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si la fille ne ressemble pas à la photo...

Harry Morgan

à propos de Paying for It de Chester Brown, Drawn & Quarterly, mai 2011

L’angoisse sexuelle est une composante essentielle de la psyché humaine. Il suffit par exemple de deux petites pages pour qu’elle fasse irruption dans la Genèse (Gen. 3. 7), qui commençait pourtant sous les meilleurs auspices, puisqu’au jardin d’Éden il n’y a ni naissance ni mort (les êtres sont créés par Dieu ex nihilo, et tout le monde est végétarien), et par conséquent pas d’acte de chair. Je ne suis pas éloigné de penser que les sociétés qui, telle la société occidentale du XXIème siècle, se proclament délivrées de l’inquiétude génitale, pratiquent seulement une forme d’hypocrisie aggravée, une sorte de puritanisme victorien élevé au carré.
Ceci étant posé, Paying for It de Chester Brown, troublant journal des excursions érotiques de l’auteur, paru sous la forme d’un graphic novel chez l’éditeur montréalais Drawn & Quarterly en mai 2011, me semble être un cas unique dans les littératures dessinées, en ce sens qu’il relève de la pornographie — je dis bien de la pornographie, au sens exact qu’a ce mot chez Littré (pornographie signifie « traité sur la prostitution »), et non de ce qu’on désigne généralement sous ce vocable, qui, pour ce qui touche notre domaine, va de la bande dessinée grivoise à la bande dessinée licencieuse. Chester Brown est par conséquent un pornographe comme était pornographe l’inventeur du mot, Restif de la Bretonne (est pornographe « celui qui écrit sur la prostitution » par emprunt au grec, porne, signifiant prostituée, et graphein, écrire). Voilà qui repose évidemment de façon toute différente la question de l’angoisse.
Sur un plan formel, Paying for It se caractérise par la disparition de la dimension épiphanique qui marquait les précédents récits de Chester Brown. Chester Brown avait commencé à dessiner Paying for It dans le même style que son Louis Riel (Louis Riel, La Pastèque, 2012) très inspiré par Harold Gray (Little Orphan Annie). Mais il arrêta l’expérience au bout d’une trentaine de pages, conscient que ce style ne s’accordait pas avec la nature de son récit, et il reprit dans un style beaucoup plus raide et sobre, dérivé du primitif Fletcher Hanks (Je détruirai toutes les planètes, Éditions de l’an 2, 2007). Du point de vue du dispositif, Paying for It repose sur un canevas immuable de quatre strips de deux cases aplaties. Le trait, minimaliste et volontairement maladroit (les positions des bras des personnages sont extrêmement curieuses), n’est pas seulement désémotionnalisé, mais déréalisé, pour ainsi dire. La succession des vignettes semble l’équivalent graphique de notes rapides (encore que tout soit dessiné avec un soin méticuleux), d’une série de pense-bête qu’aurait griffonné l’auteur. Toutes ces précautions visent à l’évidence à procurer la distance qui permette à l’auteur de traiter son sujet.
Chester Brown avait déjà traité de l’érotisme — en l’occurrence de l’auto-érotisme adolescent et de la culpabilité qui lui est associée — dans The Playboy (paru chez Drawn & Quarterly, en 1992, d’après un feuilleton dans le comic book de Chester Brown, Yummy Fur). Ironiquement, les situations de base des deux récits, The Playboy et Paying for It, sont strictement identiques. On voit au chapitre deux de Paying for It un Chester Brown descendant en ville sur son petit vélo, à la recherche d’une prostituée (et non plus seulement d’un numéro de la célèbre revue pour hommes), et en proie à une paranoïa aiguë, persuadé qu’il va se faire arrêter par la police, ou bien que les tenanciers des bordels l’observent à la jumelle, que la prostituée s’apprête à le droguer, bref, qu’il n’en sortira pas vivant. C’est après ce baptême du feu que Chester se réconcilie avec sa propre génitalité (il était abstinent depuis la rupture avec sa dernière petite amie) et, par une inversion somme toute compréhensible, notre homme, une fois tranquillisé, conclut que les amours tarifés sont bien plus rassurants que les amours passionnels, et il résout d’aller chez les prostituées comme on va chez le pédicure ou chez le coiffeur.
Paying for It se présente sous la forme d’un journal intime, les séances avec des prostituées, mais aussi les conversations avec des amis, étant datées. Il est intéressant de noter que, dans la vie, Chester Brown ne tient pas de journal écrit, mais qu’il rédige ce qu’on pourrait appeler des journaliers, c’est-à-dire de petites notes et de petits comptes intimes, strictement factuels, où il garde trace par exemple de ses coups de fils, et de la teneur des conversations, ou bien des repas pris au restaurant, et de l’identité des convives.

Appliquée à l’œuvre de chair, cette sorte de comptabilité évoque irrésistiblement ce classique de la pornographie victorienne que sont les Mémoires d’un anonyme anglais (My Secret Life, par « Walter »), ouvrage qui, comme celui de Chester Brown, se présente ostensiblement comme des souvenirs, mais qui recycle manifestement un matériau de diariste, qui, au moins dans sa forme originelle, devait être noté immédiatement après l’événement.
D’un autre côté, Paying for It s’affiche comme des mémoires (l’ouvrage porte le sous-titre a comic-strip memoir about being a john, soit : les mémoires d’un miché en BD), autrement dit comme un écrit rétrospectif et factuel, relevant par conséquent de l’histoire. Simultanément le graphic novel de Chester Brown se veut un essai, qui argumente en faveur de la légalisation de la prostitution et qui condamne la monogamie pour immoralisme et, à ce second titre, l’ouvrage relève théoriquement de la philosophie morale. Témoigne à la fois du souci historiographique des mémoires et de la visée documentaire de l’essai un para-texte, calligraphié — et parfois dessiné — par l’auteur, de plus de cinquante pages (avant-propos, épilogue, appendices, appareil de notes).
Un témoignage aberrant mais révélateur de la réception de Paying for It comme document, c’est-à-dire à la fois comme récit de vie et comme essai de philosophie politique, est la notice consacrée à l’œuvre dans une célèbre encyclopédie en ligne rédigée par ses usagers (version anglophone). Ladite notice, fort longue, reprend naïvement le texte et le para-texte de l’ouvrage en les considérant comme strictement factuels (« over the course of 33 short chapters, Brown depicts his experiences with each of the 23 prostitutes he has visited »), ce qui revient à nier les notions mêmes de littérature et de récit. (Certes, Chester Brown précise qu’il se borne aux faits dans son graphic novel, mais il a nécessairement taillé dans le matériau autobiographique, et il admet lui-même que cela modifie ipso facto la teneur et la signification de son histoire.)

Voilà en tout cas beaucoup d’intentions, confessionnelle, apologétique, militante, pour un récit dessiné pornographique (au sens strict du mot, encore une fois). Chester Brown arrive-t-il à les faire coexister ? Rien n’est moins sûr. Chester se présente ostensiblement à son lecteur comme un client satisfait, dans ce qu’il ne veut considérer que comme une transaction relevant du commerce des services. Cependant, dans cette tentative de démystifier (pour employer un poncif journalistique) la prostitution, notre auteur succombe aussitôt à un scrupule d’ordre supérieur. Puisque la relation d’une prostituée et de son miché est par définition impersonnelle (c’est précisément parce qu’elle est impersonnelle qu’elle relève selon Brown d’une transaction commerciale légitime), notre dessinateur choisit d’anonymiser les filles dont il achète les charmes. (L’auteur précise dans l’avant-propos vouloir éviter tout ce qui pourrait permettre d’identifier les prostituées, ce qui ne fait que traduire dans des termes victimaires cette norme de l’impersonnalité.)
Or la solution graphique adoptée par Chester Brown apparaît particulièrement problématique, puisque toutes les prostituées sont représentées avec les mêmes cheveux noirs, et qu’on ne voit jamais leur visage, soit que l’image les montre de dos, soit que leur figure soit coupée par le bord de la case, soit même, dans le cas le plus embarrassant, que leur tête disparaisse sous une bulle. Ces ectoplasmes varient donc seulement par leur gabarit (le dessinateur essaie dans une certaine mesure de respecter leur type morphologique) et par la longueur de leurs cheveux. (En face, si l’on peut dire, le visage émacié de Chester est totalement inexpressif et ses petites lunettes rondes masquent ses yeux, de sorte que dans Paying for It les personnages n’interagissent jamais sur le plan émotionnel, ce qui, dans la rhétorique graphique de l’auteur, suggère une sorte de sérénité, de naturel apaisé de l’échange.)
Chester Brown introduit par conséquent une forme nouvelle d’interdit imagier. Dans un récit où l’acte sexuel est représenté avec un parfait détachement, et est totalement désérotisé, c’est désormais la figure elle-même qui fait l’objet d’une censure imagière, confinant à l’aniconisme, puisque les femmes ne sont plus figurées au sens propre, mais sont évoquées par une image générique, au moyen d’une sorte de copié-collé iconique. L’un des reproches qu’on fait à la littérature dessinée érotique, celui de représenter des filles interchangeables, puisqu’elles sont toutes fonction du fantasme du consommateur, se trouve ici paradoxalement justifié.
Pour compliquer encore les choses, Chester Brown fait voisiner l’utilitarisme économique avec des préoccupations de lien social. Il répète, dans sa bande dessinée et dans son para-texte, que ses relations avec les prostituées ont été très riches sur un plan humain (ceci, au moins partiellement, dans un but apologétique, pour prévenir l’objection de la froideur déshumanisante des rapports entre prostituée et client). C’est du fait de ces relations amicales que Chester Brown concède à ses modèles le droit de contrôle et de censure sur sa bande dessinée, par une sorte de galanterie qui caractérisait déjà un récit bref, « Showing “Helder“ » (repris dans The Little Man, Drawn & Quarterly, 1998), récit dans lequel Chester accordait à sa petite amie de l’époque, Kris, un droit de regard sur la façon dont il la représentait dans une bande dessinée précédente, intitulée précisément « Helder ». Mais dans « Showing “Helder“ », le sel du récit provenait évidemment du fait que ce méta-récit échappait, quant à lui, à la censure, et que Kris n’y apparaissait pas précisément sous son meilleur jour, puisqu’elle se décelait comme à la fois capricieuse et tyrannique. Dans Paying for It, il n’y a pas de méta-récit. C’est le para-texte qui occupe cette fonction, et celui-ci ne fait que reformuler les scrupules de conscience et les précautions méthodologiques de notre auteur.

Chester Brown parvient-il — au moins dans les limites d’un récit dessiné — à justifier l’assertion qu’un rapport tarifé est un échange de service marchand comme un autre ? C’est ce dont on peut douter et j’avoue, toute considération morale mise à part, que j’ai rarement lu un récit qui contredise aussi flagramment la thèse que défend l’auteur. À cet égard, Paying for It présente peut-être en effet la nature d’un document (puisqu’il est permis au lecteur de « juger sur pièces »), mais ce document relève de l’intériorité de notre auteur, du moi introspectif des confessions ou du journal intime, et non des mémoires ou de l’essai.
Pour ce qui est du rapport économique, dans Paying for It, il s’analyse sous le triple aspect de la substituabilité, de l’évaluation de la performance, et de l’asymétrie.
La substituabilité d’abord. La fille qui est promise par le biais des petites annonces en ligne n’est jamais celle qui franchit la porte. De façon caractéristique, un proxénète gérant des escort girls précise à Chester au téléphone (p. 186) : « si la fille qui se présentera ne ressemble pas à celle de la photo, je la renverrai ». Ce que le client peut espérer raisonnablement est donc seulement que la fille soit du même type que celle de la photo. (Dans l’espèce, la fille qui se présente ne ressemble pas du tout à la photo, mais Chester la garde.) Ailleurs dans le récit, la substituabilité emprunte aux caractères généraux du fonctionnement de toute entreprise : Chester découvre le visage inconnu d’une « nouvelle », ou bien il apprend que la prostituée qu’il demande « ne travaille plus ici », ou bien, tout simplement, elle n’est pas disponible, et on lui octroie une « remplaçante ».
L’évaluation de la performance ensuite. Chester découvre rapidement que la Toile ne fournit pas seulement des petites annonces spécialisées, mais aussi des sites de « consommateurs », où l’on peut évaluer les prestations, et, fidèle à sa logique économique, il devient un contributeur de ces sites. La réaction des intéressées est un curieux mélange d’ingénuité et d’habileté commerciale. Anne avoue son ignorance de l’existence de tels sites. Elle reconnaît la justesse de l’unique point négatif que lui rapporte Chester (sa salle de bain était dégoûtante). À la rencontre suivante, elle avoue qu’elle n’a pas voulu lire ce qu’on écrit sur elle car cela la perturbe trop, mais elle acquiesce à l’affirmation de Chester que c’est de la publicité gratuite.
L’asymétrie pour finir. Chester ne semble pas comprendre que la bonhomie qu’on lui manifeste correspond à la politesse mêlée de flatterie que toute bonne commerçante accorde à un client. Alors même qu’il se présente comme une sorte d’ascète (y compris dans sa conduite sexuelle), Chester cède parfois, sans s’en douter, à la vanité masculine. Ainsi, il promet d’apporter une de ses BD à l’une des prostituées, et comme celle-ci, bonne fille, lui parle des Archie Comics de Bob Montana comme d’un bon souvenir d’enfance, il prend aussitôt un ton condescendant pour dire que ce qu’il fait est très différent d’Archie. Plus troublante est son absence d’empathie. Une prostituée qu’il appelle Carla se montre exceptionnellement « non-professionnelle » et ne parvient pas à dissimuler sa colère. La raison en est que Chester s’interrompt constamment dans l’acte pour, littéralement, faire durer le plaisir. Consterné post facto par la réaction de la fille, Chester, au cours d’une méditation nocturne, parvient à conceptualiser que les filles ne se vendent pas littéralement pour un coït durant vingt minutes d’horloge, et la leçon qu’il tire de l’affaire est qu’il lui faut borner la partie proprement sexuelle de chaque rencontre à dix minutes.

Les relations monogames exclusives (possessive monogamy) sont-elles, comme le soutient Chester Brown, éthiquement et pragmatiquement indéfendables ? L’ironie de l’affaire est que Chester Brown a nécessairement raison sur le papier, que la réponse est fatalement positive dès lors qu’on pose la question dans les termes d’un récit dessiné. (Et dans quels autres termes peut-on la poser à l’intérieur d’un graphic novel, sauf à redonner la prééminence aux fameuses notes en fin d’ouvrage que les bénévoles rédacteurs de Wikipedia confondent avec un savoir encyclopédique ?) Une relation de couple est sans aucun doute possible l’une des choses les plus ennuyeuses et les plus dépourvues d’intérêt qu’on puisse mettre en cases et en bulles, et les littératures dessinées ont traditionnellement évité l’écueil en usant d’antiques savoir-faire. Expliquer que les enfants se font à peu près comme on fait les gâteaux, dans des moules à faire des enfants (thème rebattu par un Osamu Tezuka), mettre en scène de centauresques hommes-canards, qui ne sont humanisés, et donc sexualisés, qu’à partir du torse (Carl Barks), introduire des sociétés multiraciales, où des chiots font un brin de cour à des chattes, en excitant la jalousie de souris (George Herriman), ne sont que quelques-unes des stratégies déployées pour éviter le sujet impossible du couple. Inversement les récits dessinés qui ont abordé ce sujet de front — je pense évidemment aux romance comics américains des années 1950 à 1970 — ont partie liée avec les genres apocalyptiques que sont les crime comics et les horror comics, dont ils partagent l’esthétique et la structure narrative, ce dont avait eu l’intuition, ironiquement, le terrible polémiste anti-comics que fut le Dr Wertham (Seduction of the innocent, 1954).

Harry Morgan