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pour redécouvrir crepax...

Thierry Groensteen

L’entrée dans les collections du musée de la bande dessinée de la totalité des planches originales de l’album HP vient opportunément rappeler à notre mémoire l’originalité et la puissance de l’œuvre bâtie par Guido Buzzelli. Il est malheureux que les tentatives de réédition de quelques-unes de ses œuvres, hasardées par P.M.J. éditions au tournant du siècle, n’aient pas rencontré d’écho.
Mais il est un dessinateur italien de la même génération qui me paraît encore plus injustement négligé par les éditeurs français. Comme Buzzelli, il nous avait été révélé dans les pages du mensuel Charlie. Je veux parler du milanais Guido Crepax (1933-2003).
Le père de Valentina fait actuellement l’objet, pour la première fois, d’une grande exposition rétrospective à Rome, au Palazzo Incontro (ceux qui passeraient par là pendant leurs vacances d’été pourront s’y rendre, elle demeure visible jusqu’au 30 septembre). L’événement est d’importance, même s’il serait erroné d’y voir le signe que Crepax sortirait du « purgatoire » : dans son pays, il n’a jamais cessé d’être réimprimé.
On sait que sa célèbre héroïne Valentina s’inspirait, au physique, de l’actrice du muet Louise Brooks, auquel elle empruntait sa coiffure à la garçonne, avec la frange tombant sur les yeux. Crepax vouait une grande admiration à l’interprète de Loulou et du Journal d’une fille perdue, avec laquelle il avait noué une relation épistolaire. Ayant reçu quelques-uns de ses albums, elle lui écrivait le 29 mars 1976 : « Vous dessinez de façon merveilleuse, sûre, agile, avec un mouvement superbe, comme le noir et blanc chinois. »

Et le 16 novembre de la même année : « Vous avez apporté la paix à mes dernières années. Pendant 69 ans j’ai été frénétiquement à la recherche de moi-même. Et voilà que vous me dites que je suis un « mythe ».Quelle grâce. Désormais, je me désagrègerai confortablement au lit avec mes livres, cigarettes, café, pain et confitures d’abricots. »
(Dans un bel épisode de 1191, intitulé Bianca in 8 e mezzo, Crepax réunissait les trois femmes de sa vie : Valentina Rosselli, Louise Brooks et sa propre épouse Luisa Crepax.)
Cette inspiration revendiquée semble être la cause (le prétexte ?) du contresens commis par les commissaires de l’exposition romaine, qui ont placé celle-ci sous le signe d’une connivence globale avec le cinéma. Le titre annonce la couleur : Valentina movie. Et, dans le flyer qui fait la promotion de la manifestation, on trouve ces lignes : « Souvent le cinéma et la photographie ont caractérisé l’œuvre de Crepax, ne serait-ce qu’au plan de l’organisation graphique de la page. Montage, cadrage, séquence, découpage, détails : dans les histoires de Valentina tout est cinéma. »
Il se trouve que Crepax est au contraire un dessinateur généralement reconnu, à très juste titre, comme l’un des grands explorateurs des possibilités formelles spécifiques à l’espace compartimenté de la page de bande dessinée. La mise en page (qui est une opération essentiellement différente du montage) était, selon ses propres termes, sa « préoccupation principale », et il a inventé de nouvelles façons d’organiser les images à la surface de la planche, en jouant notamment de la diffraction de la scène représentée, dans une logique qui doit tout au neuvième art et bien peu au septième. Il est regrettable que, sans doute en vertu d’une stratégie de communication supposément « payante », cette profonde originalité du travail du dessinateur milanais soit niée par ceux-là mêmes qui se donnent pour mission de le promouvoir.

(Au-delà de l’opportunisme, on peut sans doute voir là un bon exemple de ce « cinéma-centrisme », dont Matteo Stefanelli déplorait récemment qu’il imprègne les discours sur la bande dessinée. Voir son article : « Du ‘cinéma-centrisme’ dans le champ de la bande dessinée », dans La Bande dessinée : une médiaculture, Armand Colin, 2012, p. 217-236.)
Au reste, Crepax n’a pas puisé ses références dans le seul domaine cinématographique, il était tout aussi redevable aux arts plastiques (citant Goya, Cranach, Picasso, Kandinsky, Man Ray, Yves Klein, les artistes du Pop Art, etc.) à la littérature (Homère, Stevenson, Stoker, Casanova, Kafka, Tabucchi…), à la bande dessinée elle-même, au jazz et aux autres formes de création. Le dialogue constant entretenu avec elles avait d’ailleurs été très bien montré en son temps dans une autre exposition, Guido Crepax e le Arti (Varèse, 2001-2002).
À Paris également, on peut voir en ce moment des œuvres originales de Crepax. La galerie Gilles Peyroulet et Cie (75 + 80 rue Quincampoix, à deux pas du Centre Pompidou) présente jusqu’au 28 juin une quarantaine de planches originales de la période 1967-1972, sans doute la meilleure (en particulier, la quasi-totalité de l’épisode La Loi de la pesanteur). Cette galerie d’art contemporain n’en est pas à son coup d’essai : elle a déjà montré Gilbert Shelton et Georges Pichard. Mais c’est bien Crepax qui bénéficie de son attention la plus suivie. Au printemps 2011 déjà, elle présentait un premier choix de planches tirées de Valentina, Emmanuelle et Histoire d’O, à la fois sur ses propres cimaises et sur celles du Salon du Dessin contemporain, au Carrousel du Louvre. En bonne intelligence avec Luisa Crepax et ses enfants, la galerie a entrepris un travail de fond pour faire redécouvrir cette œuvre emblématique de la modernité.
Il faut maintenant que les éditeurs prennent le relais. Ils pourraient s’inspirer du travail exemplaire et opiniâtre réalisé par les éditions Mosquito en faveur de Toppi et de Battaglia. Les dernières éditions françaises de Crepax concernaient exclusivement ses œuvres érotiques. Sous le label Evergreen, Taschen a publié en 2000 deux volumes regroupant Justine et Histoire d’O, pour l’un, Emmanuelle, Bianca et Vénus à la Fourrure pour l’autre. Guy Delcourt a réédité une fois encore Emmanuelle en 2009. On attend l’éditeur qui s’intéressera aux deux autres massifs que sont les adaptations d’œuvres littéraires (certaines n’ont encore jamais été traduites en français : ainsi Giro di Vite, d’après le roman d’Henry James Le Tour d’écrou, paru chez Olympia Press en 1989, ou Il Processo di Franz Kafka Le Procès, de Kafka - chez Piemme en 1999) et, surtout, les quelque 2600 planches que compte la saga, essentielle, de Valentina.

Thierry Groensteen