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« saperlipopette ! je n’aurais pas dû sortir sans parapluie… »

Thierry Groensteen

« Code idéographique » : cette appellation d’inspiration sémioticienne a été utilisée quelquefois (par exemple par Alain Chante, dans 99 réponses sur la bande dessinée, 2000) pour désigner les traits, gouttelettes, spirales, étoiles, traits cinétiques et autres signes graphiques conventionnels dont la bande dessinée est grande consommatrice. Ces éléments caractéristiques de son vocabulaire plastique, ou mieux encore de son « langage », sont devenus aussi emblématiques du neuvième art que l’appareil des cases et des bulles.
C’est ainsi que la récente médaille du musée de la Bande dessinée conçue par Jochen Gerner et frappée par la Monnaie de Paris (janvier 2012) [1] est une concaténation de cinq éléments de cette nature : un point d’exclamation et un point d’interrogation dans deux bulles aux tracés différents, qui surmontent une spirale et deux auteurs motifs abstraits, pour lesquels le vocabulaire fait défaut. L’ensemble dessine une sorte de composition universelle et quintessentielle, dépourvue de signification précise mais qui évoque LA bande dessinée sans privilégier aucune œuvre, aucun artiste.

Dans son manuel The Lexicon of Comicana (1980), Mort Walker – le créateur de Beetle Bailey, Hi and Lois et autres strips d’humour – avait proposé le terme générique d’emanata pour désigner cette sorte de signes, qui, généralement placés à proximité du visage d’un personnage dont ils traduisent l’émotion ou l’état, semblent, en effet, en émaner.
J’emploie ici le mot « signe » au sens le plus large, le plus commun ; il faudrait, en toute rigueur, discuter s’il ne s’agit pas plutôt de marques ou de symboles. Comme l’avait déjà justement analysé Bernard Toussaint, le domaine de l’idéographie se déploie dans un entre-deux, entre typographie et dessin [2].
Les emanata viennent en renfort de l’expression physionomique : ils ponctuent, animent, soulignent, nuancent ce qui relève d’un jeu muet d’acteur. À ce titre, ils peuvent être décrits comme des éléments rhétoriques, des exhausseurs d’éloquence.
Les conventions graphiques peuvent varier d’un dessinateur à l’autre ; le répertoire des emanata n’est pas figé. Mais les décoder ne pose jamais problème : c’est la situation représentée et l’expressivité propre au dessin qui les motive et qui les rend, dans tous les cas, immédiatement lisibles.

jusqu’à la dernière goutte
Hergé est souvent crédité pour avoir apporté une contribution remarquable à la codification des emanata. Il est certain qu’ils ont pris de plus en plus d’importance au fil des aventures de Tintin. Dès les Soviets, Tintin émet des bulles ayant pour seuls contenus des grands points d’exclamation ou d’interrogation ; les lignes cinétiques et les étoiles matérialisent la vitesse et les chocs, qui se succèdent à un rythme soutenu. Milou à demi-assommé voit littéralement trente-six chandelles. Les explosions sont légion.
Mais on ne trouve pas encore trace de ce qui, entre tous les emanata, deviendra par la suite chez l’auteur belge d’usage le plus fréquent : je veux parler des gouttelettes qui font cercle autour du visage du personnage ému, ébranlé, interloqué.
Sauf erreur, elles apparaissent pour la première fois dans Tintin au Congo, d’abord associées à Milou, quand celui-ci, blessé à la queue par un perroquet, exprime sa peur de mourir, puis associées au reporter, quand il est effrayé par un crocodile, et ensuite quand, ayant tiré par deux fois en direction d’une antilope, celle-ci ne semble toujours pas atteinte. Ces premières occurrences suffisent déjà à établir une caractéristique saillante des gouttelettes : leur polyvalence (ou polysémie). Chez Milou, puis chez Tintin confronté au crocodile, elles expriment l’angoisse, l’effroi ; chez Tintin chasseur, elles matérialisent le doute, l’incrédulité.


En d’autres scènes, le même code exactement, le même marqueur d’émotion pourra signifier l’effort, la fureur, l’inquiétude, la surprise, l’excitation, le sentiment d’urgence, et bien d’autres choses encore.

Dans les grands albums de la maturité, les gouttelettes sont partout. Je feuillette Le Secret de la Licorne : il n’est pas une page où elles n’apparaissent, associées tour à tour à tous les personnages, des Dupondt aux frères Loiseau en passant par le capitaine, Nestor ou Aristide Filoselle.
Certains personnages sont toutefois des émetteurs de gouttelettes plus constants que d’autres. Leur nature les y prédispose. Ainsi les Dupondt, parce qu’ils sont de beaux spécimens d’ahuris, régulièrement pris en flagrant délit de confusion et de mortification. Ainsi Tintin lui-même, parce qu’il est le plus concentré et qu’il ne ménage pas sa peine. Ainsi Haddock, bien entendu, en raison de sa sur-émotivité et de son manque de contrôle de soi. Par leur fréquence, les gouttelettes tendent, chez eux, à se transformer en signes permanents, c’est-à-dire, dans le vocabulaire de Töpffer, en signes « expressifs d’intelligence et de caractère ». Mais elles sont l’indice d’un caractère différent chez chacun ; autrement dit, nous infléchissons notre interprétation de ces emanata en fonction de ce que nous connaissons de la personnalité émettrice.

(Chez Hergé, un substitut des gouttelettes consiste en petits traits brisés, en forme de rature, de serpentin ou d’éclair ; mais leur polysémie est moindre : ils connotent surtout l’agacement ou la fureur.)

Dans la fameuse scène de La Licorne où Haddock fait le récit de l’affrontement entre son ancêtre et le pirate Rackham-le-Rouge, ce n’est pas lui qui « sue », c’est Tintin, impressionné par le spectacle que le capitaine lui met sous les yeux. Et Tintin, dans cette séquence, figure le public, donc nous représente, nous, lecteurs. Nous sommes invités à participer avec la même intensité, et pour tout dire à communier avec le fabuleux récit tiré des Mémoires de François de Hadoque.
Mais quand, dans Les Bijoux de la Castafiore, le capitaine immobilisé par son entorse subit, impuissant, l’arrivée de la diva et de sa suite (p. 8), Haddock sue dans toutes les cases, qu’il parle ou qu’il ne parle pas. Au même titre que la consternation qui se lit sur ses traits, les gouttelettes expriment combien cette situation lui est pénible et lui valent notre sympathie teintée d’une certaine compassion. Ainsi, utilisées de façon suivie dans certaines situations dramatiques précises, les gouttelettes ont aussi pour effet, sinon pour fonction, de désigner le personnage auquel nous sommes invités à nous identifier ; elles suscitent l’empathie.
Il arrive que plusieurs personnages en interrelation soient tous également frappés de « sudation ». Ainsi, à la page 3 de la Licorne, quand Sakharine s’interpose entre Tintin et le vendeur du Vieux Marché. Tintin et le collectionneur paraissent enveloppés dans le même halo de gouttelettes, et le commerçant lui-même est semblablement affecté.

Là encore, les mêmes emanata n’ont pas la même signification, suivant le personnage auquel ils se rapportent : il est logique de penser que Tintin et le marchand sont choqués par la brutalité de l’intervention de Sakharine, tandis que ce dernier est excité par la découverte de la maquette de bateau. Pourtant les gouttelettes, dès l’instant où elles se répartissent entre tous les participants à la scène, deviennent un dénominateur commun et, par là, accèdent à une autre fonction, que je qualifierai de fonction d’avertissement. Elles signalent un moment fort, un moment qui fait événement, dans une scène jusque-là bien tranquille.

Il faudrait une étude plus détaillée pour voir si l’on peut déceler des critères qui décident du nombre de gouttelettes, de leur placement, de leur combinaison éventuelle avec d’autres emanata ou avec des signes de ponctuation –même si je ne doute pas qu’Hergé en usait de manière assez intuitive. Il semble en tout cas que la gouttelette comme signe atteint à un degré d’intensité supérieur quand elle est placée, non plus à la périphérie du visage, mais sur celui-ci (le cas est beaucoup moins fréquent ; voir par exemple, dans les Bijoux, la case 9 de la page 9 ou la case 14 de la page 19). Ni goutte de sueur ni pleur, cette gouttelette symbolique, par sa plus grande proximité avec le sujet, marque alors un paroxysme d’émotion.

La première génération de théoriciens de la bande dessinée éprouvait une fascination particulière pour les onomatopées, c’est-à-dire pour « la visualisation des phénomènes sonores » (pour reprendre le titre du chapitre XI de l’essai de Pierre Fresnault-Deruelle Récits et discours par la bande, 1977). La visualisation des émotions, et leur participation à la rhétorique narrative, me paraît un phénomène au moins aussi intéressant, et qui n’a curieusement pas reçu jusqu’ici toute l’attention qu’il mérite.

Thierry Groensteen

[1] Voir détail sur le site de la Cité.

[2] Cf. Bernard Toussaint, « Idéographie et bande dessinée », Communications, n° 24, 1976, p. 81-93.