être qu’anticlérical, de gauche, et non militant. Il peut avoir des convictions, mais des croyances, non.

Il y a quand même des exemples de bons dessinateurs de droite, comme Sennep avant guerre, par exemple...

Avec tout le respect que j’ai pour lui, c’était un bon faiseur, très adroit, mais pas un humoriste. Idem pour Faizant. Faizant n’est pas un humoriste. Sempé oui, Reiser oui, Bretécher oui. Faizant et Sennep savent manipuler les idées, mais ils sont trop bien pensants pour devenir des humoristes. Les vrais humoristes sont presque toujours des gens de gauche, ou plutôt des anars. C’est comme ça. L’humour, c’est le refus des certitudes. L’humoriste est incertain, irresponsable, solitaire et ne croit en rien.

Revenons encore aux débuts d’ Hara-kiri : vous travaillez dans le style plein de détails d’Elder, et Cavanna vous conseille de changer…

Non, il m’a dit que mes croquis étaient mieux que ce que je fais habituellement. Les petits dessins rapides, avec les filles qui courent, lui plaisaient mieux, ça l’amusait. Il trouvait qu’il y avait quelque chose, il avait raison. J’écoutais mais j’étais un peu sceptique. Et un jour – je me rappelle, ma première femme était encore vivante – un matin, j’ai fait huit ou dix dessins dans ce style rapide, sans arriver à m’arrêter. Je n’en revenais pas, ça venait, ça venait… C’était miraculeux. Il y avait un projet d’édition de l’album Histoires lamentables, avec des histoires dans mon ancien style. J’ai apporté ces nouveaux dessins, qu’on a intercalés dans l’album. C’est pour cela qu’il y a deux styles dans ce livre. Pendant un moment, j’ai mélangé ces deux styles, je faisais des dessins plus rapides – bâclés, si l’on veut – et puis en même temps des dessins plus compliqués, peu à peu je n’ai plus fait que des dessins rapides. Surtout lorsqu’est arrivé Mai 68. Schalit, qui dirigeait Action, m’a téléphoné pour me demander des dessins. J’y suis allé, avec ce nouveau style. Je me sentais concerné par ce qui se passait, les événements.

Comment s’est faite votre prise de conscience ?

Ça faisait deux ans que j’étais intéressé par la politique. Enfin, je lisais les journaux ! Le Monde en particulier, mais pas L’Humanité. Je m’intéressais beaucoup à ce qui s’était passé en Hollande et j’avais été très touché par l’attentat contre le leader allemand Rudi Dutchke, que les fachos ont pratiquement exécuté et qui a fini handicapé dans une petite voiture. J’étais écœuré. Il y a eu également l’histoire de la Cinémathèque. Je suivais tout ça. Peu à peu, une conscience politique m’est venue. Je me rappelle m’être fait engueuler par Siné à la sortie du Carnet de croquis, le numéro spécial de Bizarre sorti chez Pauvert en 1967. Il m’a demandé ce que j’étais politiquement et je lui ai répondu « Rien ». Il s’est mis à m’insulter. J’ai rigolé, mais en même temps ça m’a fait réfléchir. J’ai compris qu’être rien, ça revenait à être de droite finalement, et je me sentais de gauche, vaguement. Quand Mai 68 a éclaté, les événements m’ont fait comprendre que j’étais vraiment de gauche. Et j’étais veuf. Ma vie a changé, j’avais perdu ma femme dans un accident de voiture en 1966, j’étais très seul. Disponible. Je pouvais faire garder les enfants la nuit par une baby-sitter. J’avais un solex, je pouvais donc me déplacer facilement dans Paris la nuit. Je suis allé sur les barricades, j’ai regardé. Je suis allé à l’Odéon, ça m’a fait chier, je suis parti.

Pourriez-vous revenir un peu sur L’Enragé et Action, que vous avez déjà évoqués ?

J’ai fait des dessins pour Action, qui était le journal politique des comités d’action étudiants. Je me moquais des communistes, et ils m’en ont voulu. Pourtant, je les intéressais à l’époque, ils m’avaient demandé de travailler pour eux. Je suis allé à L’Humanité, mais je me suis fait engueuler. J’ai acheté le premier numéro d’Action où il y avait un dessin de moi dans une manifestation. J’ai vu mon dessin imprimé. J’ai vu que c’était bien. Je me suis dit « Je sais faire ça ». Alors, Siné me téléphone en me disant qu’Action n’allait pas assez loin et qu’il avait une idée pour un journal qui s’appellerait L’Enragé. Il me demande si je veux y participer. Je lui réponds que c’est formidable comme idée et que bien sûr, je suis avec lui. Siné, je l’avais découvert des années plus tôt avec Complaintes sans paroles. Comme Bosc et les autres, il m’a beaucoup influencé. Donc, avec Siné, on trouve Pauvert qui accepte de nous financer, et on cherche un imprimeur. Tout était en grève. Siné avait des amis imprimeurs anarchistes du côté de la Bastille. On va les voir. Il y avait des machines, des barbus sur les machines et des femmes avec des grandes robes en train de dresser une table au milieu des machines pour faire manger les hommes, des enfants qui jouaient… Ils ont regardé les dessins et ont dit « Ah, oui ça, on imprime ! » [Rires] On a donc été imprimés par des camarades anarchistes. Je ne l’ai jamais oublié. Le journal s’est envolé. C’était vendu dans la rue par des colporteurs, il n’y avait plus de kiosques, ni de marchands de journaux, tout était fermé. Pauvert m’a raconté longtemps après que, comme les colporteurs ne ramenaient pas toujours l’argent – tu parles, ils vendaient et ils partaient avec – on leur prenait leur montre. Et, disant ça, Pauvert ouvre un tiroir plein de montres ! [Rires] On a fait treize numéros et, vers le huit ou neuvième, Siné m’a annoncé qu’il partait au Brésil voir sa nouvelle femme. Il m’a laissé seul avec L’Enragé. J’ai fait deux ou trois numéros, les vacances arrivaient, c’était l’été. Il y a eu une espèce de désintérêt, j’ai senti que ça n’était pas la peine de m’entêter. Je n’allais pas faire un Enragé pendant l’été. Pour le vendre à qui ? Il n’y avait plus personne. De toute façon, je n’ai jamais été un entrepreneur, un homme d’affaires. Je ne me suis jamais dit : « Tiens, là il y aurait un journal à créer ». Je n’ai jamais pensé qu’à mon petit boulot de dessinateur. Diriger une équipe, faire un journal, ce n’est pas pour moi.

Il y a souvent une dimension fantastique dans vos histoires, que ce soit dans « l’ancien style » ou dans le « style rapide »…

J’ai toujours eu des idées comme ça. Même dans mon dernier album Une vie compliquée, il y a ce personnage qui n’a jamais le même visage. On ne sait pas qui c’est. Dieu ? Le diable ? Dans Monsieur Paul à Cuba, il y a également beaucoup de passages fantastiques sur la santeria (le vaudou cubain), les idoles. Je m’inspire toujours de choses vraies. J’ai parlé avec des initiés à Cuba, mon interprète était initiée. J’ai lu des livres sur la magie, je sais comment on ensorcelle. Je suis actuellement intéressé par l’hypnotisme, que j’ai redécouvert dans un roman policier de l’écrivain russe Alexandra Marinina. Elle a passé dix ans dans la police moscovite, « la Milice », comme on dit à Moscou, pour nous la « PJ ». Il faut lire ses livres, ils sont vraiment formidables. Je ne m’intéresse pas aux religions et à leurs mensonges, mais je m’intéresse au fantastique, parce que ça part du réel. Ce qu’il y a dans le vaudou, dans l’hypnotisme ou la sorcellerie, vient du fond des temps. C’est inscrit dans l’histoire de l’humanité. Et donc, ça m’intéresse. Ces pouvoirs que nous avons tous sans les exploiter, que certains possèdent naturellement, ou par le hasard ou la culture. On retrouve tout ça dans mon œuvre. Je ne crois en rien mais j’ai la conviction que tout est explicable.

Vous connaissez manifestement bien Cuba.

Oui, encore une fois, je parle toujours de choses que j’ai vues. Je suis allé à Cuba dix ou douze fois à la (avec l’accent) Biennale del humorismo de San Antonio de los Baños. Je n’y vais plus. Ce sont toujours les mêmes problèmes. Les vieux copains ont été écartés, et de toute façon ils ne peuvent pas s’exprimer librement. C’est triste, des humoristes qui ne peuvent pas être libres, qui publient dans des journaux convenus. Exactement comme dans l’URSS des années 70, quand j’ai été reçu par le rédacteur en chef adjoint de la Pravda, qui me montrait ce que faisait les humoristes. Ils tapaient sur la bureaucratie, la paresse, l’alcoolisme, mais jamais ils n’attaquaient le système, jamais. Ou comme Slim, le grand dessinateur algérien, qui me dit : « Mais j’étais libre, Georges, à condition de ne pas parler du Président, de la religion et de l’armée. » En France, on a une chance extraordinaire : on peut parler de tout. Dans notre métier, il n’y a pas de limites.

Si l’on revient à M. Paul à Cuba, la forme du livre elle-même est inhabituelle, comme un roman illustré...

J’ai commencé l’histoire dans Charlie hebdo, je pensais en dessiner cinq ou six épisodes, mais une fois que j’ai créé les personnages, j’ai eu envie de continuer et c’est devenu une vraie bédé. Quand le personnage féminin est arrivé, il y a eu un comme un charme, je n’ai pas pu la quitter. J’avais envie de parler de Cuba. J’ai eu pas mal d’expériences là-bas et je me suis servi de tout cela.

D’où vient l’idée d’y mêler les histoires de corruption de la Mairie de Paris ?

Ça, c’était une bonne idée. Ce qu’il faut comprendre, c’est que mon héros est un con. Il ne comprend rien, mais il a une sorte d’instinct quand même. Il est séduit par l’île. Il découvre l’amour, la magie. Comme il est cul-bénit, ça ne le dérange pas, c’est comme une religion. C’est vraiment un con. Il n’est même pas très sympathique. Il n’est pas très intéressant, mais il lui arrive des choses intéressantes. La seule chose qu’il a pour lui, c’est une grosse bite. Le rêve de ma vie ! [Rires] Ça me rappelle une fois où j’ai été invité dans une émission de radio animée par Claude Villers. Il y avait Pierre Desproges. Et Villers me demande (il l’imite) : « Et si vous aviez un rêve, qu’est-ce que ça serait ? » « Avoir une très grosse bite. » Il y a eu un silence !... [Rires]

Un autre livre est inattendu dans votre bibliographie, c’est Arles, croquis, danse, chez Aubier en 1990.

Ce livre, c’est le fruit du hasard. J’ai parfois des opportunités comme celle-ci. Un type est venu me voir un jour, le fils d’un grand acteur, Olivier Etcheverry, quelqu’un de très bien. Il m’avait demandé un rendez-vous. Il s’installe là où vous êtes assis et me dit : « Je dirige un festival de danse contemporaine à Arles et j’aimerai bien que vous veniez assister ». « Pour quoi faire, des dessins ? » « Si vous voulez. Je voudrais que vous veniez assister, et regarder, témoigner si vous voulez. Si vous souhaitez ne rien dire, ne dites rien. » C’était la première fois qu’on me proposait une chose pareille. J’ai accepté. En plus… Arles ! Je n’y étais jamais allé, mais cette ville me faisait rêver. Je ne me suis pas trompé d’ailleurs, c’est une ville magique. J’ai passé huit jours, logé dans un très bon hôtel, à dessiner de la danse dans la nuit. Je ne savais pas ce que c’était que la danse contemporaine… Tous les plus grands étaient là. J’ai fait plein de dessins et j’ai retrouvé mon ami Autheman, que j’avais publié dans Charlie mensuel. A une heure du matin, on allait dans des petits restaurants au cœur de la Camargue, on discutait et on traînait, j’ai adoré ! Mon restau préféré était celui d’un barbu qui faisait griller la viande dans une immense cheminée. Sa femme était tombée dedans et était morte de ses brûlures. Quand on y allait, on disait : « On va chez l’assassin ».

Quelques-uns de vos héros s’appellent Georges (le tueur) ou Joe. Y-a-t-il une dimension autobiographique dans vos histoires ?

C’est inconscient, pas calculé. Je m’implique dans mes histoires. Georges le tueur, c’est bien, mais c’est très mal dessiné, j’ai un peu honte. J’aurai pu m’appliquer un peu plus. C’est curieux, personne ne m’a jamais reproché la pauvreté des dessins de Georges le tueur. Et pourtant, à côté de ce que font certains dessinateurs, c’est honteux ! [Rires] Personne ne me l’a reproché, sans doute parce que l’histoire est bonne. Le personnage est intéressant et ce dessin schématique laisse la liberté d’imaginer ce que je n’ai pas su mettre. Les gens intelligents compensent. Comme m’ont dit des Coréens, un jour, à Cuba : « Vous faites des dessins polis ». « Ah bon ? Pourquoi polis ? » Parce qu’ils ne sont pas terminés. « Quand on ne termine pas un dessin, c’est qu’on fait confiance à la personne qui le regarde pour le terminer. » C’est pas con !

Dans les dessins de Georges le tueur, on trouve la même énergie que chez Kurtzman, par exemple.

Oui, mais Kurtzman, ce n’est jamais mal dessiné, jamais. C’est jeté, comme Reiser, mais c’est juste. Reiser dessinait mieux que moi. Il manque une main au personnage, ou il n’y a pas de pied, mais c’est bien dessiné. Nous étions très proches, Reiser et moi, tout en ayant des sources d’inspiration très différentes.

Vous aviez au moins une passion commune pour les femmes.

C’est vrai. D’ailleurs, on a souvent baisé les mêmes ! [Rires]

Pourquoi avoir adapté La Reine des pommes de Chester Himes ? C’est une de vos œuvres les plus longues…

C’est encore un hasard. A l’époque, Cavanna nous parlait de Chester Himes. Il était emballé par ses bouquins. On se met tous à les lire, puis on apprend qu’il est à Paris. Le reste de l’équipe étant composé de banlieusards timides, et vu que je parle anglais, on me délègue pour aller voir Chester Himes. J’avais mission de le faire travailler pour Charlie hebdo. J’y vais et je le trouve en train de repasser son linge dans un studio à Saint-Germain-des-Prés. Il me sourit, il était vraiment gentil, me répond non, mais me parle d’un garçon qui serait très bien pour nous : Melvin Van Peebles [1] Et c’est comme ça que j’ai fait la connaissance de Melvin, qui écrivait déjà des articles pour Le Nouvel Observateur. Il vient au journal, plaît bien à tout le monde. Il fait des articles pour nous.
Je ne sais plus comment on en est venu à faire ensemble La Reine des pommes. J’avais envie de voir si j’étais capable de faire des bandes dessinées. Je ne gagnais pas ma vie à Hara-kiri, alors je cherchais une autre voie. A l’époque, je ne pensais pas du tout au dessin politique. Alors, j’ai essayé de faire une bande dessinée. J’ai réussi parce que Melvin m’a fait le découpage page par page. Ça a donné quelque chose de pas mal… Mais sans suite !

Quel effet ça fait de voir un de ses dessins repris par des milliers de gens ? Je pense à l’entonnoir sur la tête de Michel Debré.

Personne ne savait que c’était de moi.

Oui, mais vous, vous le saviez.

Oui, c’était bien. Parfois, on trouve un truc qui fait tilt, que tout le monde reprend. J’étais content. Ceci dit, je n’ai pas eu une fierté particulière. J’ai pris ça comme ça. Ça prouve surtout l’impact de Charlie hebdo sur les lecteurs de l’époque.

On sent souvent chez vous le bonheur du texte, du dialogue, des longues tirades...

Il arrive des miracles. Je commence une phrase et puis ça suit, ça ne s’arrête pas. J’ai parfois cette chance. Quand je ne suis pas trop surmené, que je n’ai pas trop de dessins à faire, que j’ai un peu le temps de respirer, j’écris parfois des textes que je relis avec plaisir. Par exemple, Val m’a téléphoné récemment pour me féliciter du texte que j’ai écrit à propos du référendum sur la Constitution européenne, où j’insulte tous ceux qui ont voté non. Je suis parti sans idée sur cette page, j’ai commencé une phrase, c’est parti et hop, je suis arrivé au bout de la page ! [Silence.] Ce goût des mots m’est venu progressivement. Il a fallu que je prenne beaucoup d’assurance pour arriver à écrire. Au début, je me servais de Victor Hugo ou d’autres… Je déconnais sur le texte des autres. Puis, j’ai lâché une phrase par-ci, une phrase par là. J’ai vu la réaction des gens, ils me disaient que c’était bien… Je me suis laissé aller de plus en plus. En fait, tout a démarré avec le Carnet de croquis, qui a eu le prix de l’humour noir en 1967. Si vous observez son contenu, vous verrez que tout ce que j’ai fait pendant quarante ans y est déjà : les dialogues des deux cons, la femme qui court, le type devant le coucher de soleil... En germe, il y a tout ce que j’allais faire plus tard.

Les deux cons qui discutent, c’est un sujet inusable !

Leurs meilleures histoires sont dans Dialogues de sourds, parce que j’arrive à un degré nul de communication. Chacun parle de son côté. Personne n’avait jamais fait ça, et pourtant, c’est comme ça dans la vie, on n’écoute pas son interlocuteur, on attend qu’il ait fini pour parler.

Ça se prêterait à une adaptation théâtrale. On ne vous l’a jamais proposé ?

Ça va se monter. Jean-Michel Ribes veut l’adapter, et je suis curieux de voir ce qu’il va en faire. J’ai une idée, mais il faudrait une actrice très marrante. Elle serait sur scène, elle les servirait et se promènerait et ferait tous les gestes qu’on aime chez les femmes. De temps en temps eux s’arrêtent, la regardent… Et ça repart. Par ailleurs, Claude Confortès a retrouvé un vieux texte intitulé Je suis beau, qu’il a montré au directeur du théâtre Hébertot. C’est l’histoire d’un dessinateur de cul qui n’arrive plus à produire. On a écrit ça il y a vingt ans à partir de mes dessins des années 70. Il y a eu les élections et on a laissé tomber. Là, deux femmes l’ont lu au théâtre Hébertot. Elles sont emballées. C’est bien quand ça plaît aux femmes, ça veut dire que c’est dans l’air du temps. La pièce sort en janvier. Est-ce l’effet Angoulême ? Ou l’effet Légion d’honneur ? [Rires]

Puisque vous en parlez, c’est un peu inattendu de voir un membre de Charlie hebdo accepter une décoration comme celle-là…

Une décoration, vous ne la demandez pas, on vous la donne, et vous l’acceptez. En tout cas, c’est ce qui m’est arrivé. Je n’allais pas dire non au Président de la République, qui me fait la gentillesse de me décorer. Ce serait un peu ridicule… C’est ridicule de l’avoir, c’est ridicule de la refuser. Autant l’accepter.

Vous avez une particularité, qui est commune à tous les dessinateurs de Charlie hebdo, c’est une incroyable capacité de dessiner. On dirait que vous n’êtes jamais à court !

Les jeunes aussi sont incroyables ! Luz, Riss et Charb ! Vous savez, il y a une bonne ambiance à Charlie hebdo. Les jeunes ont de l’affection et du respect pour nous, et nous, nous les aimons bien. Il y a bien sûr des histoires. Val est un homme passionnant avec, c’est vrai, un côté obscur. Mais c’est ça qui fait son charme. On s’entend vraiment très bien, tous. Cavanna est là. Il ne dit plus grand-chose, il laisse parler Val, et de temps en temps il dit son mot. Tout le monde l’écoute, il se tasse, il vieillit, comme moi. [2]

Pour revenir au dessin, c’est une gymnastique…

Tout à fait, c’est sportif. Plus on fait de dessins, plus c’est facile. Je ne travaille plus pour un quotidien, mais je pourrais. Ça ne me fait pas peur. Par exemple, quand le Pape Jean Paul II est mort, je n’étais pas à Paris. Coup de téléphone à 11 heures et demi, j’étais en train de faire les courses à La Garde Freinet, dans le Var. C’était Edith, la coordinatrice de Paris Match, qui me demande un dessin pour une heure de l’après-midi. Je réponds : « Ca va pas, non ? » « Oh, mais avec ton talent… » Ils ne doutent de rien. Eh bien, à treize heures, il était fait, et tout le monde m’a félicité. Moi, je le trouvais moyen. Je suis allé droit au but. C’est ça notre métier. Faut avoir l’instinct. Vous dites, le pape… la fenêtre ! Et vous dessinez une main qui dit « Ciao ». J’ai rajouté une colombe, je ne sais pas pourquoi, d’ailleurs. J’ai mis une couleur, et c’était parti. Avec ce dessin, pour la première fois, j’ai eu des réflexions ironiques de Luz, de Charb et de Riss. Mon dessin ne leur a pas plu du tout. Il était trop respectueux. Ils avaient raison.

Vous parliez d’anticléricalisme tout à l’heure, c’est vrai qu’on en est loin.

En fait, je trouvais ce pape détestable. Mais on peut avoir de l’admiration pour son courage physique. J’ai répondu aux jeunes que je n’avais qu’une heure et que je n’ai trouvé que cette idée. C’est une mauvaise excuse. Le manque de temps, c’est le danger d’aller au plus facile, et la facilité c’est d’être lèche-cul vis-à-vis de l’opinion ou du personnage dont on parle. On trouve une idée simple, on va droit au but. Mais, et je le dis souvent à ma femme, on peut arriver à faire un très bon dessin avec une mauvaise idée. En travaillant une idée moyenne, on peut arriver à la rendre bonne. Parfois, je commence, je me dis que c’est une idée pas terrible, mais en réalisant le dessin, je trouve la petite chose qui fait que ça devient une bonne idée. Et ça, c’est le professionnalisme.

Vous revenez constamment sur certaines situations en trouvant toujours de nouvelles variations...

Val me dit qu’on pourrait faire un livre rien qu’avec mes dessins de personnages qui regardent un coucher de soleil. Ça revient tout le temps dans mon œuvre. Le dernier que j’ai fait, c’est Chirac qui regarde un coucher de soleil en disant : « Le crépuscule n’est ni de gauche, ni de droite. » Je célébrais ses dix ans de présidence.

A part la politique, votre autre grand sujet, c’est le sexe !

Je mélange les deux, maintenant !

Ce qui est frappant, c’est la constance de votre vision du sexe, joyeuse, gourmande et dépourvue de tout moralisme.

Ça reflète ma nature. Ma vision du sexe est joyeuse, c’est vrai. Elle est moins cruelle que celle de Reiser, par exemple. Je ne suis pas un rigolo, mais je suis assez joyeux. J’aime bien les gens, la vie. Pourtant, j’ai tendance à être plus solitaire qu’avant… Je n’ai jamais beaucoup aimé les discussions, comme ma femme par exemple. J’ai un tas d’amis qui adorent parler et raconter sans arrêt les mêmes histoires. Moi aussi, je raconte toujours les mêmes histoires, bien sûr. Mais je n’ai pas cette volubilité, il faut me les arracher. Pour en revenir au sexe, une des choses dont je suis fier, c’est d’avoir introduit le sexe dans le dessin politique. D’une façon parfois sournoise : simplement une femme qui interviewe avec une bretelle qui tombe, en montrant un petit quelque chose… Comme font les femmes d’aujourd’hui. Elles sont très bandantes, très sexy, les femmes d’aujourd’hui. Quand je passe devant le Flore ou Les Deux Magots, il y a toujours quelque chose à voir. Les femmes sont parfois des chefs-d’œuvre. Elles savent si bien mettre en valeur leurs charmes.

Chez vous, les rapports de force entre les hommes et les femmes sont de l’ordre du jeu.

Oui, parce que j’aime vraiment beaucoup les femmes. Et elles le savent. A Angoulême, ce sont plus les femmes que les hommes qui achètent mes livres. Parfois, elles restent en retrait, et c’est l’homme qui m’apporte le livre. Je demande : « Votre femme n’est pas là ? » « Si, si, elle est là-bas. » En fait, elle est juste derrière. Si elle est jolie, je fais un peu traîner le dessin. Elle sait que je la regarde, parfois je la dessine, elle se fige, elle n’a pas l’habitude. Elle n’ose pas me regarder pendant que mon feutre caresse sa bouche.

Parlons un peu de la publicité. Comment y êtes-vous venu et quel rapport entretenez-vous avec cette activité ?

La première publicité que j’ai faite, c’était vers 1965, pour un éditeur suisse de livres d’art très connu. J’ai oublié son nom… Ah si ! Skira ! Il m’a demandé des dessins. Je suis allé à Genève. Ça ne représentait pas beaucoup d’argent mais c’était bien. La vrai pub, ça a commencé après mai 68, c’est à ce moment que j’ai intéressé ces gens-là. Mai 68 m’a lancé. Le directeur artistique du chocolat Mars m’a appelé pour me demander de faire un dessin pour des affiches dans le métro. Il me demande combien je veux. Je me dis Je vais frapper un grand coup et je lui demande 1500 francs. Il se met à rigoler et me répond : « C’est ce que je vous donne si je ne prends pas le dessin. Si je le prends, c’est 5000. » Hou-là ! A l’époque, on payait cher. Depuis, les prix n’ont presque pas augmenté. J’ai donc fait une série de dessins, mais trop appliqués, je voulais bien faire. Il m’a dit que non, il voulait les dessins comme je fais d’habitude. En fait, il voulait que je bâcle. J’en ai refait plusieurs, dans mon style rapide. Il m’en a pris six ! A 5000 francs l’un, ça me faisait 30 000 francs de l’époque. C’était la fortune ! J’ai pu habiller mes petites filles, j’ai payé des vacances à mes parents. C’était la première grosse somme que je gagnais. Les dessins ont été affichés dans le métro, ensuite il y a eu des dessins animés pour la télévision. Et ça a continué. Je recevais des coups de téléphone. J’ai commencé à bien gagner ma vie, et c’était bien agréable. Bien sûr, je me suis fait traiter de récupéré par les gauchistes habituels, ceux-là même qui plus tard sont devenus directeurs d’agence de pub ou conseillers de ministre.

Et vous n’aviez pas de problème de conscience par rapport à l’éthique d’ Hara-kiri ?

Absolument pas. Pas comme Cabu, par exemple, qui ne fait pas de publicité. A partir du moment où je dis ce que je pense, le fait de gagner de l’argent avec ne me dérange pas. De toute façon, je trouvais qu’il y avait des gens intéressants dans la publicité, et j’avais besoin d’argent. Je n’ai pas tous ces scrupules vertueux, sinon on n’arrête plus : quand on est de gauche, il faut voyager en première ou en seconde ? Et dans quel genre d’hôtel il faut descendre ? S’acheter des fringues chez Armani ou non ? Franchement !... On n’en finit pas. J’ai toujours vécu le mieux possible. Quand j’avais de l’argent, je le dépensais. Ensuite, j’ai fait plein de pubs. Chaque année, j’avais un budget publicité important qui m’aidait à boucler l’année. J’en ai encore de temps en temps. Il y a moins d’argent dans la publicité aujourd’hui, et ils font moins appel aux dessinateurs. Ils mettent des photos, ils scannent des trucs. Le dessin est moins en vogue. Mais ça reviendra. La dernière grosse campagne que j’ai faite, c’est Saint-Yorre : dessins, dessins animés, verres, marketing… Le gros truc. J’ai une commande en ce moment pour les magasins Leclerc, je suis ravi. Michel-Edouard Leclerc est un ami.

Dans un cas comme celui-là, vous avez une liberté créative totale ?

Oui. A partir du moment où ils s’adressent à moi, c’est qu’ils cherchent des dessins tout de même un peu provocants, alors je leur en donne pour leur argent. Cela dit, je sais à peu près ce que je peux ou non faire. La limite, c’est la bite ! [Rires] Vaut mieux éviter les bites. Les foufounes, ça peut marcher, mais les bites, jamais. Même encore dernièrement, Jean-Claude Maurice [du Journal du dimanche] m’a dit : « Je ne t’ai jamais censuré le moindre dessin, mais évite les bites. » Roger Théron, quand je suis entré à Paris Match, m’a dit la même chose. Pour Match, je me suis tout de même débrouillé pour faire celle de l’homme invisible. L’homme invisible revient de la pharmacie, la nana attend sur le lit, et il y a un préservatif qui se promène dans la chambre [rires].

Parlons un peu de Charlie mensuel

Charlie mensuel a démarré avec Delfeil de Ton comme rédacteur en chef. Ça a duré un an ou deux et Delfeil de Ton, comme très souvent, a laissé tomber pour des raisons mystérieuses qui le regardent. Au cours d’une réunion, Cavanna et Choron ont dit : « Il faut quelqu’un pour diriger Charlie mensuel » et ils m’ont regardé. J’ai dit d’accord. Ça c’est passé de la même façon quand il a fallu trouver quelqu’un pour écrire des histoires pour Pichard. Charlie m’intéressait parce que ça me permettait de me replonger dans mes vieilles amours, toutes ces bandes dessinées américaines que j’avais aimées enfant. Je savais qu’elles étaient oubliées, ou peu connues. En plus, je m’intéressais énormément à l’underground, à Mad, Help !, et à tous les auteurs dont nous avons déjà parlé. J’avais envie de montrer les œuvres de toute cette bande, Elder, Davis…, et aussi Dick Tracy, Al Capp, les Peanuts. Il y avait un trésor de bandes dessinées à faire découvrir. Les Italiens avaient déjà commencé… Et d’ailleurs, j’avais été un peu gêné quand j’avais vu les premiers numéros de Charlie mensuel. C’était la copie intégrale du Linus italien. Quand on m’a nommé rédacteur en chef, je suis allé voir Gandini, l’éditeur italien de Linus, et je me suis excusé : « Non e io. C’est pas moi, c’est les autres. » Maryse était avec moi, on n’était pas encore mariés. Gandini était fasciné par ses jupes courtes. Il a écrasé le coup et on a échangé Crepax contre Pichard, ou plutôt Valentina contre Paulette.

Il y a d’ailleurs un fort tropisme italien dans Charlie mensuel : Crepax déjà nommé, Jacovitti, Buzzelli, Bonvi…

C’était beau, voilà tout. Il se trouve que je suis un peu italien par ma famille, ça a dû jouer. Si on regarde l’ensemble, Charlie était très international. Il y a même eu de la bande dessinée chinoise mao, des Malgaches… Mais ce qui a prédominé, c’est la bande dessinée anglo-américaine, tous ceux qu’on a cité plus Jeff Hawke

…Fosdyke Saga…

Ah ça, c’était génial ! Et cette bande où l’héroïne se retrouvait en petite culotte toutes les deux strips ? … Romeo Brown ! C’était drôle comme tout. A chaque fois, je découvrais, ça me plaisait et je publiais. J’étais vraiment seul maître à bord. Choron m’a dit une fois, en revenant de voir les gens de chez Dargaud : « Tu sais, ils m’ont dit que tu avais très bon goût ! » [Rire]. Je le surprenais. Il me foutait la paix. Sacré Choron !

Et pour les jeunes auteurs français, ça se passait comment ?

Pareil, il fallait que ça me plaise. Je n’en ai pas loupé beaucoup à l’époque…Par exemple, Varenne, il avait apporté ses pages quand je n’étais pas là. C’est Gébé qui l’a vu. J’étais à peine rentré, il m’a dit : « Il y a une bande extraordinaire qui est arrivée ». J’ai regardé et je lui ai dit qu’il avait raison. Ce jeune type avait déjà un métier incroyable, et il n’avait jamais été édité. Je l’ai publié tout de suite ! Il y avait aussi Autheman qui, chaque mois, m’envoyait des pages. Je ne les publiais pas mais je les lisais quand même. Et une fois je me suis dit : « Tiens, c’est pas mal, ça ! », et je l’ai passé. Il s’était entêté, je l’ai publié. C’est le secret, il faut s’accrocher. Et depuis, Autheman est devenu mon meilleur ami.

Charlie mensuel était un mélange étonnant de classicisme et d’audace…

Ça me plaisait de faire ça. Et ça n’était pas très difficile. Le journal existait, la maquette était jolie. Faut dire, on s’était pas foulés, c’était celle de Linus. Blandine, la maquettiste, était très douée. Je regardais les bédés, je mettais le doigt sur un dessin et je disais : « Tu fais la couverture avec ça ». Elle agrandissait, elle cadrait, mettait les teintes qu’il fallait… C’était superbe ! Un petit tableau à chaque fois.

Comment êtes-vous arrivé à L’Echo des savanes ?

J’étais dans le trou après la disparition de tous les journaux, Hara-kiri, Charlie hebdo, au début des années 80. Je bossais encore pour L’Humanité... ou pour Le Nouvel Observateur, je ne sais plus. Enfin, j’étais un peu disponible. J’ai fait du cinéma à cette époque, plusieurs films, mais je sentais que ce n’était pas mon truc. Je voulais faire un journal. J’ai fait un projet qui tournait autour du concept de L’Assiette au beurre : un thème, un dessinateur. J’ai montré ça aux patrons d’Albin Michel, Esménard et Ducousset. J’avais déjà rencontré le type qui dirigeait L’Echo des savanes, qui m’avait dit qu’il en avait marre, que ça ne marchait pas, qu’il était au bout du rouleau. Ducousset m’a parlé de L’Echo en me disant qu’ils avaient loué le titre, et il m’a demandé si ça m’intéressait de m’en occuper. J’étais hésitant, mais j’ai dit oui. Il m’a regardé : « T’es sûr ? Tu n’as pas l’air convaincu. » J’ai répondu que je n’étais pas sûr d’être capable de le faire mais que je voulais bien m’y mettre. Et je me suis retrouvé avec L’Echo des savanes dans une maison qui ne savait pas ce que c’était qu’un journal, tandis que moi, je me suis rapidement rendu compte que j’avais de sévères lacunes. A Charlie mensuel, je ne m’occupais de rien. Imprimeur, distribution… tout ça, c’était Choron. Moi, je n’avais que le contenu à faire avec la maquettiste. Pour L’Echo, c’était différent : j’avais tout à faire. Pendant un mois, je n’ai pas eu de bureau. J’ai fini par en prendre un chez Albin Michel, mais j’étais bien embarrassé. Je me suis alors dit qu’il me fallait un maquettiste. J’ai fait appel à Claude Maggiori, mais j’avais oublié un détail : quand on prend Maggiori, en fait, c’est lui qui vous prend. Il a commencé à travailler sur le journal et je me suis rapidement trouvé complètement évincé. C’est moi qui lui téléphonais pour lui demander où on en était. Il me répondait « Tu vas voir, tu vas voir… » et il a fait le journal tout seul. Je voulais un journal modeste, quelque chose comme 400 000 francs de frais pour 40000 lecteurs. Il est monté à 900 000. C’était bien, mais ce n’était pas ce que je voulais. Je me suis fait larguer. Maggiori a tout de même daigné accepter certains de mes choix. A l’époque, j’avais une nouvelle conviction : je pensais que c’était dans les kiosques et pas dans les albums qu’on trouvait les meilleurs dessinateurs de bande dessinée. J’ai découvert Buzzelli, Magnus, Manara, Sam Bott… En fin de compte, le journal était très différent de ce que j’aurais fait. Je suis resté rédacteur en chef un moment, puis je suis passé conseiller et un beau jour, ils ont supprimé le poste de conseiller. Là, je me suis mis en colère, quand même. Je me suis engueulé avec Ducousset et je suis parti. Je suis passé chez Denoël et Flammarion. Je suis revenu chez Albin Michel lorsque Hervé Desinge est devenu rédacteur en chef de L’Echo. J’ai décidé d’y retravailler parce que j’aime bien Hervé. C’est quelqu’un en qui on peut avoir confiance.

Parlons de Paulette, si vous le voulez bien. Les premiers épisodes démarrent comme des scénarios de Hit Parade...

Bien sûr, j’ai fait du Wolinski. Et puis, je ne savais pas où j’allais.

Vous discutiez des contenus avec Pichard ?

Ah non non, pas du tout ! Je faisais page par page des crayonnés, avec les bulles et une mise en place sommaire. Après, il faisait ce qu’il voulait ; en fait il suivait d’assez près ce que je lui indiquais.

Le jeu était de montrer le plus possible de femmes nues…

Pour ça, on pouvait faire confiance à Pichard…

Mais le scénario devait s’y prêter.

Déjà, Paulette et Joseph, ça n’était que culs et tétons ! Paulette couchait avec tout le monde, se faisait engueuler par Joseph… Cette pauvre petite fille riche qui essayait désespérément de donner sa fortune aux pauvres et qui n’y parvenait jamais, qui se faisait piéger par les puissances d’argent… J’ai beaucoup aimé faire ça, c’était très marrant.

Les histoires de Paulette suivaient l’actualité.

Complètement, j’étais dans l’actualité. On retrouve L’An 01, les coups d’états en Amérique du Sud…. Ce que je considère comme notre chef-d’œuvre, c’est Le Cirque de Paulette. C’est peut-être le plus bel épisode. Et le plus cruel. Tous les numéros de cirque se terminent par la mort du funambule. Quelle idée géniale ! Je me demande comment j’ai pu l’avoir. Paulette est là, candide, à suivre tout ça. L’autre personnage que j’aime dans cette histoire, c’est la détective qui vient chercher Paulette. Quand les jeunes loulous veulent la violer, elle propose d’en choisir un parmi eux. Bien sûr, elle prend le plus timide, et elle lui fait subir de tels outrages que le reste de la bande est horrifié et qu’ils la foutent dehors : « Tu n’as pas honte ? C’est vraiment trop dégueulasse ! » [Rires] J’ai arrêté Paulette parce qu’elle n’était plus dans l’époque. Il y a des personnages qui prennent des coups de vieux.

Dans votre parcours, il y a un épisode qui vous a valu beaucoup de critiques, c’est le passage à L’Humanité…

Oui, et aujourd’hui, Luz, Riss, Tignous y travaillent et tout le monde trouve ça très bien ! Mais alors moi, qu’est-ce que j’ai entendu dans les années 70, quand j’ai accepté de travailler à L’Huma !... Cavanna disait : « Il faut le psychanalyser. » [Rires] Ils m’ont vraiment fait suer ! Je suis passé en jugement, vraiment. Le jury Hara-kiri. Fournier avait subi la même chose, parce qu’on trouvait qu’il était un peu trop de droite. Moi j’étais trop de gauche… Enfin, trop coco. Ils ne comprenaient pas pourquoi j’allais travailler là-bas.

Alors, pourquoi ?

Ça devenait de plus en plus difficile à Charlie hebdo et j’aimais bien l’idée de travailler pour un quotidien. J’avais envie de voir si je savais faire ça. J’ai su. J’ai modernisé la une de L’Huma. J’ai fait des choses que personne n’avait faites avant, en particulier dessiner le secrétaire du Parti.

Il n’y avait pas de démarche idéologique ?

J’étais sympathisant, si. J’étais plus du côté des communistes que des socialistes. Pour moi, à cette époque, Mitterrand, c’était louche. Le PS n’était pas un parti de gauche, pour moi. J’aimais bien les cocos. Le Parti était puissant, il y avait du monde à la Fête de l’Huma, de l’ardeur, des convictions…

Pourquoi êtes-vous parti ?

Ça, c’est marrant… Plantu m’a dit : « Je croyais que tu partirais en claquant la porte, tu es parti sur la pointe des pieds. » Je suis parti parce qu’il y avait des ministres communistes au gouvernement. Jusque-là, j’avais été libre, je faisais des dessins ironiques sur Mitterrand et les socialistes. On m’a dit qu’il fallait faire attention aux socialistes, parce que désormais on gouvernait avec eux, et que si je faisais des dessins ironiques, on pourrait croire que c’était le Parti qui se moquait… Je n’ai rien répondu, mais je suis allé voir Roland Leroy [directeur de L’Humanité] pour lui dire que je partais. Je lui ai dit que je n’étais pas un militant et que je n’obéissais pas aux mots d’ordre. Il m’a dit que la porte restait ouverte, que je revenais quand je voulais. Il avait l’air de comprendre. Ensuite, lui aussi est parti, René Andrieux [éditorialiste du quotidien] également. Il y a eu une nouvelle équipe, le parti a changé. J’avais moins envie de travailler avec eux, ça me plaisait moins. Finalement, ce sont les staliniens que je préférais chez les communistes [rires]. Je me suis un peu éloigné d’eux aujourd’hui. Ce qu’ils défendent, tout le monde le défend. Je les plains, d’ailleurs, c’est difficile d’être communiste dans un monde où le communisme n’existe plus. Mais j’ai encore pleins de potes au Parti. Nous avons une association, Cuba Si France, nous parrainons des écoles à Cuba. C’est de l’humanitaire.

Vous étiez, à l’époque, dans la situation du compagnon de route.

C’est tout moi, ça : compagnon de route du communisme, du féminisme…

Ensuite vous êtes passé au Nouvel Observateur…

Ils sont venus me chercher. Reiser était mort, Christiane Duparc et Delfeil de Ton ont beaucoup insisté. Je ne me suis pas trop fait prier, je n’avais pas trop de boulot à l’époque. Je travaillais pour Les Nouvelles littéraires, le patron a été furieux que je le quitte. Le Nouvel Observateur est tout de même un beau journal. J’y suis resté six ou sept ans. Je n’ai pas apprécié qu’ils virent Christiane Duparc et qu’ils traînent pour m’augmenter. J’étais payé au forfait et je faisais tout, les couvertures, etc., et j’avais parallèlement des demandes du Journal du dimanche. Alain Génestar et Jean-Claude Meurice m’ont invité à déjeuner pour en discuter. Je les ai trouvés sympa, je leur ai dit que j’y réfléchissais, mais je n’ai pas donné suite. C’était compliqué. Le Nouvel Obs et le Journal du dimanche ensemble, je le voyais mal. Et puis voilà que le Ministre des Affaires étrangères de l’époque m’invite à un voyage médiatique en Russie, avec Jeanne Moreau, César et un tas de beau monde. Et il y avait Roger Théron [ancien directeur de Paris Match] que je ne connaissais pas. Je ne savais même rien de lui. Il m’aborde et me dit : « Alors, quand allez-vous travailler pour le Journal du dimanche ? » Sans réfléchir, je lui réponds : « Non, ce qui m’intéresse, c’est Paris Match ! » Ça m’est sorti comme ça. « Ah bon, mais je pensais que vous étiez bien, au Nouvel Observateur ? » Je lui réponds que non. Un mois plus tard, je travaillais à Match. Le bordel, au Nouvel Observateur ! Perdriel m’a fait venir avec Laurent Joffrin [rédacteur en chef du Nouvel Observateur]. Il m’a dit qu’il savait combien me donnait Paris Match, et qu’il me proposait le double, plus un dédommagement pour le passé. C’était trop tard. J’avais décidé de partir, et ça m’amusait de travailler à Match.

Vous avez dit que c’était pour vous retrouver dans les pas de Chaval et Sempé.

Il y avait de ça, c’est vrai. Avec Reiser, on rêvait de Match. C’est le journal où il y avait les grands dessinateurs. Et puis, c’est un grand journal populaire, ça ne me déplaisait pas de travailler là. Le Nouvel Observateur, il y a un côté gauche bidon, gauche caviar. … A laquelle j’appartiens, bien sûr. [Rires] Et puis, depuis le départ de Franz-Olivier Giesbert, personne ne savait plus regarder un dessin, et enfin tous mes amis du Nouvel Observateur partaient : Alain Schifres, Christiane Duparc. J’étais mal à l’aise. Quand on est mal à l’aise dans un journal, il faut partir.

Travailler pour Paris Match, n’est-ce pas être en contradiction complète avec la philosophie de Charlie hebdo  ?

Quelle philosophie ? Ce qui est marginal en 1960 est classique en l’an 2000. Il faut savoir ce qu’on veut : s’adresser à un petit public intelligent ou un grand public qui évolue, dont on ne sait pas grand-chose ? Je pense que c’est intéressant de travailler pour le grand public. J’ai mon côté marginal avec Charlie hebdo et mon côté grand public avec Match. Il a d’ailleurs fallu du temps avant qu’on s’aperçoive que je publiais dans Match. Aujourd’hui, je rencontre beaucoup de gens qui me disent qu’ils ont vu mes dessins dans Match. Des bourgeois, le plus souvent. Dans Charlie hebdo, je fais un peu ce que je veux. Je suis l’actualité, bien sûr, mais en ce moment par exemple, il y a Sarkozy partout ! Je ne vais pas ENCORE dessiner Sarkozy. Alors hier, je ne sais pas ce qui m’a pris, je me suis souvenu de ce poème de Garcia Lorca que j’adore, et j’en ai fait cadeau aux lecteurs de Charlie hebdo. Et si ça ne leur plaît pas, je n’en ai rien à foutre ! La semaine dernière j’ai parlé de mon voyage en Turquie. Je raconte ce qui me plaît, tout ce qui m’arrive, je déconne, je fantasme, personne ne me dit rien. Et dans les autres journaux aussi, d’ailleurs. Sauf Cavanna, il me fait des compliments : « J’aime bien ce que tu fais en ce moment », il me dit, « j’aime ton côté désabusé ».

Comment se passe la genèse d’un dessin ? Vous lisez les journaux, vous écoutez la radio ?

Tous les matins, trois journaux : Libération, Le Figaro, Le Parisien. Et je reçois Le Nouvel Obs, Paris Match, bien sûr, Le Point. Je regarde LCI, ITV… Il y a une discipline. Je commence le matin et je travaille jusqu’au soir. Je prends des notes, que je garde parfois, ou que je reprends dans des carnets. Je note tous les sujets possibles. [Il se lève, va chercher une feuille et la ramène.] Ensuite je les creuse, en me demandant lequel prendre. J’essaie de voir ce qui pourrait être utilisable. Et je m’y mets. Je crobarde, j’écris des bouts de trucs… Des fois ça traîne. Je me dis que je n’y arriverai jamais, mais j’y arrive toujours, c’est une question d’énergie !

Et comment savez-vous que vous tenez le « bon dessin » ?

C’est toujours un peu mystérieux. Je cherche, je cherche, et à un moment, devant un dessin, je sais que c’est le bon, je peux me dire « j’ai trouvé ». Mais ce n’est pas quand je le fais, c’est après, une fois que j’ai terminé.

Vous avez pensé à travailler pour le cinéma ?

J’ai été tenté, mais il aurait fallu ne faire que ça. Lauzier l’a compris. Je suis dessinateur avant tout. Je sais bien que le cinéma est d’un plus gros rapport, mais de là à me spécialiser…Quand on n’est pas idiot et qu’on calcule ce qui marche, on sait qu’il vaut mieux créer des choses qui travaillent toutes seules. Un film, une chanson, ça vit sa vie, ça se vend partout, toujours. Un dessin, il faut en faire un tous les jours. C’est vraiment un métier de con.

Il y a les albums…

Quand on n’a pas de héros comme Tintin ou Titeuf, ça ne fait jamais des grosses ventes. Tandis qu’une chanson, ça peut être énorme. Les films adaptés de mes histoires m’ont rapporté. J’ai essayé de faire des scénarios de film, mais j’avais des problèmes de constructions. C’est un autre métier. C’est très astreignant, et j’aime bien ma solitude, finalement.

Vous avez beaucoup œuvré au théâtre, cependant…

Je ne veux pas mourir idiot a été une énorme surprise pour moi. C’était la première que j’arrivais dans une salle pleine de gens qui riaient à mes phrases. Quand on est dessinateur, on ne voit pas les gens. J’ai vu Reiser à la première des Copines. C’était lui qui riait le plus fort ! Il était fou de joie, c’était émouvant. L’excitation de voir le public réagir… Je le regardais, j’étais attendri. Moi, j’étais déjà passé par là, j’avais connu cette expérience.

Comment voyez-vous l’apport d’ Hara-kiri à la société française ? Et le vôtre, plus spécifiquement ?

Hara-kiri a été un événement extraordinaire. Complètement insolite, dont le grand artisan est Cavanna. Il nous a choisis comme on fait un bouquet de fleurs. Quand je suis arrivé, il y avait déjà Gébé, Reiser, Cabu, Fred, Topor… C’était pas n’importe qui ! Hara-kiri a changé les mentalités, créé non pas un nouvel humour mais un nouveau public, plus lucide, plus sensible à l’esprit de dérision, l’esprit « bête est méchant », qui est celui de Canal+ aujourd’hui. Il a marqué Coluche, qui était notre ami et s’est nourri de nous. Tout ça vient d’Hara-kiri. Alors bien sûr, il y a de l’exagération, les comiques d’aujourd’hui m’amusent peu.

L’énigme d’ Hara-kiri, c’est de voir de si fortes personnalités fonctionner en groupe depuis si longtemps, malgré des désaccords ponctuels, et que ça fonctionne toujours...

Je ne me suis jamais engueulé ni avec Reiser, ni avec Cavanna, Gébé et les autres… Jamais. On a toujours été d’accord. Et si on n’était pas d’accord, on se taisait, on réfléchissait, on comprenait. On respectait l’avis de l’autre. Vraiment, je n’ai jamais eu d’engueulades, même avec Choron quand il m’a raconté la mort d’Odile, et que j’ai été horrifié par le côté tragique de cette mort, et la responsabilité énorme de Choron, je n’ai rien dit. C’était fait, de toute façon. Je n’étais pas toujours d’accord avec Gébé. Il adorait défendre les coupables, souvent contre Cavanna qui est quelqu’un d’assez juste, même si dernièrement il a voté non au référendum sur la Constitution européenne, à ma grande surprise. Les engueulades se passaient surtout entre Cavanna et Choron. D’abord parce que Cavanna se faisait entuber par Choron. Il le savait, mais il ne pouvait pas lutter contre la dureté et la volonté de Choron, qui ne faisait que ce qu’il voulait. Il était d’une mauvaise foi en béton, et se servait de tout pour arriver à son but. Mais je l’aimais quand même et lui, à côté de ça, il nous aimait. Un peu comme un fermier aime ses ouvriers agricoles qui mangent à la même table que lui. On était à lui, on lui appartenait. Il a changé après, il a compris, au fur et à mesure que chacun de nous est devenu célèbre dans les années 70, Reiser, moi, ou Gébé qui, même s’il n’a pas eu la notoriété qu’il mérite, était apprécié des gens qui connaissent. Sans parler de Cavanna, qui a fait une grande carrière. Il devrait être à l’Académie française…

Hara-kiri est une vraie exception culturelle française. Je ne lui vois pas d’équivalent dans les journaux étrangers…

Peut-être le Mad des débuts, justement, avec la différence que la structure de distribution des journaux américains fait que ce qui est marginal reste marginal. La structure de distribution français fait qu’un journal marginal peut devenir national. C’est un point très important. Hara-kiri a finalement réussi à franchir les barrières de l’incompréhension, de l’horreur, du scandale, des préjugés… Peu à peu, le journal vulgaire est devenu l’humour de notre époque. On laissera une trace, c’est sûr. Avant nous, il y avait des traces de cette insolence dans L’Assiette au beurre, ou chez Chaval, Bosc. Les textes de Chaval sont des merveilles. Il a peu écrit mais chaque texte est parfait ! Les Oiseaux sont des cons… Quel esprit formidable !

A dialoguer avec vous, on se rend compte de l’importance pour vous des rapports humains. Le contact, la chaleur des échanges semblent beaucoup compter.

Oui. [Silence] Je ne peux pas rester dans un journal si je suis mal à l’aise. Et à Charlie hebdo, il y a de l’affection dans nos rapports. Quand Reiser est mort, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Je commence par admirer les gens que j’aime… Ou plus exactement, j’aime les gens que j’admire. Il faut d’abord que je sois en admiration devant ce qu’ils font, comme Gébé, Cavanna, Willem, Cabu et tous les autres… A partir de là, c’est rare qu’on ne s’entende pas et qu’on n’ait pas des relations fraternelles. Je suis plus fraternel qu’amical.

Propos recueillis le 1er juillet 2005, à Paris, par Jean-Pierre Mercier.

Cet entretien est paru dans le numéro 12 de 9ème Art en janvier 2006.

[1] Ecrivain, journaliste, acteur, producteur, et surtout réalisateur de films. Né en 1932 à Chicago. Son long métrage le plus connu est Sweet Sweetback’s Baad Asssss Song (1971).

[2] Philippe Val a quitté Charlie hebdo en mai 2009 pour prendre la direction de France Inter. Le célèbre hebdomadaire satirique est dirigé depuis par Charb et Riss.