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partie 5 : formation d’un marché et évolutions esthétiques décisives (2009-2012)

Julien Baudry

[juin 2012]
À partir de 2009 surviennent les premiers signes d’une autonomisation de la bande dessinée numérique qui s’était liée, à la période précédente, avec son aîné papier. Les changements sont rapides, et j’emploie le terme « autonomisation » à deux titres. Du point de vue économique, les tabous se brisent et plusieurs œuvres démontrent habilement que les internautes sont prêts à payer pour lire de la bande dessinée numérique. Le nombre des acteurs professionnels et intermédiaires pour la publication en ligne se multiplient. Du point de vue esthétique, les débats sont de plus en plus vifs, les positions de plus en plus tranchées et les propositions de plus en plus élaborées. Mais une chose est certaine : la réflexion théorique n’aura jamais été aussi foisonnante pour produire des œuvres numériques originales.
La confrontation à présent inévitable entre une bande dessinée numérique de plus en plus consciente de ses potentialités et une bande dessinée papier encore amplement dominante économiquement produit les premières tensions. Tensions entre auteurs et éditeurs sur la question des droits numériques. Tensions au sein des créateurs sur la question du standard esthétique de la bande dessinée numérique. Tension générale entre les deux faces opposées de la bande dessinée numérique : bande dessinée numérisée contre création numérique originale.

La période 2009-2010 est généralement citée par les observateurs comme le moment décisif du démarrage effectif de la bande dessinée numérique en France après plus de dix ans d’expériences ponctuelles et de développements à mi-chemin entre la création amateur et la professionnalisation. Cette évolution est saisissante si l’on se place, comme l’a fait Julien Falgas, du côté de la médiatisation de la bande dessinée numérique dans la presse francophone.

Julien Falgas : terminolohies, 2011

Son étude, réalisée à l’aide d’une base de données des principaux titres de presse français, est éloquente : le nombre d’articles comportant une des expressions définissant la bande dessinée numérique (webcomic, blog bd, bd numérique, bd en ligne) augmente déjà considérablement en 2009, doublant presque par rapport à 2008. En 2010, le nombre d’articles évoquant la bande dessinée numérique dans la même base de journaux fait plus que doubler [1]. Sans regarder le détail des chiffres, qui dépendent largement des titres analysés, les graphiques de Julien Falgas montrent une tendance incontestable : la bande dessinée numérique est devenue un champ culturel identifié par les journalistes, ce qui ne préjuge naturellement pas de son existence effective et de son imprégnation dans la société mais montre au moins qu’elle arrive à porter un impact plus global.
L’une des raisons les plus logiques de l’émergence de la bande dessinée numérique comme phénomène médiatique hors des cercles restreints des amateurs de bande dessinée est le contexte général, qui accélère encore son évolution par rapport à la période précédente. La « culture numérique » ne fait que gagner du terrain dans les usages quotidiens de la population française au point que le législateur est obligé d’intervenir pour assurer une forme d’équilibre entre la vieille culture analogique et les nouveaux usages numériques. Durant la période considérée (2009-2012) deux lois essentielles sont votées concernant ce débat. La loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, dite loi Hadopi, promulguée en juin 2009, tente d’accorder le droit d’auteur avec les pratiques d’échanges de fichiers sur Internet [2]. Elle est soutenue par une partie des artistes, des éditeurs, et de leurs représentants (SACEM, les différents syndicats d’artistes) qui espèrent mieux contrôler la diffusion numérique des œuvres. Puis vient la loi sur le prix unique du livre numérique, définitivement adoptée en mai 2011, qui confirme la volonté d’aligner la culture numérique sur la culture analogique, puisqu’il s’agit de transposer la loi Lang de 1981 au livre numérique dit homothétique [3]. Ces deux lois sont deux symptômes de la place croissante, jugée problématique, prise par la culture numérique, y compris dans un média aussi ancien et vénérable que le livre qui avait jusque là été épargné.

Mon intention dans cette dernière partie est d’aller au-delà de la seule impression médiatique pour mettre en évidence les indices d’une autonomisation de plus en plus grande de la bande dessinée numérique entre 2009 et 2012 par rapport au champ du papier dont elle s’était rapproché vers le milieu de la décennie. C’est un cycle qui se poursuit : phénomène marginal et expérimental avant 2004, antichambre de la bande dessinée papier pour faire émerger sur Internet de jeunes talents entre 2004 et 2009, la bande dessinée numérique semble s’émanciper de plus en plus de sa vénérable aînée papier. Son émancipation passe par trois phénomènes parallèles et par ailleurs nullement contradictoires, qui touchent respectivement à la formation d’un marché de la bande dessinée numérique, à la prise de conscience par les auteurs et les éditeurs des problèmes posés par l’exploitation numérique des œuvres, et à des évolutions théoriques et esthétiques qui déterminent la bande dessinée numérique comme une pratique artistique à part entière, avec ses propres normes et ses propres logiques.

le développement de projets commerciaux
aux modèles économiques variés


L’évolution la plus spectaculaire des années 2009-2012 est la multiplication des projets directement ou indirectement commerciaux autour de la bande dessinée numérique. Avant 2009, les liens entre édition papier et création numérique se traduisaient le plus souvent par une complémentarité entre les potentialités commerciales que la première pouvait offrir à la seconde, restreinte quant à elle à une diffusion gratuite pour l’internaute. L’éditeur numérique Foolstrip était bien le seul à occuper le terrain. Mais à partir de 2009, plusieurs entreprises et initiatives se montent avec comme intention de tirer un profit commercial de la bande dessinée numérique. Enfin depuis la bulle Internet de 2000 revient-on à l’idée que la bande dessinée numérique peut être payante, et c’est à la formation d’un marché qu’assistent les internautes.
Mais on aurait tort de niveler tous ces projets, et de n’y voir qu’une intention commune, qu’un mouvement homogène. Les modèles économiques qui les sous-tendent sont extrêmement variés. Rien de très étonnant quand on sait l’absence quasi-totale de modèles économiques autres que la rémunération par la vente de produits dérivés de contenus librement mis à disposition sur Internet (modèle dominant depuis le début de la décennie). Tout est à réinventer, et les différents acteurs ont de l’imagination...

solidité du couple papier/numérique
La forte dépendance du marché de la bande dessinée numérique à la bande dessinée papier ne disparaît pas et reste un trait toujours dominant, même s’il est concurrencé par de nouveaux modèles. En ce sens, les deux modèles principaux de collaboration papier/numérique apparus avant 2009 restent d’actualité : d’une part l’éclosion de maisons d’édition papier à partir d’expériences de diffusion numérique, d’autre part l’édition de blogs bd.
Je ne développerais pas davantage ce dernier modèle dont il a été question dans la troisième partie, sinon pour dire que l’édition papier de blogs bd se poursuit selon les mêmes modalités que précédemment, et généralement avec les mêmes éditeurs (Delcourt, Jean-Claude Gawsewitch, La boîte à bulles...). La tendance girly se confirme puissamment au point de monopoliser l’édition papier de blogs bd depuis la sortie de Ma vie est tout à fait fascinante de Pénélope Bagieu en 2008.
Du côté des maisons d’édition papier nées d’expériences numériques, le nouveau venu à côté des Editions Lapin, de Makaka et de Foolstrip est Manolosanctis, qui connaît un développement par palier. Le site Manolosanctis s’ouvre à l’automne 2009 comme un site d’hébergement de bandes dessinées en ligne, sur le modèle de Webcomics.fr et grandpapier.org : il offre à de jeunes auteurs des outils de publication et compte développer une communauté d’auteurs et de lecteurs actifs. Ses trois fondateurs sont Arnaud Bauer, Maxime Marion et Mathieu Weber. Ils concentrent leurs efforts sur une campagne de communication efficace. Puis, le site évolue rapidement pour devenir, aussi, une maison d’édition papier et publier pour le festival d’Angoulême 2010 un premier album, Phantasmes. Cet album porte les valeurs recherchées par Manolosanctis puisqu’il s’agit d’un ouvrage collectif édité à la suite d’un concours de récits courts, ouvert sur l’hébergeur, sur le thème du « fantasme », concours dont la marraine était Pénélope Bagieu. L’expérience du concours parrainé par une vedette de la bande dessinée en ligne sera reconduite en 2010 avec 13m28, avec Raphaël B., et en 2011 avec Vivre dessous, avec Thomas Cadène. Dans les trois cas, les récits étaient d’abord publiés et discutés sur le site d’hébergement et son forum. Manolosanctis revendique un fonctionnement communautaire inspiré des débuts de la publication en ligne : les lecteurs participent à l’édition en notant les bandes dessinées en ligne, les meilleurs devant être publiées en album. L’un des succès de Manolosanctis sera Oklahoma Boy de Thomas Gilbert qui ancre la politique éditoriale dans l’aventure et le récit de genre. La tendance « édition communautaire » de Manolosanctis est à rapprocher de l’expérience de Sandawe, une plateforme de diffusion de bande dessinée sur le principe du crowdfunding : les internautes misent de l’argent sur les bandes dessinées présentées sur le site et les albums arrivés à une somme suffisante sont publiés en papier. Lancée en 2009 par Patrick Pinchart (ancien rédacteur en chef de Spirou), Lionel Frankfort et Dimitri Perraudinn, Sandawe permet à Zidrou et E4111 de publier Maître Corbaque en février 2011.

Raphaël B : 13m28, 2010

Parallèlement, les éditeurs traditionnels se posent la question de l’exploitation numérique de leur fonds de bande dessinée papier. Pour y répondre, l’éditeur alternatif ego comme x décide, au printemps 2010, de mettre en ligne une partie de ses albums épuisés, ainsi que quelques archives inédites de ses auteurs, en accord avec ses derniers.
Mais dans ce domaine un événement change la donne vers une concentration des efforts : la création d’Izneo en mars 2010. Dès 2009 plusieurs prestataires de service étaient apparus pour proposer aux éditeurs traditionnels d’assurer la diffusion et la vente numérique de leurs albums papier : c’était le cas de Digibidi qui proposait aux éditeurs des systèmes de watermarking et des offres de location payante pour les internautes, ou de Relay qui commence à diffuser des bandes dessinées dans sa librairie numérique. Les éditions Soleil se rapprochent d’abord de Digibidi et, avec Lanfeust Odyssey en novembre 2009, sont parmi les premiers éditeurs à proposer une double sortie papier/numérique pour un de leurs albums. Mais avec Izneo, les éditeurs traditionnels entendent maîtriser eux-mêmes l’exploitation numérique. Le projet est lancé en 2010 à l’initiative de Dargaud, Dupuis, Le Lombard (tous trois appartenant au groupe Média Participations), Casterman et Bamboo, rejoints par Delcourt, Glénat, Soleil. D’autres éditeurs suivent ensuite le mouvement pour s’associer au capital de l’entreprise Izneo et participer au groupe de réflexions « Bande numérique » porté par les mêmes éditeurs [4]. Leur objectif est double : lutter contre le « piratage » [5] et éviter que la diffusion numérique ne soit happée par des géants comme amazon.com. Le modèle de Digibidi fait nettement école puisqu’Izneo met en avant un principe de « location » d’albums à côté d’un principe « d’accès permanent », à la pièce. En 2012, l’abonnement promis de longue date fait son apparition : une quinzaine d’albums à lire pour 10 euros par mois. Izneo, à la suite de Digibidi, entérine le modèle de l’accès limité contre celui du téléchargement, à la façon de plateforme musical comme Deezer et Musicme : le fonds de bandes dessinées numériques est disponible en ligne, après paiement selon les différentes formules. Mais la notion de possession propre à l’album papier est définitivement rompue au profit d’une lecture ponctuelle d’accès.
La plateforme Izneo devait donner le départ d’une prise en main efficace par des éditeurs grand public de leur politique de diffusion numérique, par la force d’un vaste consortium rassemblant les plus grands vendeurs d’albums. Comme le souligne Régis Habert, son directeur, « L’ensemble des actionnaires représentent maintenant plus de 80% de la production française de BD. » [6]. Mais, au début de l’année 2012, elle connaît quelques aléas qui viennent contrecarrer cette volonté d’être la plateforme unique de la bande dessinée numérisée grand public. En février, Delcourt (et avec lui le catalogue Soleil, récemment racheté par Guy Delcourt) annonce sa sortie d’Izneo au profit de la plateforme de diffusion Hachette-Livre. C’est ensuite au tour de Glénat, autre importante maison d’édition, d’annoncer son retrait. Entre temps, d’autres éditeurs, comme les Humanoïdes Associés, annoncent leur arrivée.

l’eldorado de l’internet mobile
L’effervescence de l’apparition de nouvelles structures autour de la bande dessinée numérique est largement liée à la vision de l’Internet mobile comme nouvel Eldorado de la bande dessinée numérique. En 2011, Sébastien Naeco [7] souligne que, si l’ordinateur demeure le principal support de lecture de la bande dessinée numérique, « L’arrivée sur le marché de la téléphonie nomade de l’iPhone, avec son écran large et tactile et son système d’applications disponibles sur l’AppleStore a, par son considérable succès, offert un cadre technologique et un marché qui a acquis très rapidement une envergure suffisante pour se lancer dans la création d’applications dédiées BD numérique. ». Le développement d’autres types de supports mobiles (tablettes, consoles de jeux) par d’autres entreprises qu’Apple durant l’année 2011 n’a fait que confirmer les potentialités du modèle de l’application téléchargeable.
Durant l’année 2009, de nombreuses entreprises se montent sur ce modèle et espèrent attirer les auteurs et les lecteurs, suivant en cela l’exemple d’Aquafadas qui a lancé le principe l’année précédente. On peut alors citer les applications BDTouch d’Anuman Interactive et Mozzo par Forecomm tandis que Emedion et iGoMatik vendent des bandes dessinées numériques sur l’Appstore. Chacune de ces entreprises se fondent sur des modèles différents, avec des interfaces de lecture différentes. BdTouch travaille avec des éditeurs pour la diffusion numérique d’albums papier ; Mozzo se concentre davantage sur des rééditions d’albums anciens ; Emedion sur de la bande dessinée de création et l’aide à l’autoédition. Toutes assurent pouvoir rémunérer les auteurs : nous assistons bien à la mise en place d’un marché de la bande dessinée numérique qui espère devenir une activité rémunératrice pour elle-même [8]. Les différentes offres contribuent à façonner un « prix unique » de vente de la bande dessinée numérique qui va de 1 à 5 euros mais ne dépasse que rarement cette somme. Mais l’Eldorado de l’Internet mobile est un monde rude, et certaines entreprises font rapidement faillite, comme Mangako qui ne survit qu’une année et demie entre 2010 et 2011.

Lewis Trondheim :
Bludzee, 2009

Le leader du moment dans le domaine de la bande dessinée numérique pour support mobile est Ave !Comics, qui parvient rapidement à diversifier son catalogue, attirer les auteurs et s’affirmer comme porteur des plus grandes innovations. Ave !Comics, à l’origine simple application de lecture en ligne de la société Aquafadas, devient en août 2009 une filiale à part entière entièrement dédiée à la bande dessinée numérique. Elle s’ouvre d’abord selon le même principe que Digibidi comme diffuseur de bandes dessinées numérisées au service des éditeurs, et propose également des applications pour smartphones. Mais l’un de ses atouts va être de prendre rapidement le pli de la création originale et de lancer, chaque année, une nouvelle œuvre qui exploite les spécificités de la lecture sur téléphone portable. C’est d’abord Bludzee, dessinée par Lewis Trondheim (qui décidément poursuit son exploration de la bande dessinée numérique) en septembre 2009. Le principe en est simple mais révèle la juste appréciation que les concepteurs d’Ave !Comics ont des nouveaux usages numériques : les lecteurs s’abonnent à cette application et reçoivent tous les jours un nouvel épisode des aventures domestiques du chat Bludzee. Le format case par case est spécifiquement adapté au support, même si une version existe également pour lecture sur ordinateur. Le principe de parution périodique et d’abonnement mensuel rompt avec les logiques de location et de paiement à la pièce qui dominent alors. Bludzee est, de fait, la première expérience payante de bande dessinée en ligne de création originale.
L’expertise logicielle d’Ave !Comics en fait une entreprise portée sur l’innovation et sur l’expérimentation en continu des nouvelles possibilités du support numérique. Les œuvres originales qui voient le jour sous sa marque sont toutes marquées par cette prise en compte du support. L’application Ça ira mieux demain reprend le principe de périodicité en envoyant un dessin de presse quotidien à ses abonnés. Plusieurs bandes dessinées musicales sont lancées, dont Johnny Cash. En avril 2010 sort Seoul district d’Hervé Martin Delpierre et Park Hong Jin qui, également diffusée sur le mode feuilletonnesque, mêle dessins, sons, et animation [9].
L’entreprise continue également, soutenue par Aquafadas, son activité de prestataire technique de services auprès des auteurs, avec le logiciel ComicComposer qui permet de créer des bandes dessinées numériques (l’usage est gratuit mais la diffusion des œuvres créées par le logiciel doit être négociée), auprès des éditeurs papier en tant que diffuseur numérique, et auprès des éditeurs numériques avec le logiciel LayoutEditor qui permet de créer un site Web d’édition et de vente. Son objectif semble bien d’être présent sur l’ensemble de la chaîne du marché de la bande dessinée numérique.

l’abonnement comme solution alternative
Un autre modèle économique porteur est celui de l’abonnement : nous l’avons déjà croisé du côté d’Ave !Comics avec Bludzee ou Seoul district, conçu sur le principe du feuilleton à suivre et des épisodes réguliers. Après tout, il est avéré que, de 1860 à 1960, la bande dessinée est principalement (presque uniquement, même) diffusé selon le principe de l’abonnement par des supports de presse. Or, les modes de diffusion de la bande dessinée numérique gratuite ont vu revenir le principe de périodicité comme un moyen de fidéliser le lectorat : le succès des blogs bd se fonde sur la capacité d’incessant renouvellement des auteurs. La diffusion de bande dessinée en ligne a développé un nouvel usage culturel pour la bande dessinée, ou plutôt réactivé le potentiel feuilletonnesque du média.
Plusieurs projets transforment ce potentiel en un modèle économique. Cela avait déjà été le cas de Foolstrip qui proposait ses différentes séries en feuilleton. Les éditeurs traditionnels tardent à proposer l’abonnement qui est un modèle économique peu prisé, sauf par Le Lombard qui met en place en 2011 un accès sur abonnement à ses albums numérisés [10]. En revanche, le projet des Autres gens, lancé en mars 2010, est le premier à faire de l’abonnement un modèle commercial durable de la bande dessinée numérique.
Ce n’est pas seulement pour son modèle économique que Les autres gens est un jalon essentiel dans l’histoire de la bande dessinée numérique. Le projet du scénariste et dessinateur Thomas Cadène est pionnier à bien des égards, et j’aurais l’occasion d’y revenir plus d’une fois. Début 2010, la bande dessinée numérique est loin d’être devenue un marché, et Thomas Cadène mise sur le principe de l’abonnement pour ce qu’il appelle une bedenovela, par rapport aux telenovelas, appellation sud-américaine des séries télévisées feuilletonnesques. Pour lancer son projet, il fait appel à une quinzaine de dessinateurs dont certains sont des blogueurs bd (Bastien Vivès, Aseyn...) qui vont pouvoir diffuser par leur site une bande-annonce [11]. Le principe est simple : tous les jours est publié un nouvel épisode, scénarisé par Thomas Cadène mais dessiné par un dessinateur différent, autour d’une histoire contemporaine et de quelques personnages urbains. L’accès en ligne se fait par un abonnement, soit mensuel, à environ 2 euros 50, soit pour 6 mois (15 euros) ou un an (29 euros). C’est bien sûr sur le plaisir de retrouver chaque jour un épisode inédit que comptent les auteurs des Autres gens, directement rémunérés pour leur travail dans la mesure où il s’agit d’une initiative d’auteurs. Par la suite, d’autres scénaristes viendront rejoindre Thomas Cadène (Wandrille, Marie-Avril Haïm) et l’équipe de dessinateurs s’étoffera jusqu’à atteindre plus d’une centaine de personnes [12].

Vincent Saurel : Les Autres Gens, épisode 101, 2010

Dans un de ses éditoriaux d’avril 2010, Thomas Cadène explique son choix d’un modèle de numérique payant plutôt que d’un modèle de numérique gratuit avec rémunération par produit dérivés [13] : « Depuis une petite semaine maintenant le discours qui revient le plus souvent, contre notre projet est celui de l’absurdité de faire payer un contenu "numérique" qui n’a aucune matérialité. Internet doit être gratuit etc. etc. Et rien ne vaut le livre en papier. Qu’on nous permette de développer ici quelques modestes objections (que nous vous invitons à discuter dans le forum) :
En ce qui concerne le papier : nous sommes d’accord que c’est formidable et c’est d’ailleurs pour cette bonne raison que nous continuons tous à travailler sur des BD destinées au papier et dont nous espérons qu’elles trouveront leur place dans vos bibliothèques.
En ce qui concerne le rapport à la matérialité d’une œuvre : quand quelqu’un dépense l’équivalent de 3 mois des Autres Gens pour aller au cinéma voir des acteurs payés quelques millions, il ressort très rarement avec son DVD dans les mains. Pourtant là ça ne le choque pas de ne pas avoir l’objet. Et en plus, avec un peu de bol, il achètera le DVD plus tard. Nous ne sommes pas contre, nous aussi nous allons au cinéma et nous aussi nous dépensons des fortunes en vidéo club. C’est un exemple parmi mille autres. Il n’a, en réalité, aucun sens : seul compte la perception. Cette perception est sans appel : pour beaucoup internet est et doit rester gratuit. Ce n’est qu’une perception qui, comme toute perception peut-être trompeuse en ce qu’elle confond, nous semble-t-il, libre et gratuit. »
Il poursuit en donnant les multiples exemples de contenus payants d’Internet dont certains sont justement des abonnements comme Mediapart et @si. Un modèle qui fonctionne jusque là pour la presse pourrait-il fonctionner pour la bande dessinée ?

Le principe de l’abonnement, bien qu’encore marginal, fait doucement son chemin. Qu’Izneo se soit enfin décidé à lancer une offre d’abonnement est peut-être le signe que ce modèle tend à prendre une place de plus en plus importante. Mais surtout, on voit se relancer des revues de bande dessinée au sens traditionnel. En mars 2012, Pierre-Yves Gabrion lance, via la plateforme Emedion Bdnag, une revue pour enfants téléchargeable sur l’Appstore pour iPad et iPhone. Au même moment, un groupe d’auteurs ( Franck Bourgeron, Kris, Olivier Jouvray, Virginie Ollagnier et Sylvain Ricard) annonce le lancement, pour la fin de l’année, de La revue dessinée, une revue numérique entièrement composé de bandes dessinées de reportage, mêlant ainsi bande dessinée et journalisme.
Ces deux expériences posent, dans deux domaines forts différents, la question d’un retour de la bande dessinée aux fondamentaux de la presse : presse pour enfants et presse de reportage. L’inspiration est prise dans l’élan des usages de l’iPad comme nouveau support de la presse en ligne. La piste ainsi tracée est empruntée par Casterman qui lance en 2012 Uropa, un webzine rassemblant des dessinateurs et des journalistes professionnels. Dans l’aventure, on trouve Bernard Hislaire, cette fois sous le nom d’iSlaire, dont j’avais pu décrire dans la seconde partie les expérimentations numériques. Uropa est prévu comme un mensuel diffusé sur iPad, autour de thématiques politiques, scientifique et climatique, situé dans un futur européen imaginaire.

bande dessinée numérique de création contre bande dessinée numérisée
En trois ans, plusieurs modèles économiques auront été expérimentés par les différents acteurs décidés à faire de la bande dessinée numérique une activité rémunératrice. Ils sont venus s’ajouter, et non se substituer, au modèle dominant de la rémunération sur produits dérivés, modèle particulièrement florissant à travers les blogs bd mais propre à rendre la bande dessinée numérique trop dépendante du marché papier. Nous sommes pourtant loin de la formation d’un marché : les acteurs sont trop nombreux et leurs stratégies diffèrent trop pour qu’on puisse saisir une cohérence au mouvement qui se dessine par petites touches. Les trois modèles que je viens d’évoquer sont ceux qui s’affirment avec le plus de force : la complémentarité papier/numérique, le marché des applications mobiles et les formules d’accès sur abonnement. On pourrait leur ajouter le modèle du don spontané (tel que pratiqué sur Wikipédia), qui est toutefois peu utilisé en France, si l’on excepte la campagne de dons lancées par le site d’hébergement Webcomics.fr en 2011, et les initiatives ponctuelles de quelques blogueurs bd faisant appel à la générosité de leurs lecteurs, notamment par le biais des comptes PayPal qui permettent de centraliser les paiements.
L’apparition de ces modèles économiques aura eu pour effet bénéfique de faire réfléchir sur l’économie de la bande dessinée numérique. Sébastien Naeco en donne un état des lieux pertinent dans son ouvrage [14]. Son analyse est principalement économique, et il défend l’idée que la gratuité est un leurre, et que l’économie de la bande dessinée numérique est traversée par des micro-paiements invisibles mais réels, souvent à la charge de l’auteur qui paie un hébergement web, mais aussi à la charge de l’internaute qui paie son fournisseur d’accès ; ces derniers seraient les grands gagnants de l’économie actuelle de la bande dessinée numérique. Pour pallier à l’absence d’un véritable marché de la bande dessinée numérique, il suggère de s’adosser à des dispositifs transmédia, à l’exemple de Maximini, une œuvre mise en ligne début 2011 par la société Ankama qui l’intègre complètement à son univers transmédiatique Dofus, qui mêle jeu vidéo, animation et manga papier.

S’il est une tendance transversale qui parcourt les différents modèles économiques et qui donne au débat une dimension supplémentaire, c’est la question de la création originale. La période 2009-2012 est en effet marquée par la coexistence entre deux systèmes : la vente de bande dessinée numérisée et la vente de bande dessinée numérique native. Sébastien Naeco développe cette question lorsqu’il explique qu’il n’y a pas une seule bande dessinée numérique mais un clivage entre le « portage sur écran » d’albums papier et le « formidable continent en formation » de la bande dessinée de création originale [15]. L’enjeu n’est pas seulement esthétique : il est aussi économique dans la mesure où se lit l’autonomisation progressive d’un marché où la bande dessinée numérique pourrait être rentable hors de tout lien avec le marché papier. Là réside toute la difficulté de la période.

Marc-Antoine Mathieu : 3 secondes, 2011

La Caisse d’Epargne lance en janvier 2012 le projet Espritbd dont l’objectif est double : à la fois repérer de jeunes auteurs (ils s’associent notamment avec le concours Jeunes talents du festival d’Angoulême) et encourager des projets numériques innovants. Espritbd illustre bien toute l’ambivalence d’une période où la bande dessinée numérique est encore jugée non-rentable, et insuffisamment mûre pour former un marché à part entière. En revanche, ce projet, lancé par un acteur qui n’est pas un éditeur, a le merite de poser la question de la création numérique originale en mettant à la disposition de jeunes auteurs des outils de création numérique, techniques (Comic Composer) et juridiques (Creative Commons). La même ambiguïté traverse la parution, à l’automne 2011, de l’album de Marc-Antoine Mathieu 3 secondes chez Delcourt. L’œuvre, visuellement très originale, est à l’origine prévue pour une diffusion numérique seule, mais son mode de diffusion finale se fera sous la forme d’un album papier donnant au lecteur un code d’accès vers la version numérique ; l’achat papier sert d’intermédiaire vers l’achat numérique mais demeure incontournable. Incontestablement, la période 2009-2012 est une période de transition où le marché de la bande dessinée numérique lutte pour s’autonomiser du marché papier.

les difficultés de la notion d’édition numérique
et les débats auteurs/éditeurs sur l’exploitation des droits


L’absence d’un réel marché de la bande dessinée numérique laisse apparaître une tendance forte : la remise en cause du principe d’édition tel qu’il existe dans la bande dessinée papier. C’est sur d’autres bases que la bande dessinée numérique est apparue, celle des initiatives d’auteurs (Les autres gens, 8 comix) ou de l’arrivée de nouveaux intermédiaires purement techniques (Aquafadas, Emedion...), les signes sont plutôt défavorables aux éditeurs qui ne sont plus, comme dans l’édition papier, le passage incontournable pour toute création nouvelle. Il faut y voir la suite logique des années pré-2009 qui avaient vu les éditeurs traditionnels ignorer le potentiel de l’édition numérique et laisser le champ libre aux auteurs, professionnels et amateurs.
La place difficile des éditeurs est encore affaiblie par les débats sur la question des droits d’exploitation numérique, débats qui provoquent un affrontement entre, d’un côté, les auteurs de bande dessinée rassemblés au sein de la section bande dessinée du Syndicat national des auteurs compositeurs (dit aussi GABD pour groupement des auteurs de bande dessinée), et de l’autre côté les éditeurs représentés par le Syndicat national de l’édition. Les termes du débat sont complexes mais ils mettent en évidence une prise de conscience de la part des professionnels du caractère désormais décisif de l’exploitation numérique des œuvres. Jusqu’ici les professionnels qui s’étaient intéressés au numérique étaient peu nombreux ; désormais, c’est toute la profession qui intervient sur la question.

le modèle éditorial mis à mal ?
initiative d’auteurs et nouveaux intermédiaires

L’une des caractéristiques essentielles de la période qui précède 2009, durant laquelle scintillent les premiers signes de la formation d’un marché, est la difficulté à transposer la notion d’édition dans la bande dessinée numérique. Les « éditeurs numériques », ces nouveaux intermédiaires entre les créateurs et le public, sont rares. Foolstrip, premier dans ce domaine, cesse ses activités en 2011, marquant momentanément l’échec de la transposition d’un concept venu du papier sur Internet. Ce sont d’autres modèles d’intermédialité entre le créateur et son public qui ont été mis en avant.
Originellement, le premier de ces modèles est celui de l’autoédition en ligne, dont j’ai déjà décrit les fortunes, que ce soit de la part d’amateurs ou de professionnels. L’apparition d’un marché ne le rend en rien obsolète et, au contraire, il connaît un second souffle. L’exemple des Autres gens est une entreprise manifeste d’autoédition collective organisée par Thomas Cadène qui fait simplement appel à un informaticien pour la conception du site et des interfaces de lecture, mais laisse la mise en ligne aux dessinateurs. Et c’est pourtant un projet payant qui entend montrer qu’autoédition ne rime pas forcément avec gratuité d’accès. Autre stratégie collective d’auteurs : celle des participants à la plateforme 8comix, lancée en janvier 2011 [16]. On revient là à une diffusion gratuite, mais l’objectif est que les auteurs prennent en main l’exploitation numérique de leurs œuvres, qu’ils s’agissent d’œuvres publiées par ailleurs en album (L’île au cent mille morts de Jason et Fabien Vehlmann) ou de productions inédites (Anarchie dans la colle de Efix). 8comix est un espace polymorphe de publication numérique qui gère aussi bien de la prépublication, de la post-publication, ou de la création originale, mais trouve son origine dans des envies et des besoins d’auteurs [17].
De l’autoédition découle un second modèle qui voit le développement de prestataires techniques de service visant directement les auteurs. C’est une rupture avec les normes du papier où l’éditeur est, entre autres choses, l’intermédiaire entre les auteurs et les prestataires techniques comme l’imprimeur ou le diffuseur. Ces prestataires, nous les avons déjà rencontrés : Ave !Comics et son logiciel ComicComposer, l’hébergeur Webcomics.fr, Emedion qui diffuse les œuvres sur l’Appstore, Espritbd qui soutient la jeune création en sont des exemples... Ils se positionnent à un moment de la chaîne de diffusion et peuvent être considérés comme des aides à l’autodiffusion qui ne remplissent pas le rôle d’un éditeur au sens où ils ne sélectionnent pas les œuvres et ne mènent pas de réelle politique éditoriale. Lorsqu’il lance en janvier 2012 son projet Art Of Sequence, Joël Lamotte (alias Klaim) cherche à concevoir pour les futurs créateurs de bande dessinée numérique un logiciel libre adapté à leur besoin et modulable en fonction de leurs attentes. L’arrivée de ce nouveau type d’intermédiaires, qu’ils soient gratuits ou payants, qu’ils s’associent ou non à un système de diffusion et de rémunération, répond à un besoin et met en cause le principe d’édition, ou du moins son adaptabilité au milieu du numérique.

réaction des éditeurs traditionnels
Les éditeurs traditionnels portent toujours sur la diffusion numérique un double regard, qui semble évoluer durant la période si on analyse les projets mis en place. Jusqu’au lancement d’Izneo en mars 2010, leur priorité va à la nécessité de gérer les droits d’exploitation numérique de leur fonds papier. S’ils passent d’abord par des diffuseurs intermédiaires (Digibidi, Ave !Comics), ils changent leur fusil d’épaule avec Izneo pour gérer eux-mêmes cette diffusion qui tient un peu du produit dérivé de l’album.
Puis, en 2011-2012, la tendance, sans doute inspirée du succès des blogs bd, est plutôt à interpréter Internet comme un réservoir de futurs auteurs à succès. Quelques éditeurs commencent à lancer des initiatives pour les capter, avec toujours en vue l’édition papier, parfois selon des modèles alternatifs. C’est le cas de Casterman qui lance en avril 2011 la plateforme Delitoon, qui mêle les modèles de l’hébergement et du crowdfunding. C’est le cas du groupe Media Participation (Dargaud, Dupuis, Le Lombard) qui lance en septembre 2011, toujours sur le principe du crowdfunding et en association avec MyMajorCompany [18] leur plateforme MMC-BD.
La publication de 3 secondes par Delcourt à l’automne 2011 aurait pu annoncer l’arrivée d’une troisième période où les éditeurs traditionnels retrouveraient leur rôle d’éditeurs dans l’environnement numérique. Mais il s’agit d’un projet isolé qui n’a pas encore été suivi par d’autres éditeurs. L’arrivée de l’économie numérique va bien plutôt perturber les rapports traditionnels de l’édition papier entre auteurs et éditeurs.

les termes du débat entre les auteurs et les éditeurs
En mars 2010, un syndicat d’auteurs de bande dessinée, le Groupement des Auteurs de Bande Dessinée affilié au Syndicat National des Auteurs Compositeurs [19] s’alarme de l’absence de concertation entre éditeurs et auteurs pour la diffusion en ligne des œuvres de ces derniers dans un « appel du numérique » relayé dans la presse et sur Internet [20]. Selon le GABD, l’auteur devrait être consulté d’une part sur le montant des droits qu’il est susceptible de toucher sur la vente d’albums numériques et d’autre part sur l’adaptation de l’album à la lecture numérique, problème purement esthétique né d’une crainte d’une « dénaturation » de l’œuvre originale. Le syndicat s’inquiète également des clauses de cession des droits numériques parfois incluses dans les contrats, clauses qui empêchent l’auteur d’intervenir sur les problèmes, juridiques, esthétiques et économiques, engendrés par la mise en ligne d’une version numérique de ses albums. Au cours des années 2010-2011, plusieurs rencontres ont lieu entre le GABD et la section « bande dessinée » du Syndicat national de l’édition pour clarifier la question des droits d’exploitation numérique, soit qu’ils n’aient pas été prévus à l’avance dans des albums anciens, soit que les éditeurs font de leur cession une condition de publication.
Car c’est bien là que se trouve l’enjeu : dans ces « droits d’exploitation numérique », c’est-à-dire la manière dont est gérée commercialement la diffusion en ligne d’albums numérisés. Des questions concrètes et nouvelles sont apparues. Quel pourcentage du prix de vente revient à l’auteur dans le cas d’une édition numérique ? Les droits d’exploitation appartiennent-ils à l’éditeur ou à l’auteur ? Concrètement, le GABD affiche principalement deux revendications : reconsidérer le pourcentage attribué à l’auteur dans les recettes dans le mesure où, par l’édition numérique, l’éditeur se passe ou gère en interne une grande partie des charges (impression, diffusion) [21] ; limiter dans le temps la cession des droits numériques pour que l’auteur puisse, au bout de cinq ou dix ans, gérer lui-même la diffusion de son album en ligne. Mais au cours de l’année 2011, les négociations entre auteurs et éditeurs échouent aux bénéfices de ces derniers, comme l’explique David Chauvel en octobre 2011 [22]. Un échec partiel pour le GABD qui est tout de même parvenu à soulever les questions et faire prendre conscience la profession d’un certain nombre de problèmes.

Un point important : la question de la cession des droits d’exploitation numérique n’est naturellement pas limitée à la bande dessinée. En décembre 2010, cinq écrivains publient dans Le Monde une lettre ouverte aux éditeurs pour exprimer leurs inquiétudes et suggérer que le problème de la diffusion numérique soit gérée en concertation entre les auteurs et les éditeurs. Ils en appellent à l’assemblée nationale pour modifier la loi sur les contrats d’édition, mais sans succès, et la question reste en suspens.
C’est donc tout un contexte global de la diffusion numérique qui est problématique pour la création littéraire, en l’absence de consensus entre les éditeurs et les auteurs, puisqu’il n’existe pas de réel cadre juridique pour la création et la diffusion numérique. Les débats autour des droits d’exploitation numérique n’interviennent pas par hasard en 2010 : c’est le moment où l’ampleur prise par la bande dessinée numérique est telle que les équilibres jusque là maintenus dans le milieu de la bande dessinée s’effondre doucement, sur fond de paupérisation des auteurs. Le développement de la bande dessinée ne se fait pas systématiquement sur le mode de la mésentente entre auteurs et éditeurs, comme le prouve la sortie de 3 secondes de Marc-Antoine Mathieu chez Delcourt. Cependant, la chaîne traditionnelle du livre se trouve bien ébranlée et ne peut se maintenir en l’état.

d’importants jalons théoriques et pratiques
pour l’évolution esthétique de la bande dessinée numérique


A côté des changements induits par la transformation de la bande dessinée numérique comme nouvelle industrie culturelle, une évolution d’un autre genre voit le jour : les questionnements sur l’esthétique de la bande dessinée numérique de création originale deviennent de plus en plus centraux. Ils convergent vers un objectif commun qui est l’émancipation de la bande dessinée numérique par rapport à son aînée papier, par la mise en avant des spécificités de la création numérique. Les logiques d’hybridation qui dominaient jusque là, supposant que la bande dessinée numérique était simplement la transposition des formes de la bande dessinée dans un contexte numérique, sont mises en mal. Revient en débat la question des spécificités du médium, une question neuve en France alors que les Etats-Unis disposent du socle théorique introduit par Scott McCloud. L’ambition est à la fois d’imaginer une bande dessinée numérique formellement autonome de la bande dessinée papier, mais aussi d’offrir aux créateurs et futurs créateurs un cadre et des pratiques pour la création. Ces deux conceptions finissent parfois par s’opposer, entre volonté de différenciation et tentative de normalisation.
Par quoi se traduit l’effervescence de la réflexion esthétique ? Tout d’abord par une production théorique portée par des travaux universitaires qui tentent de comprendre les mécanismes formels à l’œuvre dans la bande dessinée numérique. Ensuite par des créations originales innovantes dont la particularité est d’être complètement non-transposables dans un format papier. Puis par l’arrivée de solutions techniques, libres ou payantes, pour les créateurs. Enfin, il me faut signaler le relais porté au sein des écoles d’illustrateurs par quelques auteurs-professeurs pionniers, sensibles aux enjeux de la création numérique. De toutes ces expériences ressortent deux modèles principaux qui permettent à la bande dessinée numérique de s’autonomiser : le diaporama (notamment décliné sous le nom de Turbomedia) comme modèle formel récurrent et l’interactivité comme singularité technique.

les acteurs d’une réflexion sur la forme de la bande dessinée numérique
Avant d’aborder les formes et les théories en elles-mêmes, il me semble utile de dire un mot des acteurs de la réflexion théorique et, mieux encore, de ceux qui participent à sa transmission.
En premier lieu, les universitaires s’emparent assez rapidement des questions théoriques en lien avec la bande dessinée numérique, la plupart du temps par des mémoires et des thèses en arts plastiques dans le cadre de cursus sur les arts numériques. On peut citer les noms de Laurene Streiff, Julien Falgas, Anthony Rageul, Magali Boudissa. Ils essayent de partir des quelques expériences apparues depuis la fin des années 1990 pour dessiner les contours de ce que pourrait être la bande dessinée numérique. Ces jeunes théoriciens académiques vont importer des concepts venus d’autres domaines – les arts numériques (Edmond Couchot), l’hypermédia (Jean-Pierre Balpe), la notion de multimédia (Annick Bureaud) – tout en les confrontant à la théorie générale de la bande dessinée (Groensteen, Peeters, Baetens, Eisner, McCloud...) voire de la littérature générale (Barthes, Genette...). Leur apport théorique est important en ce qu’ils familiarisent la théorisation, encore très jeune, de la bande dessinée, avec ses évolutions numériques les plus contemporaines. Thierry Groensteen, théoricien rénovateur des études théoriques sur la bande dessinée dans les années 1990, cherchera à confronter ses principes avec la bande dessinée numérique dans son Bande dessinée et narration (PUF, 2011) qui vient compléter le Système de la bande dessinée de 1999. Son entrée dans ce champ d’études est le signe que le numérique bouleverse la forme même du média [23].
À côté des théoriciens universitaires, il faut bien sûr signaler les auteurs eux-mêmes (ils ne font parfois qu’un, comme Anthony Rageul !), qui présentent l’avantage d’être dans la pratique et dans la création immédiate. J’aurais l’occasion de reparler de l’influence de Balak, mais parmi eux, il me faut citer Fred Boot, que nous avions déjà croisé autour de 2004 dans la mouvance de la Nouvelle Manga Digitale de Frédéric Boilet. Il poursuit ses expérimentations et propose en janvier 2010 un feuilleton (malheureusement éphémère et inachevé) intitulé The Shakers qui est aussi une forme de proposition théorique de ce que peut être la bande dessinée numérique. Lui s’amuse, comme dans ses premières productions, à l’hybridation multimédia en mêlant le texte dactylographié, l’image fixe, l’image animée et le son.
Dans leurs recherches esthétiques, les créateurs sont épaulés par un certain nombre de « techniciens » qui leur proposent des logiciels pour les aider à créer des bandes dessinées numériques. Dans ce domaine, il faut distinguer les solutions propriétaire et les solutions libres. Parmi les premières se distingue nettement le ComicComposer proposé par Ave !Comics en 2009. Il rencontre un bon succès parmi les auteurs pour sa maniabilité. Joël Lamotte conçoit son projet ArtOfSequence comme un outil libre de création de bande dessinée numérique qui soit suffisamment souple pour que l’auteur puisse se l’approprier, et en même temps utilise un langage informatique adapté. L’idée est aussi de sortir du format flash qui domine alors.
Enfin, un certain nombre d’acteurs jouent un important rôle de transmission des pratiques, soit qu’ils créent et utilisent les théories et outils mis en place, soit qu’ils en transmettent et plébiscitent l’usage. Julien Falgas est parmi les infatigables défenseurs de la bande dessinée numérique, ou plutôt du « récit » numérique, car pour lui l’essentiel est de « raconter une histoire » sans se donner des limites sur les codes et normes de création. Fondateur du site Webcomics.fr, il est à l’initiative en juin 2009 d’un « appel du numérique » pour inciter les auteurs à créer numériquement. C’est aussi lui qui fonde l’association Pilmix qui se met en place en janvier 2010. Il s’agit de la première association pour la promotion de la bande dessinée en ligne, dont l’objectif est de défendre la notion de « bande dessinée numérique de création originale » et d’aider les auteurs à réaliser leurs œuvres. L’activité de l’association ne parvient toutefois pas à se concrétiser réellement, même si elle intervient lors du FIBD 2012 au pavillon Jeunes Talents.
Parmi les professionnels, Joseph Béhé (de l’Ecole des Arts décoratifs de Strasbourg) et Olivier Jouvray (de l’Ecole Emile Cohl de Lyon) vont être d’indispensables passeurs auprès des jeunes générations. Ils intègrent à leur enseignement de bande dessinée la conception de bandes dessinées numériques. Joseph Béhé utilise le Comic Composer et le tiny shaker (un outil de Julien Falgas) pour proposer des exercices pratiques à ses élèves. Pour lui, l’apport de la bande dessinée numérique est d’amener les auteurs à repenser leurs pratiques et à repenser la narration depuis le début, comme un retour aux sources du média.

l’interactivité et sa mise en scène
Dans les débuts de la bande dessinée numérique avait été mise en avant la spécificité de l’interactivité : le numérique permettrait une lecture « augmentée » dans laquelle le lecteur pourrait intervenir directement sur l’œuvre (ou du moins lui ferait-on croire que ses actes ont une importance dans le déroulement de l’intrigue). On invoque notamment les possibilités d’hybridation avec le jeu vidéo, dans des œuvres comme Opération Teddy Bear, ou encore l’interaction avec le lecteur via le système de commentaires sur les blogs bd. Simplement ébauchée, cette idée couve durant toute la décennie 2000 pour éclater autour de 2009 sous la forme de créations originales qui reconsidèrent le concept « d’interactivité » et lui donnent un poids réel, y compris d’un point de vue purement théorique. Les deux principaux artisans de ce renouveau de l’interactivité en bande dessinée sont Anthony Rageul, auteur et théoricien, et Moon Armonstrong qui dessine le blog girly de Moon.
Anthony Rageul présente en 2009 dans un mémoire de maîtrise en arts plastiques le résultat de sa réflexion sur la bande dessinée numérique interactive. Le tout est mis en ligne sur son site, avec l’œuvre créée pour l’occasion, Prise de tête, illustration de sa théorie. L’objectif d’Anthony Rageul est simple : « Ma seule ambition a été de créer et de réfléchir sur une bande dessinée interactive en tant qu’auteur, qui questionne et utilise pleinement les outils et possibilités mis à sa disposition par les technologies numériques, dans un but créatif. » [24]. Une démarche à la fois théorique et pratique qui, certes éloignée des contingences économiques, à au moins le mérite de théoriser un continent inconnu, de nommer et rassembler dans un même ensemble un corpus d’œuvres jusque là dispersées, et d’offrir des pistes et des jalons, aux auteurs ensuite de s’en emparer [25]

Anthony Rageul : Prise de tête, 2009

Il défend une conception de la bande dessinée numérique non-standardisée qui pourrait aboutir à une bande dessinée numérique « alternative », sur le modèle des expérimentations formelles de l’édition dite alternative, contre tout standard de création imposé par des interfaces de lecture.]]. Pour Anthony Rageul, l’interactivité est la véritable spécificité de la bande dessinée numérique par rapport à d’autres médias, là où le multimédia, l’animation et le collaboratif (les autres formes originales de la bande dessinée numérique) ne lui sont pas propres. Il distingue ensuite plusieurs types d’interactivité, que je ne détaillerais pas ici mais dont il faut retenir la distinction entre des éléments interactifs purement ergonomiques, et ceux qui font réellement sens dans l’histoire [26]. Prise de tête vient à l’appui des théories de son auteur : le lecteur est amené à jouer avec sa souris et à utiliser sa connaissance de la navigation numérique (scrolling, clic, cliquer-déplacer...) pour découvrir des pans nouveaux de l’histoire et compléter au fur et à mesure la narration par ses propres actions [27].
Moon Armstrong va lui aussi mettre en pratique la notion d’interactivité dans un blog étrangement nommé Le blog girly de Moon [28]. Il reconcilie de fait l’univers des blogs bd et celui de l’expérimentation numérique, deux mondes jusqu’ici séparés, en s’intégrant à la blogosphère [29]. Son blog met en scène un personne à tête de lune qui s’adresse directement au lecteur et l’invite à agir sur le blog : cliquer sur telle image fera apparaître la suite, déplacer tel objet modifie le cours de la narration, écrire tel mot déclenche telle action... Chaque nouvelle note apporte son lot d’originalités, l’intrigue s’étoffe progressivement et Moon Armstrong est salué par Anthony Rageul qui l’utilise comme exemple de bande dessinée interactive réussie. Commencé en octobre 2009, le blog s’arrête en juillet 2010 (sur une note qui propose une fin alternative !) mais Moon Armstrong poursuit ailleurs ses créations, interactives ou non. L’une de ses trouvailles aura été d’utiliser Facebook pour créer encore un nouveau type de bande dessinée numérique [30].

Les expériences de bande dessinée interactive sont extrêmement paradoxales : elles évoquent l’aspect le plus poussé de l’expérimentation numérique en matière de bande dessinée, existent dès les origines, et demeurent pourtant très ponctuelles, liées à quelques auteurs (Anthony Rageul, Moon Armstrong, mais aussi Fred Boot). Les reproches généralement adressées à la bande dessinée interactive est d’être trop abstraite et élitiste, de ne pas être accessible techniquement à des dessinateurs peu férus d’informatique, et de ne pas être vraiment de la bande dessinée, comme si la narration était effacée par des effets spectaculaires. On aurait pourtant tort de l’écarter trop vite tant le développement de la bande dessinée numérique est liée à la valeur ajoutée de l’interactivité, à des niveaux très divers.
Et puis les œuvres interactives se généralisent aussi. J’en veux pour preuve Maximini, la bande dessinée produite par les équipes d’Ankama dans l’univers de Dofus en février 2011. A côté de différents effets, elle fait appel à une interactivité amusante qui est un clin d’œil au caractère profondément transmédiatique de l’univers Dofus. Au milieu de la bande dessinée, les lecteurs sont invités à jouer à des mini-jeux vidéos, ou encore à choisir entre telle ou telle action. Plus récemment encore, à l’automne 2011 Marc-Antoine Mathieu a exploré la piste de l’interactivité, ou plutôt de le réflexivité de l’œuvre avec son 3 secondes (édité par Delcourt) qui, sous sa forme numérique, se présente comme un zoom infini à l’intérieur d’une image ; au lecteur de reconstituer l’histoire qui se déroule sous ses yeux en cherchant les indices disséminés un peu partout, en revenant en arrière ou en accélérant le zoom [31].
L’une des caractéristiques récurrentes de la bande dessinée interactive, à ce stade, est son aspect réflexif. Dans son blog, Moon Armstrong interpelle directement le lecteur, de même que 3 secondes se lit à partir d’une « notice » fournie au départ (sorte de règle du jeu), et que Prise de tête se comprend d’autant mieux avec le mémoire de son auteur [32]. L’interactivité s’associe souvent à la mise en scène du média « bande dessinée numérique », à la mise en question constante de sa nature et de ses limites formelles, à l’exemple de Maximini qui déborde du côté du jeu vidéo tout en conservant le langage de la bande dessinée. En cela, l’enjeu de l’interactivité rejoint la question historiquement posée du standard de la bande dessinée numérique : il se présente plutôt comme un anti-standard, comme un outil d’expérimentation formelle pure.

fortune du « diaporama »
comme forme canonique de la bande dessinée numérique

Autour de 2009, la question du standard formel de la bande dessinée numérique commence à être soulevée par les divers commentateurs. La position d’Anthony Rageul est claire : il faut éviter la formation d’un « 48CC » de la bande dessinée numérique [33] qui restreindrait grandement l’originalité créative des auteurs si les éditeurs venaient à imposer un format lié à des interfaces de lecture, et donc à des contraintes purement économiques. Il estime qu’on doit encore profiter et conserver le plus longtemps possible les possibilités d’expérimentation. Sébastien Naeco suit la même logique mais arrive à des conclusions différentes : « Adopter un format et trouver un consensus simplifieraient pourtant beaucoup les choses, à plusieurs titres. » [34]. Il déroule ensuite une série d’arguments :
1. créer des repères pour les lecteurs
2. lisser les coûts de production par des variables fixes
3. soutenir le développement d’un appareil critique sur un socle commun
4. stimuler l’imagination, comme un défi à la créativité des auteurs
5. trouver des partenaires et des diffuseurs
Parmi les arguments de Sébastien Naeco, deux sont d’ordre économique, ce qui nous rappelle opportunément qu’enjeux esthétiques et enjeux économiques se mêlent intimement et se rencontrent inévitablement dans certains discours.
La notion de standard concerne à la fois le standard technique (quel format numérique ?) et le standard esthétique. Du point de vue du standard technique, l’année 2009 voit l’émergence du html 5 comme possible substitution au format flash, propriétaire et pas toujours compatible avec tous les environnements numériques. Mais le format flash demeure un format idéalement utilisé pour la diffusion et la création d’images numériques. Ce qui est cherché est bel et bien un format web, étant entendu que l’avenir de la bande dessinée numérique ne pourra pas passer ailleurs que par le réseau Internet.
Quant au standard esthétique, s’impose discrètement un format « case par case » que j’appellerai « diaporama », faute de meilleur terme englobant. Le principe de ce format est simple : la bande dessinée numérique se propose comme une suite de cases à dérouler par un clic (ou un toucher, sur les lecteurs tactiles), chaque case se substituant automatiquement à la précédente, et toutes les cases ayant un format identique pour normer l’interface de lecture. Même si la taille de la fenêtre de lecture et donc de la case peut varier, le diaporama devient la forme standardisée au fil de plusieurs créations originales des années 2009-2010 venues de contexte de création différente : c’est le format de Bludzee de Lewis Trondheim, dont la forme épouse celle des écrans d’iPhone ; c’est aussi le format des Autres gens de Thomas Cadène et son équipe de dessinateurs, cette fois avec une interface plus large, format iPad ; enfin, c’est ce même format iPad qu’utilise Marc Lataste et Cédric Perrin pour Le règne animal, vendu comme application sur l’AppStore.
Plusieurs raisons peuvent être trouvée quant au succès du format diaporama auprès des auteurs. Une première raison est économique, et on comprend ici que ce format s’affirme au moment où le marché s’ébauche : le diaporama est un format idéal pour une lecture sur les nouveaux supports mobiles qui apparaît comme cet Eldorado potentiel de la bande dessinée numérique. Mais après tout peut-on trouver une raison de nature plus esthétique. Le diaporama est un format auquel l’oeil humain est déjà habitué (par les présentations type Power Point). Il offre une certaine transparence du dispositif narratif, puisque le déroulement des cases vaut déroulement de la narration et l’impose même implicitement au lecteur sans qu’il s’en rende vraiment compte. C’est là qu’on peut saisir la véritable différence entre le standard du diaporama et les solutions interactives d’Anthony Rageul : l’interactivité se propose comme un format où le lecteur doit intégrer et comprendre le dispositif narratif pour pouvoir lire correctement la bande dessinée, à la façon des œuvres expérimentales de l’OuBaPo. A l’inverse, le diaporama est utilisé par les auteurs qui ne souhaitent pas que le dispositif narratif fasse réellement sens, où du moins pas de façon ostensible [35]. Le diaporama conduit les auteurs vers de nouvelles contraintes d’écriture graphique, notamment dans la gestion de la séquentialité et de la gestion du temps, dans la mesure où les images ne se lisent plus simultanément. L’objectif final est d’aboutir à une écriture fluide pour l’auteur (qui n’expérimente pas) et lisible pour le lecteur (qui ne se rend pas compte du dispositif) de la bande dessinée numérique. Les auteurs qui se succèdent dans la bédénovela des Autres gens participent à cet effort d’apprentissage permanent, à l’image de Pochep dans ses LAG MAG parodiques où il joue sur le contraste entre les éléments fixes et les images métamorphosées pour exagérer encore davantage ses effets comiques.

Pochep : Lagmag 7, 2012

Un peu à la marge du débat sur le standard, un auteur va fort intelligemment aller au-delà dans la réflexion et proposer ce que j’interprète comme une variation dynamisée à partir du format standard du diaporama : je pense à Balak et à son « Turbomédia », nom qu’il donne à son nouveau format et qui sera abondamment repris par les créateurs qui le suivront dans ses expériences [36].
Il me semble indispensable de revenir sur le contexte d’apparition du Turbomédia, car il permet de comprendre beaucoup. Balak, dessinateur et animateur, est un des membres de la communauté du forum Catsuka, qui rassemble de nombreux graphistes. En février 2009, il réagit aux premières bandes dessinées diffusées par Ave !Comics et aux tentatives précoces de bandes dessinées multimédia et interactives : « Le numérique apporte un nouveau format qui n’est plus une page mais un écran. Et en laissant de coté les gadgeteries du zoom et du son (parce qu’introduire des mouvements et des sons, c’est aller à l’encontre même du medium bd, qui est un medium d’espace, de suggestion de temporalité blahblah, etc.), en laissant ces trucs de coté, donc, on a des choses très simples et narrativement très intéressantes qui surgissent. » [37]. Son propos est de réfléchir à une bande dessinée numérique qui soit à la fois purement numérique, mais évacue aussi tout le côté spectaculaire des hybridations multimédia et interactives, et continue à utiliser, naturellement, les codes de la bande dessinée. L’idée fait son chemin au fil de la discussion et du forum, et Balak finit par réaliser, début février 2009, son premier Turbomédia, en anglais et en format flash, qu’il diffuse sur l’hébergeur Deviantart duquel la communauté de graphistes est familière. L’œuvre est une défense et illustration du Turbomedia, elle sera traduite en français et Balak la poste sur son blog Boubize.
Le concept du Turbomedia rencontre un grand succès chez les graphistes qui le voit comme un format de création à la fois extrêmement lisible et peu contraint. Tandis que Balak continue de théoriser au moyen de nouveaux Turbomedia plus étonnants les uns que les autres, plusieurs auteurs se mettent à proposer leur propre Turbomedia en suivant les conseils de Balak : GameB commence en mars 2010 sa série Gamestrip, de faux reportages parodiques autour de la culture gamer ; en janvier 2011 Malec marie le Turbomedia avec la mode des blogs bd en racontant des anecdotes romancées du quotidien en Turbomedia... D’autres créateurs de toutes nationalités postent de nouvelles œuvres sur Catsuka et Deviant art, qui deviennent le lieu incontournable et internationale du Turbomedia [38].

Balak : Turbomedia, 2009

L’un des apports du Turbomédia par rapport au débat sur le format standard est d’être un déclic historique. Il conserve la standardisation du diaporama case par case comme fonctionnement originelle, mais le dépasse. Ce dépassement intervient par un traitement vraiment dynamique de l’espace de la case qui rappelle des réflexes d’animation graphique, mais en restant de l’image fixe. Le principe de séquentialité est conservé, mais pensé selon un nouveau principe de lecture, pour permettre des superpositions de cases et des apparitions dynamiques de personnages ou de décor, étant entendu que, comme dans une bande dessinée et contrairement à un film, chaque case ne se lit pas à la même vitesse. S’il arrive souvent que le Turbomédia intègre des effets animés (chez Malec et Monsieur To, par exemple), ils sont souvent discrets et ne remplacent par la séquentialité de l’image fixe. Progressivement, des auteurs vont essayer de créer des Turbomedia dans un format autre que flash. En mars 2011 Julien Falgas conçoit un logiciel « tinyshaker » qui utilise des technologies web (du html) et Fred Boot l’utilise pour créer Opération Cocteau Pussy, un nouvel épisode de sa saga inachevée The Shakers. Monsieur To, un blogueur célèbre, utilise le tiny shaker (sous licence libre) pour créer Orage, un Turbomedia subtil qui montre bien comme produire des effets narratifs efficaces et contemplatifs avec peu de moyens.
Vous l’aurez compris : le Turbomedia bénéficie, par le biais des forums et des blogs, d’une audience bien plus considérable que les autres expérimentations tentées jusque là [39]. Surtout, les auteurs qui s’en emparent à la suite de Balak vont réellement se l’approprier et combiner la solution « Turbomedia » avec d’autres idées originales, comme David Besnier et son Dave’s Donut show qui revient à l’interactivité, aux choix multiples, aux changements de style et aux effets animés et spectaculaires tout en conservant l’architecture globale du Turbomedia. Des créateurs différents produisent des œuvres différentes, inspirées d’un modèle commun et qu’eux mêmes nomment et identifient avec le même terme. Le Turbomedia parvient à devenir en quelques années un phénomène non d’imitation d’un modèle, mais de variation et d’enrichissement autour de principes énoncés par Balak. Il profite de la cohésion de la communauté des graphistes et spécialistes de l’animation et de leur culture commune, notamment forgée sur les espaces incontournables que sont Catsuka et deviantArt. Pour cette raison, les Turbomedia hybrident les codes de la bande dessinée et ceux de l’animation graphique : certains auteurs comme Malec incluent volontiers des mini-scènes animées dans leurs œuvres. C’est en se frottant à d’autres techniques que la bande dessinée numérique a pu avancer, sans pour autant renier la séquentialité et son dispositif.

La simultanéité des trois phénomènes décrits ci-dessus (émergence d’un marché, remise en cause de la notion d’édition, avancées esthétiques importantes), et leur évolution parallèle, est un élément essentiel pour l’interprétation historique à donner à la notion de « bande dessinée numérique ». À chaque fois, plusieurs conceptions de la bande dessinée numérique se dessinent et s’affirment, tout en s’affrontant parfois âprement. À mes yeux, c’est dans cette diversification de la notion de bande dessinée numérique que la période 2009-2010 est décisive : elle permet de mettre en ordre de bataille les différentes positions et les différentes conceptions, parfois antagonistes. Plusieurs interprétations des évolutions historiques peuvent alors être données. Sommes-nous, comme le suggère Balak dans son hilarante présentation face à une opposition entre la bande dessinée « homothétique », simple transposition par numérisation du modèle livresque et la bande dessinée numérique « de création » qui prend pleinement en compte les possibilités du média ? Voyons-nous s’affronter des logiques purement commerciales qui voient vivre et mourir les structures éditoriales et des logiques purement expérimentales où la création prime sur la rentabilité ? Assistons-nous à l’effondrement du modèle de l’éditeur face à l’émergence d’initiatives d’auteurs ?
Les débats issus de la bande dessinée numérique sont de plus en plus nombreux et, contrairement à la situation d’avant 2009, les positions se dessinent de plus en plus fermement, entre les tenants d’un standard, les amateurs de Turbomedia, les diffuseurs d’albums numérisés, les inconditionnels du blog bd. En sortant de son anonymat, la bande dessinée numérique connaît aussi ses premières fractures, entre auteurs et éditeurs, ou entre les différentes communautés de lecteurs. C’est aussi le signe d’une certaine maturité qu’elle est sur le point d’atteindre.

Julien Baudry

FIN
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[1] Julien Falgas, « 2010 année de la bd numérique dans la presse francophone », article du 31 janvier 2011, url : http://julien.falgas.fr/post/2011/01/31/2010-annee-de-la-bd-numerique-dans-la-presse-francophone, page consultée le 19 mars 2012

[2] Pour mémoire, la première loi Hadopi a été en partie retoquée par le Conseil Constitutionnel à cause de certaines décisions contraires à la liberté d’expression et de communication. Une loi complémentaire est promulguée en décembre 2009 pour amender les passages mis en cause.

[3] On désigne généralement par « livre numérique homothétique » un livre numérique qui transpose à l’identique les principes de l’édition papier (pagination, mise en page, format...). On devine facilement à quel point cette définition, qui est celle du législateur, est incapable de couvrir l’ensemble de la production littéraire numérique, en particulier dans le domaine de la bande dessinée.

[4] Parmi les nouveaux venus, on peut citer : Circonflexe, éditions Fei, Fleurus, Fluide Glacial, Grand Angle, Jungle, Kana, Le Lombard et Lucky Comics, Mosquito, Sakka, Treize étrange, Vents d’ouest.

[5] Dans la bande dessinée, l’échange informel d’albums par les réseaux de peer-to-peer concerne principalement les mangas.

[6] Sébastien Naeco, « BD numériques pro : Izneo précise son rôle et sa stratégie », site Le comptoir de la bd, article du 5 octobre 2011, url : http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/2011/10/05/bd-numeriques-pro-izneo-precise-son-role-et-sa-strategie/, page consultée le 19 mars 2012.

[7] Sébastien Naeco, La bande dessinée numérique, enjeux et perspectives, Numeriklivres, [e-book], 2011, p.38-40.

[8] Le magazine Bodoï livre à l’automne 2009 un intéressant comparatif des offres apparues dans l’année.

[9] Julien Falgas, « manga + vidéo + son + feuilleton + iPhone + web-documentaires = Séoul District », article du 15 avril 2010, url : http://julien.falgas.fr/post/2010/04/15/manga-video-son-feuilleton-iPhone-web-documentaires-Seoul-District, page consultée le 19 mars 2012

[10] Pour mémoire, l’éditeur américain DC a choisi le modèle de l’abonnement illimité où l’abonné a un accès illimité aux archives d’un certain nombre de séries.

[11] La consulter à l’adresse suivante : http://www.lesautresgens.com/spip.php?article56.

[12] Thomas Cadène a annoncé la fin des Autres gens pour juin 2012.

[13] Le seul produit dérivé des Autres gens est la version papier publiée chez Dupuis à partir de 2011.

[14] Sébastien Naeco, op. cit., p.74 et suivantes.

[15] Sébastien Naeco, op. cit., p.12-18.

[16] Au total, onze auteurs participent : Fabien Vehlmann, Cyril Pedrosa, Alfred, Olivier Jouvray, Jérôme Jouvray, Efix, Fred et Greg Salsedo, David Chauvel, Gess, Tim McBurnie.

[17] Il me faut rappeler que la bande dessinée est un domaine où le modèle de l’autoédition professionnelle a fait ses preuves, contrairement au reste de l’édition. Son histoire est jalonnée de tentatives d’autoédition papier, souvent le mode collectif. Lorsqu’ils quittent Pilote en 1972 pour fonder L’Echo des savanes, Nikita Mandryka, Claire Brétécher et Gotlib se lancent dans l’autoédition. Le succès de l’Association, fondée en 1990, tient justement à sa spécificité de collectifs d’auteurs, assez fréquente dans l’édition alternative des années 1990.

[18] MyMajorCompany est une entreprise créée en 2007 qui s’est spécialisée dans le crowdfunding dans l’édition musicale

[19] Je l’appellerais GABD dans la suite du texte. Le GABD est créé en 2006 par 13 auteurs (Alfred, Christophe Arleston, Virginie Augustin, Alain Ayroles, Joseph Béhé, Denis Bajram, Valérie Mangin, David Chauvel, Franck Giroud, Richard Guerineau, Cyril Pedrosa, Lewis Trondheim, Fabien Vehlmann), avec comme objectif d’aider les auteurs dans leurs démarches contractuelles et face aux divers problèmes juridiques qui ne manquent pas de se poser. Le combat des droits d’exploitation numérique lui a permis de s’affirmer comme un acteur important du débat et comme l’intermédiaire de référence entre les auteurs et les éditeurs, même si son action va évidemment au-delà des questions liées au numérique.

[20] L’appel du numérique. Il est, notamment, une réaction à la création d’Izneo et à d’autres initiatives d’éditeurs pour la diffusion d’albums numérisés sur diverses plateformes.

[21] Pour mémoire, le montant des droits d’auteurs dans la bande dessinée papier est généralement autour de 8-10%.

[22] David Chauvel, propos recueillis par Stéphane Farinaud, « Le syndicat des auteurs de BD », article 29 octobre 2011, url : http://www.bdgest.com/news-662-BD-le-syndicat-des-auteurs-de-bd.html.

[23] Julien Falgas publie sur son blog une réponse très critique aux conclusions de Thierry Groensteen, qui pose la question de l’applicabilité des outils classiques d’analyse théorique de la bande dessinée à son homologue numérique.

[24] Anthony Rageul, Bande dessinée interactive : comment raconter une histoire ?, mémoire de master sous la direction de Joël Laurent, université de Rennes2 Haute-Bretagne, 2009, p.93

[25] Après la réalisation de son mémoire, Anthony Rageul essaie de convaincre les auteurs de s’emparer plus franchement des outils numériques dans différentes tribunes, dont une parue dans la revue Jade (« Le numérique c’est facile », Jade, printemps 2011, p.13-16).

[26] Pour en savoir plus sur les travaux d’Anthony Rageul, on peut se pencher sur son article de Du9 « Des clics et du sens » qui synthétise habilement l’essentiel de sa réflexion ; url : http://www.du9.org/Des-clics-et-du-sens, page consultée le 19 mars 2012.

[27] En mars 2012, il publie dans la revue numérique bleuorange une nouvelle œuvre interactive, Romuald et le tortionnaire, qui joue sur l’interpellation directe de l’internaute.

[28] J’ignore en réalité si Moon Armstrong a lu le mémoire d’Anthony Rageul avant de réaliser ses œuvres, ou s’il est parvenu lui-même, empiriquement, aux mêmes conclusions quant aux spécificités du média.

[29] Certaines de ses notes sont réalisées en collaboration avec les blogueuses bd Bambii et Mady

[30] Anthony Rageul, op. cit., p.16.

[313 secondes n’aura pas échappé à Anthony Rageul qui en livre une critique dans « 3 et son double », site du9, article de décembre 2011, url : http://www.du9.org/3-et-son-double, page consultée le 19 mars 2012

[32] Toutes les bandes dessinées interactives ne répondent pas à des règles du jeu strictes, toutefois.

[33] L’expression « 48CC » est directement empruntée au vocabulaire de Jean-Christophe Menu, alors en charge de l’Association. Il désigne par ce terme à connotation méprisante les albums de 48 pages cartonnés couleurs, qui est le format le plus courant d’un certain nombre d’éditeurs, depuis plusieurs décennies. Anthony Rageul défend le refus d’un format standard lors du colloque « Figures indépendantes de la bande dessinée mondiale », à l’université de Liège, les 16-18 novembre 2011.

[34] Sébastien Naeco, op. cit., p.82-83

[35] Que les choses soient claires pour mon lecteur. Je me situe ici dans une perspective historique : je ne prétends pas que la bande dessinée numérique interactive offre par essence un dispositif qui fait sens et que la bande dessinée numérique diaporama offre par essence un dispositif transparent. Je laisse cette question complexe aux théoriciens du média ; il a parfois été rappelé que les blogs bd offrent un excellent dispositif à la fois interactif (par le système des commentaires) et transparent. Ma perspective est celle du débat qui naît dans les années 2009-2011, et mon objectif l’analyse des positions respectives des acteurs du milieu à cette période, notamment sur l’enjeu central du « standard » de la bande dessinée numérique.

[36] Les auteurs de l’entreprise Emedion réalise des bandes dessinées numériques proche du modèle du Turbomédia mais qu’elle appelle « Flip bd », d’après le « flip book »

[37] Propos tenus le 4 février 2009 sur le forum Catsuka, discussion « La BD numérique », url : http://www.catsuka.com/interf/forum/viewtopic.php?f=1&t=6145, page consultée le 19 mars 2012.

[38] Car la notoriété de Balak dépasse les océans. Scott McCloud fait allusion au Turbomedia et Balak est invité au Comic Con de San Diego en 2011. En 2012, il annonce qu’il a été embauché par l’éditeur Marvel sur le projet « Marvel infinite comics »

[39] Gipo crée un agrégateur de liens « Scoop it ! » sur le sujet qui permet de se tenir au courant. Ce paragraphe n’aurait pas pu être écrit sans cet encyclopédie en ligne du Turbomedia.