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« trouver l’équilibre » :
entretien avec anne-françoise rouche

Alexandre Balcaen et Carmela Chergui

[janvier 2010]

En 2007, Anne-Françoise Rouche (directrice du Centre d’Expression et de Créativité pour adultes handicapés La Hesse installé sur le site d’une ancienne caserne à Vielsalm, dans les Ardennes belges) invite les éditions FRMK, alors représentées par Thierry Van Hasselt, Dominique Goblet et Olivier Deprez, à venir envisager la possibilité d’une résidence d’auteurs de bande dessinée pour la réalisation de travaux à quatre mains avec certains des artistes du centre.

Suite à cette première rencontre est imaginée une résidence de deux semaines pour laquelle les trois auteurs seront accompagnés de Vincent Fortemps et d’artistes italiens invités par Ricardo Bargellini (responsable du centre Blu Cammello à Livourne et animateur d’un atelier peinture pendant son séjour à Vielsalm), dont Gipi pour la bande dessinée. À l’issue de cette résidence, le livre Match de catch à Vielsalm, coproduit par les éditions FRMK et le C.E.C., est publié en 2009 et propose pas moins de cinq récits de bande dessinée, les photogrammes d’un film animé et une série de toiles réalisées par cinq artistes.
L’enthousiasme d’avoir su relever un tel défi amène le désir de renouveler l’expérience en août 2009, pour poursuivre des collaborations qui dépassent largement le cadre de la première résidence et en envisager de nouvelles.
Après un reportage de deux jours dans le centre, passage en revue de son fonctionnement et des méthodes mises en œuvre pour ce genre inédit de collaborations.

Entretien avec Anne-Françoise Rouche

Pouvez-vous nous présenter le C.E.C. La Hesse ?

Fin 1991, j’ai été engagée comme éducatrice dans le foyer d’hébergement La Hesse. Je sortais des Beaux-arts, j’ai voulu essayer de mettre en pratique mon apprentissage avec les résidents. L’année suivante, les premiers travaux d’un petit groupe ont été exposés puis on nous a attribué le statut d’Association Culturelle travaillant avec les handicapés. Nous nous sommes petit-à-petit constitués en équipe avec des animateurs qui avaient leurs spécificités et nous avons diversifié les pratiques, autant dans le cadre de la peinture que vers les différentes techniques de gravure, de sculpture, ainsi que vers la musique et le théâtre. C’est à partir de là que nous sommes vraiment devenus le C.E.C.
Au début, le travail de l’animateur est de faire tester un maximum de supports et de techniques. On observe où les artistes ont les plus grandes compétences, par rapport au résultat, parce qu’on vise toujours une production de qualité. On travaille dans la dynamique d’un aboutissement car on appuie sur le fait que même les personnes handicapées peuvent se projeter dans le temps et qu’il est important qu’ils voient qu’on a une valorisation et une médiatisation, pas nécessairement dans des lieux culturels liés au handicap.
Enfin, on se différencie d’établissements tels que le Creham de Liège car nous avons l’obligation d’accepter tout le monde, de ne pas sélectionner par rapport à des compétences préalables, ce qui nous offre parfois, avec le temps et de nouvelles expériences, d’excellentes surprises.


Comment situez-vous votre travail vis-à-vis de notion telle que l’art thérapie ?

On ne fait pas du tout d’art thérapie. Déjà, on travaille avec une majorité de personnes trisomiques, donc cette question ne se pose pas car il n’y a pas de souffrance. Même en psychiatrie, on part du principe qu’on est là pour faire de l’art. C’est un moyen de leur trouver des compétences, de les valoriser, qu’ils s’épanouissent et qu’ils produisent quelque chose de qualité que nous pouvons ensuite défendre comme étant une partie de la création contemporaine.
Nous sommes quand même en contact avec les psychiatres ou les psychologues et avec les éducateurs, car on ne peut pas complètement ignorer leur vécu et leurs problématiques. Nous savons qu’il peut y avoir des conséquences à nos actions, et même si elles sont positives la plupart du temps, on doit être très attentifs.


Et par rapport à l’Art brut ?

L’Art brut, c’est vraiment une collection historique de Dubuffet au milieu du XXe siècle, avec des gens très isolés, en asiles, sans contact avec la réalité, la vie sociale. Il a donc collecté des œuvres que personne ne voyait, que les malades conservaient au péril de leur confort. Il y avait là un aspect très vital, une question de survie.
Avec la personne handicapée, on n’est pas du tout dans les mêmes contextes. Déjà, on travaille essentiellement en collectif d’artistes. Par contre on est dans la lignée de l’Art outsider, parce que de l’Art brut ont découlé différentes mouvances (l’Art singulier, l’Art différencié, etc.) et on n’est pas repris dans le mainstream de l’Art contemporain. On est donc un peu dans la marge du fait du handicap et de par la présence d’un animateur qui encadre les artistes même si on travaille avec des galeries et des musées liés à l’Art brut et à d’autres formes de création, dont la nôtre.


Comment est venue l’idée d’inviter des auteurs des éditions FRMK et de leur faire réaliser des bandes dessinées à quatre mains ?

C’était vraiment un projet personnel. L’atelier gravure se développait et les travaux me renvoyaient à la démarche de certains auteurs des éditions FRMK. J’étais très amatrice de bandes dessinées et j’avais toujours eu envie de travailler dans ce domaine, de rencontrer les professionnels. Je pensais donc que par rapport à la gravure, c’était cohérent de travailler avec des auteurs de bande dessinée, d’autant plus qu’on n’avait jamais abordé la narration avec les personnes handicapées. Même s’ils ne savent ni lire ni écrire, ils peuvent raconter des histoires et c’était susceptible de prendre tellement de formes différentes que je ne me voyais pas les en priver. On s’aperçoit aussi que comme on est tous les jours dans le même fonctionnement, on les confronte à nos propres limites. Si on n’ouvre pas l’atelier, ils produiront tout le temps la même chose et il nous faut donc inviter des gens de l’extérieur pour leur permettre d’aller plus loin.


Vous avez fait un rapport entre ce que vous voyiez ici en gravure et ce que vous voyiez chez FRMK ?

C’était l’esthétique, l’état d’esprit du noir. Quand je regardais Le Château d’Olivier Deprez et les travaux d’Adolpho Avril, j’y voyais des liens. Un des animateurs, Fabian Dores, a fait faire des gravures à Christine Remacle et je voyais du Stefano Ricci, plein de tâches, un grain dû à des accidents d’atelier. Il lui faisait faire du monotype, il y avait plein de petites crottes. Parce qu’il utilise la gravure de manière très expérimentale, les résultats me renvoyaient à des choses que je lisais en bande dessinée.


Et comment voyez-vous l’échange entre l’artiste handicapé et l’artiste non-handicapé ? Quand le FRMK termine sa résidence, voyez-vous dans le travail des artistes permanents l’influence du travail avec les invités ?

C’est flagrant chez Adolpho, qui a vraiment gagné une maturité incroyable. Il dessinait de manière beaucoup plus enfantine et travailler avec Olivier lui a beaucoup appris. Olivier a travaillé en collaboration avec l’animateur d’atelier et celui-ci a poursuivi dans la même dynamique. La première année, Olivier devait beaucoup accompagner Adolpho au niveau technique et aujourd’hui, la collaboration se résume à discuter de ce qu’il convient de faire. Le travail de Richard Bawin en linogravure a aussi beaucoup changé depuis qu’il travaille avec Thierry.



Par contre, le projet de Jean-Jacques Oost avec Gipi était vraiment thématique et Jean-Jacques a utilisé son trait habituel. Mais il y a toujours de l’influence, même si c’est très variable et qu’on ne comprend toujours pas très la manière dont ça se concrétise. Adolpho, la première année, n’avait jamais vraiment touché un livre, il ne se l’autorisait pas parce qu’il ne sait pas lire. On lui a offert un ouvrage de Marko Turunen et maintenant, il adore les livres. Dominique Théâte savait déjà lire et a accès à la lecture. Il écrivait déjà, mais le fait de travailler avec Dominique Goblet lui montre que cette activité peut aboutir à un résultat très concret. Il s’y applique donc davantage. Je ne suis pas sûre que Nicole Claude ait compris le travail de Doublebob mais c’est déjà beaucoup de voir le plaisir qu’ils prennent sur le moment.


Comment ont été envisagées les mises en relation entre les artistes ?

La première fois, avec Thierry, Olivier et Dominique, on avait pris une grosse équipe d’artistes handicapés pour que les auteurs puissent s’essayer à plusieurs collaborations. Pour Vincent Fortemps et Gipi, comme on avait seulement deux semaines et qu’on ne pouvait pas se permettre de leur faire "perdre" trois ou quatre jours à chercher, j’ai pris la décision de les associer à Rémy et Jean-Jacques simplement pour l’aspect visuel de leur travail respectif. C’était vraiment très risqué parce qu’il y a deux facteurs importants : la rencontre artistique mais aussi la rencontre humaine et cette fois-là, nous avons eu beaucoup de chance. La plupart du temps, dans les projets de résidences, on essaye qu’il y ait une semaine de prise de contact, que l’artiste et l’artiste handicapé puissent vraiment sentir avec qui ils ont envie de travailler. Comme ce n’était pas non plus possible pour cette nouvelle résidence, c’est donc Thierry qui m’a orientée car je ne connaissais pas les auteurs personnellement. Ensuite, à moi de voir avec qui ils pourront travailler.


Certains ont pu avoir des complexes à travailler avec les artistes handicapés, se disant qu’ils les utilisaient, qu’ils leur prenaient des idées et des éléments graphiques sans rien leur apporter à leur tour.

C’est vraiment très perturbant pour les artistes non-handicapés, et pas uniquement en bande dessinée. La plupart du temps, c’est un monde qu’ils ne connaissent pas du tout et c’est déjà une découverte impressionnante, d’autant que la personne handicapée est en général tellement désinhibée qu’elle se lance tête baissée. Parfois, ils sont face à des personnes handicapées avec une production déjà si forte qu’effectivement, ils envisagent mal d’entrer dans leur univers. Mais quand les artistes se posent des questions, se remettent en question, ont des doutes, ils ont déjà compris qu’on est sur un mode d’échange et pas sur un mode d’apprentissage. C’est tout à fait ce qu’on recherche : ils apprennent des deux côtés et c’est la rencontre et le mélange qui font la force des choses.
Il faut trouver le bon rapport car il n’est pas question que l’artiste se mette à la place de l’animateur. Un animateur connaît son rôle, n’intervient pas physiquement sur les œuvres. Il est là pour stimuler, proposer, évaluer avec eux. On demande à l’auteur de créer en binôme et toute la subtilité tient dans son degré d’intervention sur le dessin.
Certains ont en effet pu avoir l’impression de susciter un travail de commande. Dominique Théâte est tout à fait capable de conceptualiser un scénario avec Dominique Goblet mais c’est impossible pour Nicole donc il ne fallait pas que Doublebob en fasse un obstacle. Dans un sens, il doit "remplacer" le cerveau de Nicole par ses compétences et s’il peut mener le récit, il ne doit pas hésiter. Nicole lui apporte autre chose, au niveau graphique. Thierry doit être très directif avec Richard mais nous devons l’être également car sinon, il n’en fait qu’à sa tête et ça devient n’importe quoi. Il est primordial de pouvoir en parler, que les auteurs en discutent entre eux. On a toujours été d’accord avec Thierry que c’est à l’auteur de gérer le récit car le handicap mental les empêche de le prendre seuls en charge. C’est encore plus délicat que dans les autres disciplines du fait de la narration. Même Dominique Goblet, qui travaille avec quelqu’un qui a beaucoup d’imagination, doit restructurer.
Il y a enfin leur utilisation très libre des techniques. Ils les mélangent toutes sans se poser de question alors que nos a priori esthétiques nous en empêcheraient. On découvre des choses. En contrepartie, sans l’aide de l’auteur pour la narration, on n’aurait jamais eu ce livre auquel ils ont participé. Il s’agit donc, à chaque fois, de trouver l’équilibre.

Propos recueillis le vendredi 28 août 2009 par Carmela Chergui et Alexandre Balcaen.

Article publié dans neuvièmeart 2.0 en janvier 2010.