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au-delà de l’album de bandes dessinées

Benoît Berthou

Tout système éditorial génère quantité de documents que l’on n’a pas coutume de conserver : tirés à part, dossiers de presse, catalogues d’éditeurs… La chose est d’autant plus regrettable que ceux-ci mettent parfaitement en évidence les évolutions de l’édition contemporaine, voire les bouleversements de certains modes d’expression.
En atteste l’exemple d’un fascicule que j’ai eu la chance de découvrir au centre de documentation de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image grâce à Catherine Ternaux : un catalogue émanant d’Interforum BD, « diffuseur » dont la mission est de présenter la production d’éditeurs « clients » à des libraires afin de les persuader de les à leurs propres clients.
Datant de 1996, ce document présente des caractéristiques éloquentes en faisant notamment la part belle à un certain type de publication : l’album, c’est-à-dire un livre de grande taille (dite « in-4 » par opposition au « in-8 » des comics et à l’« in-12 » des mangas) généralement relié, imprimé en couleur et présentant une couverture cartonnée. Dire que celui-ci omniprésent serait en dessous de la vérité : de la première à la dernière page, on ne voit même que lui, comme s’il éclipsait tout autre objet ou concept éditorial.

On ne note en effet que fort peu de variété en termes de gabarit (voir ci-dessus), et celle-ci semble avant tout concerner des travaux s’inscrivant dans le champ d’une édition « jeunesse » nettement plus inventive dans ce domaine. Tel est par exemple le cas de Suivez le bébé de Dodo et Ben Radis (sans doute l’un des premiers livres consacrés à maternité) ou de la série des Perlin-Pinpin de Sylvie Escudié et Didier Savard.
L’on comprend ainsi mieux les mots de Jean-Christophe Menu lorsqu’il évoque, dans Plates-bandes : « L’Album-standard à lui seul, déterminait ce qu’était la Bande-Dessinée dans l’esprit du public. Cette forme-là qui n’aurait dû être que l’une des multiples formes pour éditer des histoires en image est devenue la BD » [1]. Parler d’album serait ainsi avant tout questionner une forme d’hégémonie : en attendant les conclusions de Sylvain Lesage (qui mène une thèse sur le sujet), force est de constater que ce catalogue met effectivement en évidence des aspects franchement problématiques, à commencer par l’importance de la série. Ce n’est pas le livre qui semble faire sens ici : comme dans le cas des Histoires de monsieur Mouche de Jean-Luc Coudray et Mœbius, celui-ci a tendance à se fondre dans la couleur de fonds, comme s’il ne s’agissait nullement de singulariser l’album au sein de la page.
La production éditoriale semble en fait être pensée et présentée selon une tout autre échelle : c’est la série qui fait sens et les livres sont associés de façon à montrer qu’ils forment une communauté. Elle semble même mettre à mal d’autres formes de classification, notamment par auteur.

Tel est le cas dans cette autre page (cf. image 4) présentant les travaux de deux artistes fort connus et reconnus : Frank Margerin et Mœbius, soit des auteurs « bankable », pour reprendre l’un des termes financiers en vigueur dans le métier. Mais force est de constater qu’ils ne bénéficient pas du même traitement. Margerin s’efface clairement derrière son personnage, le bien connu Lucien, alors que le nom de Mœbius est par contre bien visible.
Le gabarit n’est donc pas le seul aspect problématique de l’édition de bande dessinée ainsi conçue, et me viennent également à l’esprit les mots de Jean-Christophe Menu évoquant un « système » basé « sur les personnages et sur la remplacibilité des auteurs » [2]. Dans le cadre de ce catalogue, ces derniers ne semblent effectivement pas forcément structurants et on mesure sans doute mieux toute l’originalité de L’Association créée six ans auparavant par sept auteurs (Lewis Trondheim, David B., Matt Konture, Patrice Killoffer, Stanislas, Mokeït et Jean-Christophe Menu). Comme l’écrit ce dernier, il s’agissait de promouvoir une « rupture totale avec tout ce qui pourrait être connoté “BD” » [3].
D’où le choix d’élaborer un catalogue se fondant « sur des caractéristiques techniques les plus éloignées possibles » [4] de la production des éditeurs traditionnels. En atteste clairement l’apparition d’un terme jusqu’ici quasiment étranger au monde de la bande dessinée : « livre ». Il ne s’agit plus de faire des « BD » ou quelque nom que l’on donne à ces livres d’images, et les albums cartonnés font place à un tout autre dispositif de publication : « L’Association fut la première à décider que son Catalogue serait constitué de livres brochés en Noir & Blanc » caractérisés par leur taille variable ainsi que des « maquettes sobres [et le] soin apporté aux matières premières » [5].
Paradoxe : le « livre », terme galvaudé et on ne peut plus banal dans tous les autres secteurs éditoriaux semble ici acquérir une réelle valeur. Il semble en effet être au fondement d’une véritable identité, et il n’est sans doute pas anodin que des éditeurs nés à la même époque et avec la même ambition (à L’Assocation, ajoutons ego comme x, Cornelius, Rackham ou Atrabile) partagent un imaginaire de la publication que Jean-Christophe Menu va jusqu’à ériger au rang de définition : « Ces nouveaux choix de fabrication de livres contribuèrent peu à peu à donner, de par le nombre, une “différence” à ces Indépendants, basée en premier lieu sur la forme » [6]. On ne peut plus intéressants, ces propos montrent que ces petits éditeurs n’ont pas seulement contribué à renouveler le « fond » de la bande dessinée : ils ont avant tout permis de redéfinir son rapport à l’imprimé.

Benoît Berthou

[1] Jean-Christophe Menu, Plates-bandes, L’Association, 2005, p. 27.

[2Ibid., note 5.

[3Ibid., p. 30.

[4Ibid., p. 28.

[5Ibid., p. 30.

[6Idem.