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quand les fauves seront lâchés…

Dans quatre jours seront remises les récompenses les plus prestigieuses de la profession, les « Fauves » du Festival d’Angoulême. Comme chaque année, la sélection est le résultat de compromis (peut-être d’arrière-pensées) et ne fait pas l’unanimité. Depuis qu’elle a été rendue publique, le 4 décembre dernier, les commentaires vont bon train sur internet. Il y a dix prix à se partager, et quatre-vingt-six albums en lice, si l’on prend en compte la sélection générale et les sélections séparées pour le Prix Jeunesse et le Prix du Patrimoine.

Je ne relève, pour ma part, qu’un seul titre dont l’absence soit réellement choquante, c’est Dieu en personne, du toujours excellent Marc-Antoine Mathieu, l’un des livres les plus originaux et les forts de l’année, qui n’a pas sans raisons été couronné du Grand Prix de la Critique décerné par l’ACBD.

La direction du festival a une fois encore modifié la nomenclature des prix, créant des catégories inédites comme le « Prix intergénérations », le « Prix de l’Audace » et le « Prix Regards sur le monde ». On perçoit bien l’intention, qui est tout à la fois de disposer d’une gamme de prix suffisamment éclectique pour que chaque album en compétition ait une chance réelle d’être récompensé, et de faire en sorte que chaque segment du lectorat trouve dans le palmarès de quoi satisfaire son appétit. Mais ces dénominations ne sont pas des plus transparentes, et il ne me paraît pas du tout acquis qu’un lecteur ira en confiance vers un livre récompensé en vertu de son impact intergénérationnel ou de son « audace ».

Bien sûr, la qualification des prix a toujours été un casse-tête pour tous les festivals, et nul n’avait compris, en mai dernier, à quoi pouvait bien correspondre le prix donné par le jury du festival de Cannes à Alain Resnais, d’ailleurs qualifié par la presse tantôt de « prix exceptionnel » tantôt de « prix spécial ». Mais on doit se souvenir qu’Angoulême aussi avait dû s’inventer des « prix spéciaux » pour récompenser Bretécher (prix du 10e anniversaire), Pratt (prix du 15e anniversaire), Morris (« grand prix spécial » du 20e anniversaire) ou Uderzo (« prix du millénaire », en 1999), histoire de rattraper des oublis flagrants et impardonnables dans l’attribution des Grands Prix annuels.

Un point qui peut laisser perplexe est la présence, dans la sélection 2010, de cinq « intégrales ». Si l’on considère qu’une intégrale n’est jamais qu’une réédition, on ne voit pas bien la raison de sélectionner ces ouvrages au détriment de nouveautés dont ils prennent la place. De deux choses l’une : ou ces séries sont de grande qualité, et il y avait lieu de les récompenser plus tôt, ou elles ne méritaient pas de l’être et, dans ce cas, à quoi bon les repêcher ? À y regarder de plus près, il apparaît que la sélection des intégrales constitue, comme les prix spéciaux, un moyen de réparer de soublis. Ainsi, le dernier volume paru de la série Messire Guillaume, de Bonhomme et Bonneval, et le tome trois de La Guerre d’Alan, de Guibert, étaient dans la sélection en 2009 mais n’ont pas été primés. On leur offre une deuxième chance en 2010 en sélectionnant les intégrales de ces deux mêmes séries.

Finalement, le problème majeur que pose la sélection 2010 est son œcuménisme : on ne voit pas du tout quelle bande dessinée le festival entend défendre, illustrer et promouvoir : il y en a pour tous les goûts, pour toutes les tendances, pour tous les éditeurs. Le même éclectisme préside d’ailleurs à la programmation des expositions : d’un côté Blutch et Fabrice Neaud, de l’autre Léonard et Les Tuniques bleues ! Le FIBD se veut – il ne s’en cache pas – le reflet de la bande dessinée dans sa diversité. Et peut-il en être autrement ? S’il affirmait un point de vue plus marqué, un engagement artistique plus net, il serait aussitôt taxé d’élitisme ou de favoritisme, et des éditeurs saisiraient le prétexte pour annoncer qu’ils ne viendront plus à Angoulême. Cette manifestation est condamnée à être rassembleuse et consensuelle, parce qu’elle ne peut se maintenir sans un soutien à peu près unanime de la profession. Et chacun sait qu’à vouloir contenter tout le monde, on fait, inévitablement, beaucoup de mécontents.