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mariage en coulisses

Thierry Groensteen

Dans l’exposition Art Spiegelman : le musée privé, qui s’est terminée récemment à la Cité (au sein du musée de la bande dessinée), on pouvait voir un ouvrage assez curieux intitulé All The Funny Folks. Publié en 1926 à New York, cet album cartonné comptant 112 pages présente en couverture une image étrangement composite, sur laquelle on reconnaît Barney Google et Jiggs (Monsieur Illico) disputant une course hippique ; ils montent respectivement Spark Plug et Maud la mule.

Barney Google est un personnage créé par Billy DeBeck en 1919 ; il a hérité du cheval Spark Plug en 1922. La Famille Illico (Bringing Up Father, 1913) est une création de George McManus. La mule est la vedette de la série de Frederick Burr Opper And Her Name was Maud (1904). Le dessin réunit donc trois silhouettes bien connues, issues du monde des funnies, qui ne se côtoient pas habituellement puisqu’elles appartiennent à des séries dont les auteurs sont différents. Et il est bordé par une frise où figurent pêle-mêle d’autres personnages, empruntés à Knerr, Swinnerton, Herriman, Sterrett, etc. Ce qui rassemble toutes ces créations est de figurer au catalogue du King Features Syndicate, la célèbre agence fondée par William Randolph Hearst.

All The Funny Folks porte en sous-titre : « The Wonder Tale of How the Comic-Strip Characters Live and Love ‘Behind the Scenes’ ». L’ouvrage est donc un parfait exemple de ce que, dans un article ancien portant sur les différentes formes de réflexibilité à l’œuvre dans les bandes dessinées, j’appelais le travestissement du code. Il y a travestissement, écrivais-je, chaque fois que la bande dessinée se donne pour ce qu’elle n’est pas, et par exemple dans ces histoires où l’on nous suggère qu’un héros dessiné partage sa vie entre des moments où il « joue son rôle » et d’autres où, « s’émancipant de son rapport de sujétion au dessinateur, il se met en congé de la fiction – soit pour mener une vie privée, donc censément soustraite à la curiosité du lecteur, soit pour fréquenter un lieu imaginaire où vivent en phalanstère tous les personnages de l’histoire de la bande dessinée… » [1]
Dans ce lieu imaginaire, dans cette coulisse située « behind the scenes », tous les personnages se côtoient, formant une microsociété. Ils appartiennent à la même corporation, laquelle se trouve même comparée, dans All The Funny Folks, à une loge maçonnique. Au cours d’un banquet, l’un d’eux apostrophe ses collègues en ces termes : « Fellow Brother Members from this Lodge… » Sans doute devons-nous supposer qu’il existe plusieurs loges : autant que de syndicates.

Venons-en à l’intrigue que développe All The Funny Folks, elle aussi pour le moins curieuse. Au cours d’un banquet réunissant tous les personnages, Si, le vieux fermier propriétaire de la mule Maud, propose de marier la belle Suzanne à Freddie the Sheik. Mais Happy Hooligan prétend lui-même à la main de Suzanne. On organise donc une course hippique, dont l’issue décidera de l’union qui sera célébrée. La situation est décrite en termes quelque peu emphatiques. Ce qui est en jeu, nous dit-on, c’est « non seulement le bonheur de Happy et Suzanne, ainsi que la prospérité de tous les supporters de Spark Plug, mais l’histoire du comic strip ! »
L’étrange, en la circonstance, est que, à la date où All The Funny Folks fut publié, Happy Hooligan (personnage créé par Opper en 1900) a déjà épousé Suzanne. Leur union eu lieu dans le strip, le 18 juin 1916. Quant à Freddie the Sheik – personnage de Jack Callahan, dont la longévité ne dépassa pas une demi-douzaine d’années –, il est fiancé à une certaine Violet. Je dois avouer que je ne comprends pas bien le dessein des auteurs, qui semblent passer par pertes et profits un mariage déjà consommé.

Barney et Jiggs, les deux concurrents, ne sont pas habillés en jockey, parce que, explique le texte, « in the Land of Fun, the Characters must stand by their own eccentricities ». C’est, en somme, un commentaire sur la poétique de la bande dessinée que délivrent ici les auteurs : ils nous disant que le costume est un trait déterminant du personnage dessiné, un attribut caractéristique, et qu’il ne peut être changé sans que l’identité même du héros soit altérée.

Funny Folks : Jiggs et Maud

Comment tout cela se termine-t-il ? Eh bien, alors qu’ils ne sont qu’à quelques mètres de la ligne d’arrivée, les deux concurrents, qui ne se sont pas départagés (ce qui ne laisse pas d’être surprenant, la compétition opposant une mule et un cheval de course vainqueur de trophées), sont désarçonnés par une brique lancée par… Ignatz Mouse ! Jiggs et Spark Plug franchissent la ligne en même temps. « Sparky » a donc battu Maud, mais Jiggs a battu Barney, et c’est, en conséquence, le mariage de Happy Hooligan et de Suzanne qui est célébré en grande pompe… comme si c’était la première fois.

Le texte de All The Funny Folks, dont certaines séquences sont versifiées, est de Jack Lait. Les dessins sont de Louis Biedermann (1874-1957), un illustrateur qui avait acquis une certaine réputation pour ses vues urbaines futuristes. Et il faut reconnaître qu’il ne s’en tire pas mal, si l’on considère que les personnages qu’il est amené à représenter ont été créés par trente-neuf cartoonists différents (leurs noms figurent au générique). Biedermann ne s’efforce pas à gommer les différences de style entre ses modèles mais il les adoucit imperceptiblement. Il réussit à trouver un entre-deux assez heureux entre un style syncrétique qui unifierait complètement les images et un exercice de style consistant à juxtaposer des pastiches. Sans doute est-il aidé dans cette entreprise délicate par le fait que, à cette époque qui était celle des funnies (avant l’apparition des premières séries d’aventures), les cartoonists avaient en partage, nonobstant leurs différences, une certaine esthétique de la rondeur et de la caricature.
On a vu depuis d’autres dessinateurs s’essayer à des images composites et aboutir à un désastre (je ne citerai que les couvertures de Roger Brunel pour ses albums de Pastiches ou pour l’Histoire de la bande dessinée en France et en Belgique publiée jadis par Glénat).
Il est vrai que l’imitation d’un seul artiste est quelquefois tout aussi problématique. Il n’est que de songer à la fresque d’après Hergé qui orne la station de métro Stockel, en banlieue bruxelloise, où le trait, grêle et mou, échoue à se faire passer pour celui du père de Tintin.

Thierry Groensteen

sur l’exposition Art Spiegelman : le musée privé
le livre numérique Le Musée privé d’Art Spiegelman

[1] Cf. mon article « Bandes désignées. De la réflexivité dans les bandes dessinées », Conséquences, No.13-14, 2ème trim. 1990, p. 132-165 ; repris sur mon site à l’adresse www.editionsdelan2.com/groensteen/spip.php ?article10.