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partie 3 : les blogs bd, une spécificité française ?

Julien Baudry

[mai 2012]
On considère traditionnellement le mouvement des blogs bd comme le démarrage véritable de la bande dessinée numérique française, et comme le particularisme essentielle de la production nationale. Déclenché vers 2004 avec les premiers blogs graphiques, il est incontestablement le premier grand mouvement structuré de production de bande dessinée en ligne, ou du moins le premier mouvement qui entend s’adresser d’abord à un public d’internautes plutôt qu’à une communauté d’auteurs. En médiatisant brusquement la bande dessinée en ligne, il accélère sa mise en relation avec le marché papier et définit un premier type de rapport de l’un vers l’autre où la bande dessinée numérique devient l’antichambre des futurs auteurs de la bande dessinée papier.
Mais derrière les grandes tendances des blogs bd, derrière la façade de l’autofiction dessinée, se cache aussi une diversité d’œuvres dont l’objectif est tantôt la communication pure, tantôt la création, tantôt un peu des deux.

À ce stade de l’histoire paisible de la bande dessinée numérique, entre expérimentation professionnelle et espace de libre publication amateur, il me faut faire un important aparté sur une spécificité française : le phénomène des blogs bd. Identifié sous cette dénomination par les médias spécialisés à partir de 2005, il se développe dans la seconde moitié de la décennie jusqu’à englober, dans l’esprit du grand public, l’ensemble de la bande dessinée numérique française. Les webcomics plus traditionnels ne disparaissent pas pour autant, bien au contraire, mais le fait est que nous sommes face à une spécificité française avec l’émergence et le succès d’une variation de la bande dessinée numérique qui n’a que peu d’équivalent dans les autres pays et va se construire ses propres codes, ses propres auteurs et bien souvent son propre public. S’arrêter longuement sur le phénomène historique des blogs bd est nécessaire. Ce pourra aussi être l’occasion de mesurer à sa juste valeur son impact réel sur la bande dessinée numérique française.
On peut avant tout poser le problème, difficile, de la définition d’un « blog bd ». Difficile car le concept s’est forgé progressivement, davantage par la référence à une communauté de dessinateurs publiant en ligne que par rapport à un objet clairement prédéfini. En effet, il existe deux façons d’interpréter le blog bd. D’abord une façon « formaliste » qui consisterait à dire que le blog bd est, naturellement, un blog (format clairement identifiable de contenu numérique sur le web), sur lequel l’auteur s’exprime par le dessin au lieu du texte, et donc sur lequel il publie des bandes dessinées. Définition pratique au sens où elle permet de poser la différence fondamentale entre blog bd et webcomic, des termes qui se situent sur deux registres différents de description : le premier s’intéresse à l’outil de publication numérique, le second à son contenu. D’où le fait qu’un blog bd puisse accueillir un webcomic, et qu’un webcomic puisse prendre la forme d’un blog bd.
Mais la réalité s’avère plus complexe, comme on peut s’y attendre. Beaucoup de blogs bd ne sont pas, formellement, des blogs, mais des sites personnels adaptés pour ressembler à des blogs, c’est-à-dire pour changer l’article de la page d’accueil à chaque mise à jour, selon un principe de publication antéchronologique, et pour mimer les blocs du blog (liens, accès aux archives, système de commentaires). C’est le cas de Bouletcorp ou même du fameux blog de Frantico. Là la définition du blog s’élargit et se généralise : il s’agirait toujours d’une forme, mais sans prérequis technique, où l’on insisterait sur la notion de « carnet » (log en anglais), c’est-à-dire sur le caractère personnel du contenu et le principe de libre publication. Alors le blog bd serait une déclinaison de webcomic, codifiée par certains attendus dans la forme, et par une tonalité particulière dans le contenu et l’implication personnelle de l’auteur. Néanmoins, des problèmes se posent à nouveau quand on pense à des blogs bd qui sont formellement des blogs mais ne ressemblent pas à des carnets spontanés : le blog de Martin Vidberg L’actu en patates, sur la plateforme du Monde.fr, pour lequel l’auteur est par ailleurs rémunéré et où il se trouve « soumis » à l’actualité plutôt qu’à son bon vouloir.
Il me faut donc creuser pour aboutir à une troisième définition du blog bd qui s’attacherait moins à l’objet produit qu’à la communauté des blogueurs bd, aux artistes plutôt qu’à leurs œuvres. Il me semble alors qu’on peut imaginer le phénomène des blogs bd comme un mouvement historique, apparu autour de 2003-2004 et ayant connu un développement considérable dans la seconde moitié des années 2000, dont la principale caractéristique serait la reconnaissance mutuelle de plusieurs dessinateurs publiant en ligne au sein dudit mouvement. Autrement dit, considérer les blogs bd avant tout comme une communauté, comme un outil de communication et de sociabilisation de dessinateurs professionnels et amateurs plutôt que comme un genre [1] ; une communauté forgée sur la base d’outils communs, mais faisant montre, par sa médiatisation et la force de sa cohésion, de tentations hégémoniques sur l’ensemble de la production de bande dessinée en ligne. Au sein de l’histoire de la bande dessinée numérique française, le mouvement des blogs bd serait donc le surgissement extrême d’un idéal de publication en ligne autour duquel se seraient reconnus des dessinateurs venus d’horizon différents, et produisant des œuvres d’une forte hétérogénéité à partir de codes communs. Ramené au point de vue des auteurs, c’est un mode de publication en ligne parmi d’autres, éventuellement plus simple que les autres, mais avantageux par la visibilité qu’il est susceptible de donner, partant du principe qu’on est plus visible à plusieurs. C’est l’histoire de ce mouvement que je vais essayer de retracer à présent, en tenant compte des variations définitionnelles.

les grandes étapes de la vogue des blogs bd autour de 2005 :
un point de rencontre entre les amateurs et les professionnels


Pour comprendre en quoi consiste exactement le mouvement des blogs bd, il nous faut revenir sur la chronologie de son émergence, autour du milieu des années 2000. Si des blogs bd existent avant 2005, ce moment est décisif dans la constitution d’un mouvement à proprement parler, et non plus seulement d’un ensemble d’œuvres et d’auteurs individuels. Après 2005, le blog bd devient une véritable catégorie de contenu en ligne, identifié comme tel à la fois par les amateurs de bande dessinée et par les internautes. De plus, l’année 2005 est décisive grâce à l’affirmation d’un groupe de dessinateurs en ligne dynamiques, en premier lieu desquels Lewis Trondheim dont Le blog de Frantico donne au blog bd une popularité nouvelle. La communauté qui gonfle au fur et à mesure de la décennie s’affirme non plus comme celle de dessinateurs en ligne (comme c’était le cas avant 2005), mais bel et bien comme des « blogueurs bd ».
C’est avant tout comme phénomène communautaire que je vais dans un premier temps étudier le mouvement des blogs bd. Ce qui fait la cohérence des dessinateurs participant à ce mouvement tient moins à une identité esthétique qu’à la volonté de participer ensemble à une même expérience de publication en ligne, à affirmer une filiation avec les premiers blogueurs bd. De même, il convient de souligner que, contrairement aux autres expériences de publication communautaire décrite dans le chapitre précédent, le mouvement des blogs bd se caractérise par une fusion des statuts entre dessinateurs amateurs, professionnels, et en voie de professionnalisation, réunis au sein d’une même catégorie. Cette réunion est trompeuse car, dans les faits, la communauté dite « blogosphère bd » est éclatée en plusieurs petits groupes, et là resurgissent des distinctions statutaires liées à la qualité des œuvres ou à la carrière des auteurs. Néanmoins, ce qui fait la force du mouvement des blogs bd est bien son statut de passerelle entre le monde professionnel et le monde de la création amateur.

émergence du blog bd : un support de prédilection pour de jeunes dessinateurs
L’explication la plus évidente quant à l’émergence du blog bd comme format canonique de la publication de bande dessinée en ligne en France tient à un simple effet de coïncidence chronologique. Alors qu’aux Etats-Unis l’investissement du Web comme espace de publication est déjà largement amorcé autour de 2000, il faut attendre les années 2004-2005 pour que la publication en ligne devienne un phénomène massif en France. Or, à cette date, le format standard de publication en ligne n’est plus le site personnel mais le « blog », format souple qui permet à tout à chacun de publier ses propres articles sans en passer par des connaissances techniques et sans pousser au-delà. Dès lors, le format qui va être massivement investi par des dessinateurs sera avant tout le blog, même si par la suite le mouvement des blogs bd ne va pas concerner que des « blogs » à proprement parler.
Avec le blog apparaît un format qui combine simplicité d’utilisation et liberté de publication. Il va d’abord séduire de jeunes dessinateurs qui rentrent dans le métier et possèdent déjà une culture de la publication en ligne. Jusque-là, il leur fallait en passer par des webzines comme Coconino ou @Fluidz. Et, parce qu’ils s’engageaient déjà comme professionnels, ils n’avaient pas vraiment leur place sur des sites communautaires amateurs comme BDamateur. Le blog est un objet personnel qui induit un rapport plus lâche à la communauté : certes, on appartient bien à une communauté (celle des utilisateurs de la plateforme de blogs), mais il n’y a aucune obligation de faire valider sa production (comme lorsqu’on publie dans un webzine) ni de participer activement à la vie de la communauté (comme sur un forum). Le blog attire des dessinateurs pour une interprétation complètement inédite de la publication en ligne. Pour beaucoup de ces dessinateurs, comme l’explique Boulet [2], le blog est une extension publique des carnets que tiennent parfois les dessinateurs pour dessiner au gré de leurs envies, spontanément, et s’exercer au fil du crayon.

En réalité, l’émergence des premiers blogs bd est en large partie le fait de futurs professionnels, plus que de dessinateurs amateurs. Ces derniers sont également présents mais ce n’est pas par eux que le mouvement va se faire connaître dans un premier temps, et ils ne vont pas être à l’origine de l’amplification du mouvement. En cela, le mouvement des blogs bd marque un retour des professionnels sur le terrain de la publication en ligne, mais pas de n’importe quels professionnels : plutôt de jeunes auteurs qui débutent et dont les habitudes de publication ne sont plus les mêmes que celles de leurs aînés. Pour eux, la publication en ligne, aux yeux de tous, est plus naturelle [3].
Ainsi, parmi les blogueurs bd des origines (avant 2005), on va trouver beaucoup de dessinateurs qui ont commencé autour de l’an 2000. Boulet travaille déjà régulièrement pour Tchô !, depuis 1998, lorsqu’il lance son blog Bouletcorp en 2004, de même pour Obion, déjà entré dans le métier par quelques albums chez Delcourt. Fafé, connu sur son blog par le pseudonyme de Madame Fa, est la fondatrice des éditions Groinge en 1998, Turalo a une dizaine d’albums derrière lui quand il ouvre son blog en 2004. C’est dès mai 2004, alors qu’elles viennent juste d’ouvrir leurs blogs respectifs, que les trois dessinatrices Laurel, Mélaka et Cha se voient proposer de tenir dans le journal Spirou la rubrique 33 rue Carambole. En outre, plusieurs blogueurs bd travaillent dans le graphisme et l’image sans pour autant s’être spécialisés dans la bande dessinée, une activité qu’ils développeront après leur blogs bd : Poipoipanda (pseudonyme de Jérôme d’Aviau) est graphiste pour des jeux vidéo, Gally est coloriste dans la bande dessinée, Ak travaille dans l’illustration sans avoir fait de bande dessinée avant de créer son blog en 2004. Enfin, on trouve quelques exceptions notables de dessinateurs non-professionnels qui trouvent le succès par leur blog : Martin Vidberg (déjà évoqué dans le chapitre précédent), et Kek. Ce dernier est webmestre et n’est pas complètement étranger au monde de la bande dessinée puisqu’il y entre dès 1999 en gérant le forum de la revue Psikopat. Il blogue à partir de 2001 et va jouer un rôle important auprès des autres blogueurs bd par sa société Zanorg qui éditera de nombreux sites et blogs (fondée en 2003) [4].
L’autre caractéristique des premiers temps des blogs bd est la cohésion de tous ces auteurs. Cohésion générationnelle, mais aussi cohésion amicale. S’il est un temps où il est possible de parler de « blogosphère bd », c’est bien avant 2005, au moment où tous les blogueurs bd se connaissent et se reconnaissent. Certains sont des amis avant d’être des blogueurs (ainsi Boulet et Reno se sont connus aux Arts Décoratifs de Strasbourg), d’autres se rencontrent grâce au blog, car un blogueur bd est souvent par ailleurs lecteur de blogs bd. Le groupe des premiers blogueurs se soude assez vite. Quelques témoignages reflètent cet état d’esprit qui fait des premiers blogs bd une petite communauté d’amis, qui n’a d’ailleurs pas forcément pour objectif de parler à d’autres lecteurs qu’eux-mêmes. Quand on lit les premiers posts publiés sur ces blogs, il est manifeste qu’ils s’adressent avant tous aux autres amis blogueurs, et seulement incidemment à des lecteurs extérieurs. Le blog bd est leur espace de sociabilité privilégié comme pouvaient l’être le fanzine, les ateliers collectifs ou les associations professionnelles. La conscience d’un public extérieur n’est pas forcément le moteur premier de la création du blog ; cela viendra après 2005.
Ainsi de Gä qui, avant de créer son Apparteblog en 2003, « squatte » sur les blogs de ses collègues Ak, Capu et Libon, Kek, Cali, etc. Ainsi de Boulet qui révèle dès son premier post sur Bouletcorp que l’idée d’avoir un blog lui est venu de Mélaka [5]. Et les posts qui suivent, pleins de private jokes, font allusion à Reno et Mélaka, amis « irl » de Boulet avant d’être amis blogueurs [6]. Les couples de blogueurs sont d’ailleurs fréquents : Reno et Mélaka, Obion et Miss Gally, Capu et Libon...
Le témoignage de Boulet est essentiel : l’idée de créer des blogs bd se répand dans un premier temps au sein d’une génération de jeunes dessinateurs qui se côtoient fréquemment dans les mêmes revues, dans les festivals et, fondamentalement, partagent leurs stratégies de publication. Il peut néanmoins exister des blogueurs isolés mais ceux-là sont très vite intégrés à la communauté, comme Kek qui devient le webmestre de nombreux sites de blogueurs bd (Frantico, Pixel Vengeur, Lewis Trondheim, Pénélope Jolicœur...). L’intégration la plus classique se fait par le biais des blogs rolls respectives. Chaque blogueur bd propose sur son blog une série de liens vers les blogs de ses collègues, alimentant ainsi un réseau complexe de dessinateurs qui profitent les uns du public de l’autre [7].

le tournant de 2005
Un saut quantitatif et médiatique se produit en 2005. L’année est décisive car elle combine deux phénomènes : un phénomène progressif et un événement déclencheur. Le phénomène progressif est simplement l’augmentation à la fois du nombre de blogs bd et du nombre d’articles de presse sur les blogs bd [8]. Tous ces chiffres témoignent d’une ampleur inédite pour la bande dessinée numérique française, jusque-là confidentielle et ayant peu de velléités de sortir de cette confidentialité. Là est peut-être l’élément le plus flagrant si on s’interroge sur l’influence du phénomène des blogs bd sur la bande dessinée numérique en général : il en élargit considérablement l’audience, le force à grandir au point de jouer à jeu égal avec la publication papier, mais cela au prix d’une fixation partielle des codes et modèles. Quoi qu’il en soit, l’année 2005 voit apparaître de nombreux blogs bd qui deviennent par la suite des modèles de longévité et connaissent un important succès : Paka, Ced, Lisa Mandel, Allan Barte, Tanxxx, Nicolas Wild, Monsieur le Chien, Erwann Surcouf, Raphaël B... Une première vague de création qui fait immédiatement suite aux « anciens ».
Mais l’évènement déclencheur de l’année 2005 est l’arrivée du blog de Frantico. Le 1er janvier est publié à l’adresse http://www.zanorg.com/frantico/ la première page du blog de Frantico, qui reprend globalement le modèle des blogs existants jusqu’ici : le carnet personnel d’un dessinateur anonyme qui révèle sur lui des anecdotes quotidiennes. En cela, « l’auteur » Frantico ne varie que très peu de ses camarades blogueurs. Cependant, quelques différences cependant, peuvent être perçues avec le recul : d’une part l’homogénéité graphique et la cohérence des anecdotes qui, bien qu’imitant un style « spontané », ne se perdent que rarement dans des fausses pistes et dessinent avec précision le portrait d’un quidam ; d’autre part le ton est nettement plus provocateur que la moyenne des blogs bd : il y est fréquemment question de masturbation et de sodomie (Frantico étant un obsédé sexuel), et l’auteur se montre volontiers politiquement incorrect. Le blog de Frantico pousse à l’extrême le caractère voyeur du blog bd, où il n’est plus seulement question d’anecdotes amusantes, mais aussi de misère sexuelle et de médiocrité assumée ; comme si Frantico se défoulait sur son blog de tout ce qu’il n’ose pas dire tout haut dans sa vie. La formule est habile et entretenue par le fait que Frantico ne soit jamais clairement identifié, là où les autres blogueurs bd sont connus pour leurs travaux ou présents lors de festivals. Le « mystère Frantico » participe à la médiatisation des blogs bd dont on va parler pour la première fois dans Le Monde, Télérama ou Libération durant l’année 2006. Et puis Le blog de Frantico est publié en livre chez Albin Michel en novembre 2005, premier blog bd devenant un album papier, ce qui tend à le mythifier encore davantage. Dès mai 2005, cependant, Le blog de Frantico est déjà fermé et « Frantico » va ouvrir en 2007 un autre blog, Nico Shark, satire du président nouvellement élu.

A l’époque, il est difficile de deviner que Le blog de Frantico est un canular orchestré par le dessinateur Lewis Trondheim (qui tient par ailleurs le blog bd Les petits riens). Frantico n’existe pas et les anecdotes racontées sur le blog sont fictives. Ce n’est pas le premier « faux blog » (le blog de Maliki est créé en septembre 2004 sur un principe identique de fausse identité parodique), mais c’est le premier à pousser à ce point l’illusion, avec d’autant plus de force que Trondheim est un dessinateur professionnel et non un débutant. L’affaire du blog de Frantico sera aussi l’occasion de démontrer la solidarité de la jeune blogosphère. Les autres blogueurs bd, mis au secret, participent aux canulars, de Kek qui conçoit la structure du blog à Boulet, Mélaka, Capu et Libon qui évoquent sur leur blog un faux « voyage en Corée » auquel ils auraient participé ensemble avec le fameux Frantico.
Le blog de Frantico est un événement essentiel pour le mouvement des blogs bd pour deux raisons. Bien que très bref (cinq mois de publication régulière), il médiatise le phénomène en entretenant un mystère, avec de multiples rebondissements (les doutes sur l’identité de Frantico durent au moins jusqu’en 2008, et encore aujourd’hui, rien n’est certain...) ; il attire de nouveaux lecteurs par son ton qui tranche vraiment avec la moyenne des blogs bd, mais tout en s’intégrant à eux. Car dans la blogroll de Frantico se trouvent les autres « vrais » blogueurs bd. Le blog bd est intronisé par les médias et, pour la première fois, la publication en ligne apparaît comme un moyen d’être publié en album papier. Mais au-delà de la médiatisation, Le blog de Frantico place la barre haut pour les autres blogueurs bd. La constance des dessins et la cohérence de la narration est manifeste, tandis que l’invention d’un personnage psychologiquement complexe est réussi et que les épisodes s’enchaînent très régulièrement. Surtout, avec Le blog de Frantico, les blogs bd cessent de s’adresser à la fois aux amis de l’auteur et aux lecteurs ponctuels : ils se concentrent sur ce second public, et donc tendent désormais consciemment vers un élargissement de leur audience.

la blogosphère bd : une ou « des » communautés ?
A partir de 2006 apparaît ce qu’on peut appeler la seconde génération de blogueurs bd. Arrivés plus tardivement sur Internet, souvent eux-mêmes anciens lecteurs de blogs bd, ils cherchent à suivre les pas de leurs modèles. Venus au blog après la médiatisation du mouvement, ils ne cherchent pas seulement un espace de libre expression et de sociabilité interne, ils entendent directement s’adresser au plus vaste public d’Internet ; certains ont même l’ambition de se faire connaître en tant que dessinateur. En même temps, cette nouvelle génération est aussi plus hétérogène : les dessinateurs amateurs y sont plus nombreux et les formes que prennent les blogs bd se diversifient. De fait, en 2006, plusieurs blogueurs bd parviennent à avoir un public important sans être des dessinateurs professionnels : c’est toujours le cas de Martin Vidberg, mais aussi de Monsieur le Chien, du jeune Vincent Caut ou de Leslie Plée et Soph’. Monsieur le Chien et Martin Vidberg abandonnent d’ailleurs leur profession initiale pour se consacrer entièrement à la bande dessinée.
Les blogueurs bd de la seconde génération ont conscience de la filiation dans laquelle ils se situent. Romain Ronzeau, qui crée son blog Comme des guilis dans le bas du ventre en 2007, publie ainsi en mai 2009 un « Hommage à la blogosphère » dans lequel il illustre bien le rapport qui se crée entre les blogueurs bd « historiques » et les nouveaux blogueurs bd. Qui sont-ils ? On peut citer, les blogueurs Fabrice Tarrin (novembre 2006, Le Tarrin blog), Lommsek (Shaïzeuh, avril 2007), Manu xyz (Coins de carnets, janvier 2007), Margaux Motin (mars 2008) pour en rester à quelques-uns de ceux qui connaîtront une large audience dans des styles différents. C’est à la même époque qu’apparaît l’un des blogs destinés au plus grand succès, Ma vie est tout à fait fascinante de Pénélope Jolicœur, pseudonyme de la dessinatrice Pénélope Bagieu. Mais à cette date, la blogosphère bd s’est considérablement élargie.

Conséquence de cet élargissement qui brouille la lisibilité de l’accès aux différents blogs bd, la période post-2005 est marquée par l’apparition de blogrolls ou agrégateurs de blogs qui deviennent les portes d’accès classiques aux différents blogs bd. Elles ne se confondent pas avec les portails et éditeurs numériques au sens où elles n’imposent rien aux blogueurs présents et n’apportent ni ne demandent aucune rémunération, sinon symbolique ; ce ne sont que des listes de liens dynamiques. Elles ne se confondent pas non plus avec les traditionnels annuaires tels que ABDEL-INN dans la mesure où elles sont spécifiquement conçues pour le format blog : en effet, la blogroll permet à l’internaute d’être informé en temps réel des mises à jour, souvent irrégulières, de ses blogs bd préférés. Alors que le système des webcomics privilégiait la fidélisation par une régularité de publication, poussant l’internaute à se rendre, toutes les semaines, sur le site, la blogroll est l’outil par lequel les blogueurs bd informent leur lectorat des mises à jour. Les flux RSS remplissent un rôle semblable. Force est de constater que la blogroll blogsbd.fr, créée par Matt en 2006 finit par devenir incontournable. Fin 2009, elle recense 500 blogs, dont une centaine dans une sélection dite « Officielle » en page d’accueil. Son influence est telle que de nombreux blogueurs affirment que leur lectorat a décuplé à partir de leur sélection dans blogsbd.fr [9]. En 2009 éclate brièvement une polémique autour du « monopole » de blogsbd.fr au moment où Matt décide de supprimer le blog historique de Laurel, Un crayon dans le cœur de sa blogroll [10]. Dès lors, d’autres blogrolls apparaissent, sur des principes différents : Comicsblog.org (2009) et Petitformat.fr (2010) par le groupe des « Quenelles graphiques » offrent tous deux à l’internaute de nombreuses possibilités de personnaliser sa blogroll, et se basent sur le vote des internautes pour établir le classement, autant que sur les goûts personnels du fondateur comme sur blogsbd.fr.

Un problème se pose d’ailleurs : il est bien audacieux de parler de « la blogosphère bd » comme un tout cohérent, comme une communauté unie. Certes, le premier festiblog, qui se tient en septembre 2005 à Paris, tend à justifier cette idée. Il est conçu par Yannick Lejeune et Mike Cesneau comme le premier festival de blogueurs bd. Le festiblog est pensé moins comme un festival de bande dessinée traditionnel que comme une rencontre « irl » géante, pratique courante de la sociabilité virtuelle. Il est entièrement gratuit et il n’y a pas d’albums à acheter pour obtenir des dédicaces mais plutôt une reproduction du fonctionnement des blogs « en vrai » : « des auteurs qui dessinent gratuitement et reçoivent les commentaires en direct » [11]. Le premier festiblog regroupe une quarantaine d’auteurs et 1 500 personnes ; Boulet et Mélaka en sont intronisés « parrains ». Mais il est la dernière trace d’un esprit « familial » où tous les blogueurs bd se connaissent, ce que traduit très bien l’affiche, dessinée par Boulet où les blogueurs représentés sont identifiables.
Ce n’est qu’à partir de 2006 que le festiblog se professionnalise en faisant appel à des sponsors, en montant des conférences et des expositions, en payant les billets de train des auteurs et en vendant les albums sur les stands. L’affiche du troisième festival, en 2007 (il accueille déjà une centaine d’auteurs), joue davantage sur le grand nombre d’auteurs, ce qui se confirme en 2008, tandis qu’en 2009 180 auteurs sont présents l’année où le festival se déplace devant la mairie du XIIIe arrondissement. En ce sens, l’expansion du Festiblog traduit bien l’expansion de la blogosphère. Dans le même ordre d’idée apparaît en 2005 le forum Labrouette qui se donne pour objectif de rassembler les blogueurs bd dans un seul forum.

Mais comme le remarque lui-même Yannick Lejeune, avec la multiplication des blogs bd la communauté se scinde en une myriade de petits groupes d’amitié plus ou moins clairement identifiables et cesse d’être une véritable « communauté ». Une hiérarchisation implicite, mais pas toujours effective, est introduite par le classement « wikio » qui calcule la popularité des blogs au nombre de liens qui les visent, et donc à la force du principe de réseau. Parmi ces petits groupes, certains finissent par avoir une existence concrète : le duo Margaux Motin/Pacco, dits les « evil twinz », naît sur Internet avant de collaborer dans Fluide G. à partir de 2010 ; Jibé, Jean-Paul Pognon, Antoine Kirsch et Pierrot se rassemblent informellement sous le nom de « Slip team » avant de monter un collectif lyonnais, « les Quenelles graphiques ». Autour de 2009, un groupe solide se forme entre Manu xyz, Bambii, Romain Ronzeau et Mady [12].

L’existence de groupes se traduit directement sur les blogs par une invention permanente d’écritures collectives. Elles ne datent pas de 2006, évidemment, mais prennent une ampleur plus grande avec l’augmentation du nombre de blogs bd. La plus ancienne de ces formes d’écriture collective est le « squat » : plusieurs autres blogueurs squattent le blog d’un de leurs amis pendant son absence, permettant à ce dernier de ne pas cesser les mises à jour. En 2005, quand Boulet part à la Réunion, il confie les clés de son blog à douze dessinateurs qui se succèdent pour mettre à jour le blog. Le procédé reste en grand classique pour la seconde génération de blogueurs, voire tend à se raffiner pour donner lieu à des œuvres écrites à plusieurs mains. Il suffit que Mady s’absente de son blog Les madeleines de Mady en juin 2009 pour que Manu xyz, Romain Ronzeau, Bambii et Ciia s’infiltrent sur son blog et déroulent une aventure loufoque à suivre.
Parmi les dispositifs de l’écriture collective, la mode est un temps au blog de couple. Le premier d’entre eux est Moutonbenzène, le blog de Capu et Libon (février 2005) mais ce sera ensuite au tour de Laurel et Fabrice Tarrin (Le Fleurblog en août 2006), Slothello et Louna (Le Slouna blog en 2008) ou encore d’Obion et Miss Gally (Le Loveblog en août 2005) qui donnent à ce concept une tonalité explicitement sexuelle. Mais plus riche encore seront certains blogs bd collectifs tels que Chicou-Chicou qui rassemble Boulet, Domitille Collardey, Lisa Mandel, Aude Picault et Erwann Surcouf, ou encore le collectif Damned (depuis 2005, il réunit Clotka, Flan, Goupil Acnéique, Olgasme).
D’un blog à l’autre, on va aussi trouver des dispositifs plus ponctuels : les ping-pongs (deux blogueurs s’envoient des défis graphiques à réaliser), les fan-art et dédicaces (un blogueur célèbre publie sur son blog les dessins que lui a adressé un autre blogueur), les chaînes (un blogueur fait passer à plusieurs de ses collègues des questions auxquelles il faut répondre en dessin avant de les repasser à d’autres blogueurs). Au-delà du caractère anecdotique de ces mini-évènements, leur objectif est bien de souder les membres d’un groupe, de confirmer des relations virtuelles entre tel blogueur et tel autre. Plus que jamais, les principes de fonctionnement du blog bd en font un outil de sociabilité autant qu’un outil d’expression.

Dans certains cas, les projets d’écriture collective rassemblant des blogueurs bd prennent une ampleur plus importante et dépassent la simple preuve d’amitié. Des sites collectifs à grande échelle sont mis en place en prenant appui sur la communauté de blogueurs bd. C’est le cas de 30joursdebd, plateforme de diffusion lancée en 2007 et qui rassemble plusieurs blogueurs comme Ced, Allan Barte, Tim, Dromadaire bleu, Lommsek, Johan Troianowsky. En juin 2006 est lancé, anonymement, le site Donjon Pirate comme un hommage à la série Donjon de Lewis Trondheim et Joann Sfar. Régulièrement est publiée une planche autonome dessinée par un auteur différent, tirée d’un album imaginaire de la série (qui est censée en compter 300). En 2008 les auteurs révèlent leur identité et on retrouve derrière les noms de blogueurs célèbres comme Raphaël B, Obion, Loïc Sécheresse, Poipoipanda, Gally, et surtout Wandrille, l’instigateur du site. Donjon pirate, pendant tout son déroulement, s’affirme aussi comme un site interactif où l’enjeu est, pour les connaisseurs, de repérer quel célèbre blogueur est derrière chaque planche...
Il en ressort que le mouvement des blogs bd a pu donner naissance à des œuvres uniques et a encouragé, grâce à sa force communautaire, le principe d’écriture collective qui existait peu dans la bande dessinée, ou alors au sein des fanzines.

le blog comme format canonique de l’écriture graphique numérique


Grâce à la cohérence de la communauté qui le soutient, le mouvement de blogs bd finit par s’imposer comme modalité la plus courante de publication en ligne pour un dessinateur. Cette situation perdure de 2005 à 2009. Mais existe-t-il vraiment des codes d’écriture qui définiraient un blog bd, au-delà d’un simple rattachement communautaire ?
En introduction de ce chapitre, j’avais posé le principe que le blog bd pouvait se lire selon deux définitions : une plus axée sur la forme, l’autre s’intéressant au contenu, étant entendu que la forme peut influencer la nature du contenu. Intuitivement, la définition formelle fonctionne mieux, ne serait-ce que parce que, contrairement au terme webcomic, l’expression « blog bd » contient en elle le nom d’une forme spécifique de contenu web, le blog. En théorie, le format « blog » n’impose pas de contenu prédéfini : on peut mettre n’importe quoi sur un blog, dans n’importe quel ordre. Mais dans les faits, l’évolution du mouvement des blogs bd va privilégier des types de contenus spécifiques qui sont de l’ordre du « carnet de notes ». Il va imposer des codes d’écritures et de lecture au point où l’on peut légitimement s’interroger sur l’existence d’un « genre » (au sens littéraire du terme) qui serait l’écriture graphique pour blog. Même si les blogs bd sont extrêmement variés dans leur contenu, chaque auteur interprétant à sa façon le format, des constantes émergent, souvent en relation au genre littéraire du « journal intime ». La meilleure preuve de la réalité de ces constantes est la multiplication des blogs bd parodiques qui jouent sur les codes de la fiction et le rapport à la réalité.

le format blog et son influence sur les bandes dessinées publiées
Un premier arrêt étymologique permet de percevoir un ensemble de caractéristiques évidentes. Le « blog » est un type de contenu éditorial présent sur Internet depuis la fin des années 1990 ; abréviation de web log, il s’agit d’un journal de bord tenu par un auteur, nécessairement publié en ligne. L’évolution des outils de publication numérique a fait du blog un espace de publication généralement gratuit quand il est hébergé par un hébergeur de blogs tel que Blogger (1999), 20six (2003), Wordpress (2003), Overblog (2004), mais aussi sur le site Internet de certains médias tels que Skyrock, lemonde.fr, Libération, Rue89. Le succès des blogs est naturellement lié à leur facilité d’utilisation, puisqu’il n’est pas besoin de savoir parler les langages de programmation html ou css pour publier des articles, les aspects techniques étant gérés par l’hébergeur. En France, une première grande vague de blogging a lieu dès 2002 avec les blogs adolescents de la plateforme Skyblog qui accueille autant de journaux intimes d’un genre nouveau [13]. Mais au-delà de ce phénomène adolescent, de nombreux blogs sont le fait d’adultes, en particulier des journalistes, des chercheurs, ou des hommes politiques, ce qui n’empêche pas de simples quidams de devenir célèbres uniquement grâce à leur blog. A partir de 2005, le blog est un moyen d’expression de plus en plus fréquent et de plus en plus couru car censément porteur d’une liberté d’expression renouvelée.
A partir de cette définition, il faut être conscient, et c’est d’autant plus vrai pour les blogs bd, que l’outil de publication numérique appelé « blog », avec son principe d’hébergement, n’est pas une condition sine qua non pour faire partie de la blogosphère. Un blog peut également être mis en place sous la forme d’un traditionnel site Internet. Ce qui fait le blog n’est pas qu’un type de contenu, c’est aussi une mise en forme particulière. De nombreux concepteurs de sites web, comme Wordpress, proposent d’ailleurs à leurs utilisateurs des interfaces qui reprennent volontairement la forme d’un blog. Que trouve-t-on alors dans un blog ?
Le blog, qu’il soit dessiné ou écrit, se présente comme une suite d’articles dont l’auteur est identifiable et parle en son nom propre (même s’il ne s’agit que d’un pseudonyme ou de publication collective), généralement organisé selon un ordre antéchronologique, c’est-à-dire que le dernier article publié apparaît en premier sur la page d’accueil. Ce classement spécifique insiste sur l’aspect « journal de bord » : l’auteur présente sa production (graphique ou textuelle) du moment en temps réel et une réflexion chasse l’autre. Le succès d’un blog tient donc à sa fréquence de mise à jour et à son rapport à l’actualité (du monde ou de l’auteur), contrairement à un site Web, plutôt destiné à la stabilité des contenus. Le blog est généralement pourvu d’éléments complémentaires, non nécessaires mais souvent présents : les commentaires (qui permettent au lecteur de réagir aux articles), les liens (où l’auteur conseille au lecteur d’autres sites ou blogs proches de lui), l’accès aux archives (qui confirme l’importance de l’écoulement du temps dans le fonctionnement du blog). Enfin, dans la culture Web, le blog est généralement perçu comme un espace de libre expression personnelle là où un site est davantage anonymisé et éditorialisé, voire institutionnel. Le blogueur peut dire ce qui lui passe par la tête, papillonner d’un sujet à l’autre sans que personne (sauf peut-être ses lecteurs) ne lui en fasse le reproche.
Flore Tilly différencie les blogs bd du reste de la publication en ligne, et particulièrement des webcomics, de la façon suivante : « Le blog BD se distingue d’une bande dessinée en ligne par la fréquence de la publication de posts, dans ce cas précis des billets sous la forme de vignettes de bande dessinée. Il existe clairement une contrainte temporelle pour les blogs BD comme pour les blogs en général. Pour conserver son auditoire, qu’il soit actif (c’est-à-dire laissant des commentaires) ou non, il est nécessaire de publier à intervalles réguliers, de ménager une certaine attente d’un post à l’autre par exemple. La constance de la mise à jour, parfois quotidienne, influe sur le processus créatif du blogueur BD. C’est précisément cette urgence de la création, cette spontanéité qui donnent sa particularité au blog BD dans le paysage de la bande dessinée en général. » [14]. Webcomic et blog bd ne se confondent pas. Il s’agit de deux faces différentes de la publication en ligne et, dans le cas du blog bd, la dimension communicationnelle et le rapport au public est bien plus fondamentale.

Par rapport aux sites personnels des débuts du Web, le fossé est grand ; le blog prend en compte l’impact grandissant de ce qu’on appelle couramment le web 2.0, c’est-à-dire l’aspect communautaire et le réseautage social qui casse le rapport univoque de l’internaute vers le contenu en permettant à l’internaute d’intervenir sur le contenu (par les commentaires) ou de devenir lui aussi, à moindre frais, producteur d’un contenu quasi-professionnel. Mais pour la publication de bandes dessinées en ligne, le blog annonce surtout une interprétation de la bande dessinée comme « langage » spontané plutôt que comme œuvre d’art à part entière (et là se situe la spécificité française par rapport au domaine américain). Les dessinateurs américains publient en ligne des œuvres (de qualité très variable) alors que les dessinateurs français utilisent le Web comme un espace de publication de carnets de bord plus proches du brouillon hétéroclite que de l’œuvre avec un début et une fin.
Il est manifeste que la forme du blog encourage (et c’est vrai aussi pour le texte) une écriture spontanée, qui peut prendre du temps mais qui n’est pas destinée à s’inscrire dans le temps. Les dessinateurs français vont interpréter cette idée avec la plus grande des libertés. Ils vont faire de la bande dessinée un « média » au sens propre et préférer en quelque sorte un « langage trivial » de la bande dessinée, qui aurait pour seul fin de communiquer des idées personnelles, et non de donner naissance à une œuvre. Les nombreux éléments de dialogue communautaire, entre blogueurs ou entre blogueurs et lecteurs (commentaires, liens) encouragent cette interprétation du blog bd comme moyen d’expression plus que comme œuvre.
Certains blogueurs bd ont poussé à l’extrême l’aspect communicationnel de leur blog en y ajoutant des éléments originaux. Ils peuvent lancer des concours (concours de fan-art, mini-jeux, picto-patato sur le blog de Martin Vidberg L’actu en patates) ou imaginer des boutiques pour vendre des « produits dérivés », ou encore installer des « radios blogs » grâce auxquelles les lecteurs peuvent écouter des musiques adéquates en lisant le blog. Tout dépend du blogueur, mais certains réagiront directement dans leurs articles aux remarques et aux gestes de leur lectorat. Ainsi l’un des classiques de l’article de blog, très attendu par les lecteurs, est le compte-rendu d’après-festival, dans lequel le blogueur évoque ses rencontres avec ses lecteurs ou avec d’autres blogueurs. C’est la forme même du blog qui encourage ce rapport complexe au lecteur, une sorte de complicité virtuelle théoriquement détachée de tous rapports commerciaux, mais parfois ambiguë.

A partir de ces généralités, il faut rétablir quelques évidences : quand on se penche en détail sur les blogs bd, on se rend compte de la diversité de leur contenu, qui ne répond pas toujours entièrement à l’unique idée de « journal de bord ». Certains auteurs, comme Gad avec le blog Ultimex (2008), utilisent le format blog pour publier un webcomic à suivre, et n’interviennent en temps qu’auteur sur le blog qu’exceptionnellement, pour des annonces ponctuelles. D’autres, comme Aseyn (2007), se servent de leur blog pour publier des illustrations sur le vif, mais sans s’attarder sur des anecdotes quotidiennes, un cliché qui s’attache à tort, aux blogs bd. D’autres blogueurs ont un usage extrêmement souple du blog et utilisent la possibilité d’indexation par catégorie pour livrer sur leur blog des contenus extrêmement variés. C’est le cas de Wouzit (2006) dont le blog contient une quinzaine de catégories qui recouvrent des contenus aussi variés que des bandes dessinées de fiction, des dessins d’humour en une image, des comptes rendus à la fois graphiques et textuels de films, etc. Le blog de Tim, A cup of Tim, fonctionne sur un principe identique (2007). A l’inverse, le blog de Paka (2005) n’accueille qu’un seul type de contenu : de courts strips d’humour potache à la mise à jour très régulière dans lequel Paka évoque son quotidien d’une façon complètement décalée, puisqu’il y tue régulièrement des hippies, vomit à la moindre occasion et se transforme de temps à autre en monstres lovecraftiens. Enfin, plusieurs blogueurs bd sont connus pour la densité des textes qu’ils publient, en même temps ou à côté de leurs dessins (Wandrille, Tanxxx).
Il est donc difficile de définir le blog bd en une seule formule tant l’usage de ce qui n’est après tout qu’un outil technique de publication, est divers. Néanmoins, on peut distinguer des tendances fortes dans le maquis des blogs bd. On peut énumérer brièvement les plus courantes, qui peuvent éventuellement se combiner, et n’ont que valeur d’exemples. Elles peuvent tout à fait se combiner au sein d’un même blog, au gré des envies de l’auteur [15].
1. le blog bd comme espace de diffusion d’un webcomic : une histoire à suivre est publié sur le blog, avec très peu d’interventions personnelles de l’auteur (Le blog d’Ultimex de Gad, Sans emploi de Jibé, MégaKravMaga de Frantico et Mathieu Sapin) ;
2. le blog bd comme carnets de croquis virtuel : le dessinateur utilise le blog pour diffuser librement des dessins non-publiés, indépendants les uns des autres, présenter des projets en cours à ses lecteurs, mener des expérimentations graphiques ou encore annoncer des expositions et des parutions. Le blogueur intervient peu en son nom, et quand il le fait cela passe principalement par le texte (Aseyn, Bastien Vivès, Manu Larcenet, Thomas Gilbert, Erwann Surcouf...) ;
3. le blog bd comme espace de publication régulière de dessins d’humour : pas d’histoire à suivre mais plutôt des dessins uniques, ponctuels, irréguliers, en lien ou non avec l’actualité, mais qui ne sont pas de simples croquis (Maëster, L’actu en patates de Martin Vidberg, La dissonance des corps de NR...) ;
4. le blog bd thématique : le blog sert pour une expérimentation ponctuelle autour d’un thème qui lui donne sa cohérence et est décliné au fil des articles (le blog culinaire de Guillaume Long A boire et à manger, le blog pour jeunes parents de Nathalie Jomard Le petit précis de grumeautique, le blog de reportage de Mathieu Sapin sur liberation.fr Journal d’une campagne) ;
5. le blog bd d’opinion : comme sur un blog texte, le blogueur exprime en images son opinion sur divers sujets (politique, cinéma, littérature), simplement le fait-il en bande dessinée (Maadiar) ;
6. le blog bd comme journal intime dans lequel le blogueur présente aux lecteurs des anecdotes tirés de son quotidien... Modalité la plus courante, c’est celle que je vais détailler à présent.

un journal graphique intime,
ou le blog bd comme genre de la littérature dessinée en ligne

À côté de la variété des usages du blog par les dessinateurs, le blog bd peut aussi se concevoir comme un genre au contenu et formes précises et, surtout identifiées comme telles par la majorité de ses acteurs. Si plusieurs blogueurs bd utilisent le blog comme support de publication d’illustration et de planches (comme un book en ligne), force est de constater qu’il ne s’agit pas de l’usage dominant. Conformément à l’étymologie du mot, le blog est utilisé comme un espace d’expression personnelle, et c’est en ce sens que le blog bd peut être interprété comme genre, même si ses caractéristiques n’ont rien de contraignant. Seul varie, ensuite, l’interprétation de cette notion « d’expression personnelle » en fonction du tempérament du blogueur. Mais on peut déjà repérer un certain nombre de constantes qui peuvent être autant de codes d’un genre d’écriture graphique personnelle en ligne qui ont émergé et qui, sans devenir hégémoniques, ont rencontré un franc succès chez les blogueurs bd au point que l’on résume trop souvent, à tort, le blog bd à un journal du quotidien. Ces constantes, en réalité, sont celles qui vont être employées par les premiers blogueurs (Boulet, Cha, Laurel, Maliki, Frantico), répétées et raffinées par leurs successeurs.
D’un point de vue formel, assez rares sont les blogs bd qui innovent véritablement et cherchent à s’adapter formellement au support numérique [16]. La moyenne est plutôt au bon vieux principe de la planche scannée, d’abord typique des dessinateurs amateurs mais qui se retrouvent à présent y compris chez des professionnels. Et même quand il s’agit de dessins réalisés directement sur ordinateur, les auteurs conservent des principes de planches et de cases venus du papier. Quelques exceptions remarquables, cependant. D’abord l’un des changements majeurs apportés par le blog bd est le déroulement vertical comme nouveau principe de lecture, apte à casser en partie la logique de planche [17]. Un auteur comme Raphaël B joue à plusieurs reprises sur le scrolling, comme dans ce dessin où le déroulement fait naître la vitesse du personnage [18]. Sur son blog Les petits riens, Lewis Trondheim utilise un principe de déroulement vertical qui fait que les dessins les plus anciens disparaissent définitivement du blog [19]. Enfin, d’autres blogueurs bd poussent volontiers les expérimentations formelles (Moon Armstrong dans Le blog girly de Moon, Malec et son blog à Malec), mais ils sont minoritaires : le blog bd n’est pas une zone d’expérience formelle et les innovations tiennent plutôt aux rythmes de diffusion.
En revanche, l’une des constantes les plus régulières des blogs bd est la création d’un avatar qui représente graphiquement le blogueur lui-même. Celui-ci ne se contente de dessiner ses histoires de façon détachée, il s’implique dans la narration, régulièrement ou ponctuellement mais inévitablement. La forme prise par l’avatar est ensuite variable. Beaucoup sont ceux qui se contentent de se dessiner selon leur style graphique mais sans modifier outre mesure leur apparence, simplement en se basant sur des éléments visuels reconnaissables (le chapeau de Laurel, la tignasse rousse et les lunettes de Boulet, le gros nez de Turalo et de Ced, la barbe de Monsieur le Chien) mais éventuellement variables (voire les multiples coiffures de Cha au fil de son blog) tandis que d’autres utilisent les ressources de l’anthropomorphisation. Un procédé que l’on retrouve chez Fabrice Tarrin (qui se dessine en lémurien), Pirate Sourcil (qui se dessine en renard humanisé), Wandrille et Fred Neidhardt (qui se dessinent tous les deux en cochon), Lychen (qui se dessine en monstre vert), L_ Amiral (qui se dessine en.... à vous de juger....). Là est le principe même de l’avatar virtuel, qui n’est pas propre au blogs bd mais vient du jeu vidéo : donner une identité visuelle personnalisé à un joueur. A l’avatar peut s’ajouter un « familier » souvent animalier qui sert à nourrir le dialogue : les chats Freya et Feänor de Maliki, le chat obèse et obsédé de Frantico, la plante carnivore de Gally. En outre, il faut remarquer que le blog bd a remis à l’honneur chez les dessinateurs l’usage du pseudonyme dont la mode s’était largement perdue dans la bande dessinée alors qu’il était encore fréquent au début des années 1980. Quoiqu’à ce petit jeu, certains blogueurs, comme Poipoipanda, reprennent, une fois devenu dessinateur de bande dessinée, leur « vrai » nom (en l’occurrence Jérôme d’Aviau).
Espace personnel et libre de son auteur, le blog bd est souvent investi et personnalisé au maximum. Le blogueur bd ayant la chance d’être un graphiste, il peut personnaliser son bandeau-titre et ses menus. Tout dépend en réalité de la marge de manœuvre laissé par l’hébergeur de blog. Il est certain que Boulet, sur le site Bouletcorp a pu avoir tout loisir de personnaliser ses menus en les remplaçant par des mini-monstres couinant dont les visages changent à chaque saison (cette fonctionnalité a depuis été supprimée). Le blogueur bd s’approprie matériellement son blog, ce qu’il ne pourrait pas faire dans une publication papier éditorialement contrainte. C’est aussi pour ça que le blog bd peut être considéré comme une « œuvre ».
Quant au contenu à proprement parler, le plus fréquent est l’anecdote, ce qui se comprend facilement quand on se dit que le mode de lecture de l’article de blog s’adapte mieux à des formes brèves et/ou à suivre de narration plutôt qu’à de longues et denses histoires. Plus précisément, le blog bd se délecte de l’anecdote du quotidien qui concerne plus (compte-rendu de festival) ou moins (courses au supermarché) le lecteur lambda, quand il ne s’adresse pas qu’à un groupe précis (soirée entre amis où l’on repère qui est qui). Le récit au plus près de la vie et/ou des opinions du blogueur tend à créer une proximité voire une complicité feinte entre lui et son public. Au fur et à mesure se mettent en place des codes implicites qui ne fonctionnent que sur la durée, et donc une double lecture du blog, l’une destinée aux initiés fidèles qui suivent le blog depuis longtemps et savent repérer les clins d’œil, l’autre pour ceux qui viendrait à le découvrir.
Enfin, et c’est seulement là, peut-être, que le blog bd fait preuve d’une forme d’originalité formelle, il s’est constituée une certaine tendance des blogs bd à instaurer un rapport ambigu entre la réalité et la fiction. Centré sur des anecdotes du quotidien de l’auteur, le blog bd instaure une forme de sincérité entre l’auteur et son lecteur quant à la véracité des anecdotes. Néanmoins, il n’est pas interdit (voir il est conseillé) de proposer un décalage avec la réalité qui rendent intéressant ce qui n’est, au fond, qu’une anecdote personnelle. Le blog bd se rapproche alors de la catégorie littéraire dite de « l’autofiction » où un auteur brode une fiction à partir de son expérience ; la présence de l’avatar qui représente le blogueur mais n’est pas lui pour de vrai en est une des manifestations. La plupart des blogueurs vivent ce rapport à l’autofiction sur un mode mineur : ils se contentent de dramatiser des situations réelles et d’outrer leurs réactions, tout en conservant l’affirmation d’authenticité sur le mode « incroyable mais vrai ». Mais d’autres auteurs ont fait du décalage réalité/fiction leur marque de fabrique, comme par exemple Boulet, dont les articles sont souvent des plongées soudaines dans un imaginaire ébouriffant, mais qui part toujours d’une anecdote quotidienne. Le dessin permet de jouer sur la réalité, de faire se rencontrer les images et les imaginaires en faisant intervenir des personnages fictifs ou en transposant son avatar dans des parodies reconnaissables.

À énumérer ces constantes formelles, l’amateur de bande dessinée ne peut s’empêcher d’opérer un rapprochement chronologique entre le mouvement des blogs bd et l’expansion d’un genre nouveau dans la bande dessinée papier, l’autobiographie. Sans revenir en détail sur l’histoire de l’autobiographie dans la bande dessinée française, je rappelle simplement ici que ce genre, issu de la littérature écrite et présent dès les années 1970 dans la bande dessinée, connaît un renouvellement important en France dans les années 1990 suite à plusieurs parutions emblématiques (Approximativement de Lewis Trondheim, Livret de Phamille de Jean-Christophe Menu, L’Ascension du Haut-Mal de David B, les comix de Mattt Konture) qui marquent un véritable engouement des auteurs de bande dessinée pour l’écriture à la première personne, traduit concrètement par la création de la maison d’édition ego comme x, qui publie en 1994, dans sa revue éponyme, le Journal de Fabrice Neaud et se spécialise en partie dans l’autobiographie dessinée. L’engouement se poursuit dans les années 2000, selon des modalités variées dont le Persepolis de Marjane Satrapi, les carnets de Joann Sfar, Le combat ordinaire de Manu Larcenet ou le Faire semblant c’est mentir de Dominique Goblet seront d’autres exemples à la fois marquants et distincts. Car il n’est pas question de ne pas différencier ces différentes modalités de l’autobiographie qui ne forme pas un ensemble homogène. Le témoignage historique héroïsé chez Satrapi, le récit linéaire et onirique d’un processus symbolique chez David B ou encore la tentative de traduction plastique de sentiments confus chez Dominique Goblet nous intéressent moins que les autres exemples qui imitent, dans leur narration, les procédés du journal intime et se fondent en partie sur l’interprétation de l’anecdote comme réflexion sur soi. De là le point commun avec les blogs bd : le goût de l’anecdote.
Il est particulièrement développé chez Lewis Trondheim qui en fait le principe fondamental de ses multiples récits autobiographiques : se raconter à partir de simples anecdotes insignifiantes, dans un dédramatisation constante de l’existence. Le titre de son blog bd traduit bien cet état d’esprit : Les petits riens. Il est la continuité logique du travail autobiographique mené par Trondheim depuis 1995 chez Cornélius, poursuivi à l’Association dans des Carnets de bord ; simplement Trondheim s’adapte-t-il à une modalité nouvelle, plus moderne, de publication du journal de bord.
Maintenant reste à se demander si la vague de l’autobiographie en bande dessinée a pu avoir une influence sur le mouvement des blogs bd, dans son versant « journal du quotidien ». On pourrait le croire, et l’hypothèse serait à examiner plus en détail. D’abord parce que Lewis Trondheim a lui-même été blogueur et que beaucoup de blogueurs bd le citent explicitement comme source d’inspiration de leur travail (hors ou dans le blog). Lui et ses collègues dessinateurs spécialisés dans l’autobiographie ont au moins livré à la génération suivante des procédés graphiques et des dispositifs narratifs idéaux pouvant être réutilisés dans les blogs bd pour traduire en image des anecdotes réelles. L’usage d’un avatar comme convention graphique censé représenter le narrateur autobiographique est un procédé théorisé par Jean-Christophe Menu [20]. Même chose pour les procédés d’interpellation directe du lecteur ou d’exagération symbolique du quotidien, présents chez Trondheim.
Néanmoins, cela semble exagéré de parler de travail autobiographique à propos des blogs bd. On y retrouve pas, à quelques exceptions près [21], le principe de pacte autobiographique de sincérité entre l’auteur et le lecteur, qui fonde, selon le théoricien Philippe Lejeune, l’autobiographie, est loin d’être présent. De même, pas de véritable travail réflexif dans les blogs bd, de retour sur soi par le dessin, ou alors de façon superficielle comme sur certains blogs (La BD de Maé de Pacco, Le petit précis de grumeautique de Nathalie Jomard) où les auteurs évoquent à leur façon la difficulté d’être parent [22]. Ce qui n’est pas un reproche mais une constatation : les objectifs de l’autobiographie et des blogs bd ne sont pas véritablement les mêmes. Ils partagent le fait d’être des « espaces d’expression personnelle », mais dans le premier cas l’auteur se lance dans une démarche complexe, voyeuriste et risquée d’auto-analyse en public, là où le blogueur bd veut simplement partager des expériences sans forcément se remettre en cause par un « pacte » avec le lecteur.
Des reproches, certains ont pu en adresser aux blogueurs bd : Jean-Christophe Menu et Fabrice Neaud, dans un article paru dans la revue Eprouvette (n°3), dénoncent une « autobiographie de proximité » qui s’est développé suite à leurs travaux, et dans laquelle ils ne reconnaissent pas leur héritage. Ils ne visent pas uniquement les blogs bd, mais nous sommes en 2007, le mouvement bat alors son plein et certains journalistes commencent à employer le mot « autobiographie » pour parler de ce nouveau phénomène. Fabrice Neaud réitère ses réserves plus spécifiquement à l’égard des blogs bd lors d’une conférence aux Beaux-Arts de Lyon en 2009 [23]. Il reproche notamment aux blogueurs une forme d’autocélébration sans esprit critique, où le dessinateur se réduit à un stéréotype sans véritablement interroger son « moi », sans véritable mise en danger, typique de la démarche de l’autobiographie. On retiendra, dans la réponse de Wandrille qui vient discuter les propos de F. Neaud, l’idée que « c’est ça, un blog, c’est quelque chose qui s’inscrit dans le temps et dans un éphémère certain. », que l’intérêt et la qualité d’un blogueur n’est pas de faire œuvre mais de s’inscrire dans une régularité, de décrire en direct un processus de sa vie personnelle. Cette dimension temporelle de l’internaute qui suit un blog au jour le jour est essentielle dans la compréhension du genre du blog bd.

Que l’esthétique des blogs bd soit ou non une banalisation d’un mouvement artistique de fond de la bande dessinée contemporaine, il me semble malgré tout qu’elle n’aurait pas pu naître si, avant l’an 2000, des dessinateurs n’avaient pas rendu courant et lisible le fait, pour un auteur de bande dessinée, de s’exprimer à la première personne et d’évoquer son quotidien. L’exception française des blogs bd s’explique peut-être par cette coïncidence chronologique entre un engouement général des auteurs et des lecteurs pour l’autobiographie dessinée et un mouvement de publication en ligne sur un outil adapté à cette dernière. Absente aux Etats-Unis et au Japon où la bande dessinée autobiographique n’a pas eu le même impact, cette coïncidence a pu être décisive en France.

le blog bd détourné
Parmi les expériences les plus originales auxquelles a donné lieu le mouvement français des blogs bd sont les blogs bd détournés. Cette fois l’intérêt du blog bd se lit comme « œuvre » pensée dès le départ, et non plus seulement comme moyen d’expression ponctuel, sans perdre pour autant l’appréhension de la durée de lecture. Dès 2004, puis de façon récurrente, plusieurs blogueurs ont miment les codes du blog bd en s’inventant un personnage et en jouant sur la « sincérité » du journal intime qui veut que l’auteur soit de fait le héros des aventures qu’il narre, même si la fiction peut intervenir de façon sporadique. Certains auteurs ont habilement détourné les limites autorisées par le genre, qui permettent à l’auteur de se créer un avatar qui le représente et donc de lui faire vivre des aventures qui peuvent sortir du commun, mais dont il est possible de repérer les inspirations réelles : ils ont inventé un personnage entièrement fictif et en ont fait un auteur de blog bd pour tromper le lecteur innocent qui croirait lire des aventures véritables. Le blog bd détourné est un blog bd qui s’annonce clairement comme tel (un dessinateur dessine son quotidien en bandes dessinées et le publie pour des internautes), qui s’appuie sur des caractéristiques génériques non contraignantes mais reconnaissables, mais qui est de A à Z une œuvre de fiction, y compris dans l’identité même du blogueur. Alors on peut parler, de la part de l’auteur qui est derrière, d’œuvre de fiction d’autant plus habile qu’elle prend l’apparence de la réalité en se cachant derrière des codes maîtrisés par tous.
La plus habile et la plus durable de ces supercheries est évidemment le blog de Frantico, tenu par Lewis Trondheim entre janvier et octobre 2005. Là, l’illusion de vérité était poussée à son maximum puisqu’aucun indice (si ce n’est l’impossibilité pour le lecteur de connaître le vrai visage de Frantico) ne laissait deviner que Frantico était un personnage de fiction. Intégré à la communauté des vrais blogueurs, complices, il avait pris corps dans l’esprit de ces milliers de lecteurs. Mais, avant et après l’expérience Frantico, d’autres auteurs ont façonné des fictions, plus ou moins assumées comme telle, qui sont selon moi ce que le mouvement des blogs bd a produit de plus intéressant littérairement parlant.
Le journal d’un lutin d’Allan Barte est un bon exemple de faux blogs bd. Mais, contrairement au blog de Frantico, il se lit d’emblée comme une parodie. Dans ce blog apparu en avril 2005, Allan Barte (qui a par ailleurs un « vrai » blog) imagine un narrateur enfant qui raconterait sa vie et ses passions d’écolier ; en cela, Le journal du lutin est aussi une parodie de skyblog adolescent. Allan Barte utilise donc naturellement, pour « mimer » le style d’un enfant, un graphisme minimaliste et grossier, une écriture appliquée, et il dessine ses planches sur une copie à carreaux pour aller jusqu’au bout de l’imitation. Le blog s’arrête en 2008 après une parution en album chez Delcourt. Le journal du lutin est souvent drôle par son ton provocateur derrière le masque de l’enfance puisqu’il permet à Allan Barte de moquer la vacuité de propos de beaucoup de blogueurs et leur prétention démesurée dès lors qu’ils ont quelques lecteurs. Il est le premier de toute une série de faux blogs qui fonctionnent sur un principe proche, c’est-à-dire où la fiction parodique est manifeste et explicite : Une frite dans les fesses du faux blogueur « Gaylord » est ainsi le journal d’un attardé mental et pousse encore plus loin la provocation avec son titre directement inspiré du Crayon dans le cœur de Laurel.

En 2007 avec Le blog d’une grosse, Miss Gally met en scène le personnage de Cathy, jeune fille obèse et tourmenté par ses problèmes de poids et le regard que les autres porte sur elle, mais qui trouve dans ce faux journal intime une façon d’exorciser ses problèmes. La dessinatrice parvient à employer un ton et un style original, clairement différencié de son blog principal, mais qui lui permet de traiter, par la distance, un questionnement personnel.
Le trouble aura longtemps couru autour du webcomic Maliki. En effet, à ses débuts (dès 2004), il se présente comme le vrai blog d’une jeune fille fan de culture japonaise (le style est clairement inspiré de l’animation japonaise) qui raconte ses problèmes quotidiens de chats et se représente avec des oreilles et une dentition félines (en cosplay en quelque sorte), et en compagnie d’un « double » magique. On se croirait bien dans un vrai blog bd, avec avatar de l’auteur, récits du quotidien, compagnons récurrents, et de temps à autre irruption de l’imaginaire au milieu d’une anecdote banale. Le mélange est savamment dosé car, bien que racontant des récits bien peu palpitants en soi, Maliki reste très prenant par son rythme soutenu de publication (hebdomadaire) et la cohérence de ses intrigues, deux éléments qui tranchent avec le moyenne des blogs bd ; il arrive à éviter la caricature en la frôlant de peu. Avec le Festiblog 2006, on se rend compte que Maliki est dessiné par un homme, Souillon, alors que tous les lecteurs croyaient être en face d’une blogueuse... Le webcomic se poursuit pourtant et s’étoffe encore de nouveaux personnages tandis que le style de Souillon s’améliore, que des albums sortent et que, courant 2010, un dessin animé est annoncé.

Enfin, une expérience dense de blog bd détourné est Chicou-Chicou, un faux blog collectif tenu de 2006 à 2008 qui met en scène quatre puis cinq amis mayennais (Ella, Juan, Fred, Claude, puis le mystérieux Fern venu du froid). La qualité de Chicou-Chicou est de mêler l’intérêt du faux blog (qui permet de construire une intrigue et des personnages cohérents, et de monter une véritable histoire) et celui du blog collectif (mélange et enrichissement des styles et des tons, avec des histoires en cadavres exquis qui peuvent s’étendre sur plusieurs épisodes et des apartés plus personnels de l’un ou l’autre). Les histoires des Chicou-Chicou varient entre jeux de cadavres exquis, anecdotes de la loose quotidienne à Château-Gontier et délires parodiques transgressifs où les quatre amis partent tuer du zombi, ou se trouvent transformés en animaux ou en super héros. Le blog s’achève avec un beau dialogue sur l’amitié, plus introspectif que le reste du blog, entre Claude et Ella. Avec la parution de l’album en 2007 chez Delcourt, les noms des vrais auteurs (jusque-là gardés secrets aux lecteurs, puisque les auteurs répondaient volontairement aux commentaires avec leur « personnage ») sont révélés : Boulet (Ella), Lisa Mandel (Juan), Domitille Collardey (Fred), Aude Picault (Claude) et Erwann Surcouf (Fern). Le blog s’arrête alors mais reste une déclinaison intéressante du format blog par cinq jeunes dessinateurs, avec une appropriation habile des codes du genre pour entretenir l’illusion jusqu’au bout.

blogs bd et bande dessinée papier : un nouveau rapport de force ?


La médiatisation à marche forcée du mouvement des blogs bd et de ses évènements collatéraux a un impact considérable sur les rapports entretenus par la publication de bande dessinée en ligne avec l’édition papier traditionnelle. Jusqu’alors, les deux domaines entretenaient des relations assez lointaines et très ponctuelles : les éditeurs traditionnels étaient peu enclins à lancer des projets en ligne tandis que les dessinateurs publiant en ligne n’avaient que peu d’ambitions réelles de voir leurs projets numériques profiter à leur carrière, ou la lancer, pour les amateurs.
La professionnalisation de la bande dessinée numérique s’accélère, ne serait-ce que parce que beaucoup de blogueurs bd sont de futurs professionnels tandis que, corollairement, la plupart des jeunes dessinateurs tiennent en même temps un blog qui leur sert éventuellement de porte d’entrée chez des éditeurs. Dès 2005, les blogs bd rendent visibles la publication en ligne, interpellent les éditeurs et font de la publication en ligne un passage incontournable pour de jeunes auteurs souhaitant être publiés sur papier.

le tournant Frantico, ou quand les blogs bd deviennent publiables
Une fois de plus, Le blog de Frantico est le déclencheur d’un mouvement de fond de publication des blogs bd et des auteurs de blogs bd sur le marché de la bande dessinée papier. Après plusieurs mois de parution en ligne, Le blog de Frantico est adapté un album chez Albin Michel, sans que son véritable auteur ne soit encore démasqué. L’identité de Frantico restant secrète, ce qui ressort de cette première publication d’un blog bd est une double affirmation inédite selon laquelle 1. un blog bd est un objet publiable et transposable sur papier ; 2. un blog bd peut être un tremplin vers l’édition papier. Elle est inédite car, en 2005, aucun blogueur ne blogue pour être publié, et le blog bd n’a pas d’autre modèle économique que la gratuité d’accès, sous dépendance d’un hébergeur de blog. Ironiquement, cette double affirmation est en partie fausse puisque l’auteur du blog de Frantico est en réalité un professionnel. Mais ce qui compte est l’impact de cette première publication dans l’esprit aussi bien des blogueurs bd que des lecteurs de blogs bd, mais aussi, on l’imagine, des éditeurs qui voient s’ouvrir là un filon important.
Quand on l’observe dans le détail, le lancement du phénomène d’édition de blogs bd repose presque largement sur les épaules de Lewis Trondheim, lui-même instigateur du mouvement. En effet, devenu directeur de collection aux éditions Delcourt en 2005 avec le label Shampooing, il entreprend de l’employer pour publier des blogs bd ayant déjà rencontré un succès en ligne. Outre son propre blog Les petits riens dès l’automne 2006, cela commence avec Le journal du lutin d’Allan Barte (2006), puis se poursuit jusqu’en 2008 [24]. Par la suite, la publication de blogs bd dans Shampooing va se relâcher, mais la collection continuera d’accueillir des auteurs qui se sont fait connaître par leurs blogs (Olivier Texier, Guerrive). Delcourt est le premier grand éditeur à se pencher véritablement sur la manne des dessinateurs de blogs bd, par l’intermédiaire de son directeur de collection Lewis Trondheim, lui-même impliqué dans le mouvement.

Avant de poursuivre, il me faut dire un mot des adaptations de blogs bd, objets éditoriaux souvent méjugés, considérés comme de simples déclinaisons commerciales d’un succès du Web. On peut légitimement se demander l’intérêt d’éditer (et de faire payer) une œuvre qui existe déjà, gratuitement, en ligne. Encore faut-il se resituer dans l’économie du marché de la bande dessinée en 2007 qui reste encore dynamique et n’a pas de raison de se transférer, comme aux Etats-Unis, en direction de la publication numérique. Au contraire, l’édition papier reste l’horizon d’attente des auteurs et des éditeurs, et donc un passage incontournable pour qui veut se professionnaliser. Et le livre conserve encore, en France, une valeur ajoutée par rapport à la lecture numérique bien peu développée en-dehors des ordinateurs. D’autre part, l’édition de blog peut-être un véritable défi pour un éditeur. Ce problème a été clairement perçu par Wandrille, responsable des éditions Vraoum dans lesquelles ont été publiés quelques blogs bd et blogueurs, dont Un crayon dans le cœur de Laurel : « Lors de la phase de chemin de fer, il a fallu placer les planches dans une logique narrative inexistante à la base et trouver un écoulement fluide tout au long de l’histoire en recréant des liens qui n’existaient pas sur des planches. Et là, par un miracle éditorial dont il faut créditer l’auteur et la bonne étoile de l’éditeur, tout d’un coup, en mettant certaines planches côte à côte, on se retrouve avec une alchimie étrange qui fait que les planches se nourrissent les unes les autres et dépassent majoritairement leur côté premier degré en prenant un place et un sens dans l’histoire globale » [25]. A titre d’exemple, l’édition papier du blog de Boulet, Notes, propose des planches inédites dont le but est de faire un lien entre les différentes notes qui ont d’ailleurs été sélectionnée, de créer une véritable narration.
Il ne faut pas oublier ici que l’édition d’un blog bd est aussi un travail de création, et qu’elle peut être vue comme un processus de professionnalisation, ou plutôt de mise aux normes professionnelles, d’une création qui n’est pas fait pour être édité, à la base. Après tout y a-t-il, dans la bande dessinée, une tradition latente d’édition des « carnets » des auteurs. Lorsqu’on analyse les noms des blogs édités dans la collection Shampooing, on comprend d’autant mieux que tous les blogs ne sont pas publiables. Ceux qui l’ont été sont ceux qui relèvent d’un vrai projet de création originale et de fiction qui pose un regard critique sur le blog bd (Frantico, Le journal du lutin, Chicou-Chicou), d’une thématique particulière qui leur donne leur cohérence narrative (Libre comme un poney sauvage qui est un carnet de voyage, Le journal d’un remplaçant qui raconte le quotidien d’un professeur des écoles), d’une histoire avec un début et une fin (Virginie). Les exceptions sont Les petits riens, Le journal intime d’un lémurien, Pattes d’eph et cols roulés, Notes... mais on peut remarquer qu’ils sont l’œuvre de dessinateurs déjà engagés dans le métier.
Reste qu’il existe des bonnes et des mauvaises éditions de blogs bd, et que le blog bd n’est pas fait, à la base, pour être publié tel quel. Il le sera pourtant, et en masse, de 2005 à aujourd’hui...

petit bilan du phénomène d’adaptation papier des blogs bd
S’il fallait dresser un bilan des adaptations papier de blogs bd, deux remarques s’imposeraient d’emblée. D’une part la quantité de blogs bd adaptés [26], si on la ramène à la masse anonyme des blogueurs bd, n’est pas si importante, et ne permet pas de parler d’autre chose qu’un phénomène de mode qui reflète le besoin des éditeurs, à un instant T, de renouveler leur production. Les albums tirés de blogs bd ne sont donc que peu représentatifs de l’ensemble du phénomène. Ils sont en large partie le fait de dessinateurs professionnels ou semi-pro. D’autre part, le phénomène est continu de 2005 à 2012 : il ne connaît pas d’interruption et n’est pas encore terminé. Dans certains cas, comme celui de MégaKravMaga de Lewis Trondheim et Matthieu Sapin, chez Delcourt, il est difficile de différencier un blog bd spontané d’un blog bd qui s’avère être une prépublication en ligne d’un futur album prévu par ailleurs.
Comme une illustration du poids relatif des adaptations de blogs bd, le nombre d’éditeurs intéressés par l’édition de blogs bd reste limité. En première ligne se trouve Delcourt, qui bénéficie de la collection Shampooing (qui va encore éditer en 2011 Les drague-misère de Thomas Mathieu et L’actu en patates de Martin Vidberg) puis, à partir de 2011, ouvre aussi le reste de son catalogue à des adaptations de blogs bd, avec, en 2011 Les madeleines de Mady de Madeleine Martin et Les petites histoires viriles de Jéromeuh. Mais Delcourt est le seul grand éditeur à s’intéresser de façon extensive aux blogs bd : ce terrain va être principalement investi par de jeunes et de petites maisons d’édition, de natures très variées.
L’une des plus actives dans le domaine est Warum/Vraoum, la maison d’édition fondée par Wandrille et Benoît Preteseille en 2004 [27]. Wandrille y édite sa propre série diffusée en ligne Seuls comme les pierres dès 2005. Il publie également Un crayon dans le coeur, le blog de Laurel (2009), Ultimex de Gad (2009-2010), Chef Magik de Guerrive (2008) et La bande pas dessinée de Navo (2010). Parmi les premiers éditeurs à scruter le succès des blogs bd, on retrouve également Ankama, une maison d’édition qui est aussi éditrice de jeux vidéo et de films d’animation : elle publie Maliki dès 2007 pour en faire une série (5 tomes parus en 2012), mais aussi d’autres blogueurs aux styles très différents, mais reconnus dans le monde de l’illustration (Les carnets de la grenouille noire par La grenouille noire, 2009) ou dans la culture geek (Davy Mourier, 41 euros pour une poignée de psychotropes, 2011), deux univers culturels avec lesquels les équipes d’Ankama sont en contact permanent. La boîte à bulles, fondée en 2003 par Vincent Henry, publie Nicolas Wild (Kaboul Disco, 2007) puis Myriam Rak (Mimi stinguette, 2011). Plus ponctuellement, on trouve aussi d’autres éditeurs de petite (Onapratut avec Le blog de Nemo7 et Martin Vidberg en 2008) et moyenne taille (Bamboo avec Le journal du petit Nicolin en 2007, Paquet avec Les toujours ouvrables de Soph’ en 2008, Diantre ! avec Mon gras et moi de Gally en 2008).
Le filon des blogs bd va, étonnamment, attirer des éditeurs jusque-là non spécialisés dans la bande dessinée. C’est le cas de Jean-Claude Gawsewitch qui sera l’éditeur de Ma vie est tout à fait fascinante de Pénélope Bagieu (2008), puis de Moi vivant vous n’aurez jamais de pause de Leslie Plée (2009), puis d’autres blogueurs bd, principalement des femmes. Il sera suivi par Marabout (le fameux éditeur généraliste), qui publie en 2009 J’aurais adoré être ethnologue de Margaux Motin et continue avec Pacco (2009), Jibé (2010) et Diglee (2011). A noter également l’incursion furtive de Michel Lafon (Le petit grumeau illustré de Nathalie Jomard en 2009).
Pour comprendre nombre des exemples de publication de blogs bd, il faut bien saisir que cet « objet éditorial » va s’inscrire dans des mouvements plus vastes qui dépassent la seule bande dessinée. L’exemple le plus flagrant est celui des blogs dits « girly ». Le terme vient directement de la chick lit, un genre littéraire apparu aux Etats-Unis à la fin des années 1990 qui fonctionne sur une identification de jeunes lectrices urbaines et branchées à des héroïnes féminines évoluant dans un univers quotidien. Un certain nombre de blogs bd réalisés par des filles vont être perçus par les éditeurs comme relevant de ce même genre, et on parlera à leur propos de « blogs bd girly » qui, selon ces mêmes critères, doivent s’adresser à un public de filles très ciblé, vision souvent réductrice. Sur ce créneau seront publiés les blogs bd de Pénélope Bagieu, Margaux Motin, Diglee, Mimi Stinguette... Cette remarque pour vous rappeler que l’une des forces du mouvement des blogs bd a été de s’adresser à un public qui ne se limitait pas à des amateurs de bande dessinée, mais s’étendait à tous les internautes, qu’ils soient ou non lecteurs de bande dessinée papier. Le rapport au blog bd n’est pas un rapport d’un lecteur à une œuvre, mais d’un lecteur à un auteur.

Il faut également considérer le fait que tous ces éditeurs ne font pas qu’éditer des versions papier de blogs : ils s’intéressent aussi aux blogueurs bd eux-mêmes et les publient, y compris pour des œuvres différentes. Là, en revanche, on peut parler d’un mouvement de fond, bien plus essentiel que l’édition de blogs bd...

ouverture de rapports entre publication numérique et publication
En même temps qu’il prouve qu’une œuvre numérique peut être adaptée sur papier avec succès (au moins avec succès commercial, s’entend...), le mouvement des blogs bd démontre habilement que les jeunes dessinateurs qui publient en ligne peuvent constituer le vivier des futurs auteurs ; et, inversement, des dessinateurs encore mal ou peu insérés sur le marché de la bande dessinée se rendent compte que leur blog peut être un tremplin utile pour gagner un public. En ce sens, l’édition papier des blogs bd n’est qu’une partie anecdotique d’un bien plus large et bien plus important mouvement qui voit l’édition papier s’intéresser de plus en plus à ce qui est publié en ligne. En d’autres termes, et c’est une nouveauté par rapport à la situation d’avant 2005, la publication numérique n’est plus un espace autonome du marché papier, mais tend à nouer des rapports directs avec l’édition commerciale.
Car à côté des éditions de blogs bd, de nombreux blogueurs bd parviennent à être publiés grâce à leur blog, mais sur des albums indépendants du blog. Pour certains d’entre eux, il faut minimiser l’impact du blog dans la mesure où ils étaient déjà bien entrés dans la profession. Mais on ne peut s’empêcher de se demander si Boulet et Obion auraient été engagés par Delcourt pour poursuivre la mythique série Donjon en 2007-2008 si leurs blogs bd respectifs ne leur avaient pas permis de se faire connaître auprès d’un public plus large qu’auparavant. Car là est la grande force du blog bd aux yeux de l’éditeur : il attire derrière un auteur un public conquis d’avance et assure une plateforme publicitaire gratuite à l’album. On engage un auteur et avec lui sa « garantie » de public, même si, dans les faits, le transfert n’est pas si évident. Au moins la notoriété est là.
Les exemples de jeunes dessinateurs qui commencent leur carrière d’auteur papier grâce à leur blog bd sont nombreux. Cela commence dès 2004, au moment où Cha, Mélaka et Laurel se font engager par Thiery Tinlot pour animer 33 rue Carambole, une rubrique collective dans la revue Spirou. Mais le mouvement est surtout visible après 2005 : Monsieur le Chien, Cha, Thomas Gilbert, Wouzit, Ced, Martin Vidberg commencent à publier des bandes dessinées pendant qu’ils tiennent un blog bd ; soit qu’ils pratiquaient avant une autre profession (artistique ou non), soit qu’ils aspiraient effectivement à devenir dessinateurs de bande dessinée sans y parvenir jusqu’à présent. Dans beaucoup de cas, il est difficile d’établir une relation directe de cause à effet entre l’existence du blog et l’entrée dans la profession ; ne peut-on pas y voir aussi une simple coïncidence chronologiques. Mais quelques cas mettent la puce à l’oreille. Monsieur le Chien, par exemple, abandonne sa carrière de fonctionnaire pour se lancer dans la bande dessinée (son premier album non tiré du blog est Hommes qui pleurent et Walkyries, chez Vraoum en 2008) après avoir trouvé un public important sur son blog. Quand Ced publie Un an sans Internet aux éditions Makaka en 2011, l’allusion à sa notoriété de blogueur est direct (d’autant plus que Makaka est une maison d’édition née sur Internet).
Plusieurs évènements renforcent le principe nouveau selon lequel les blogs bd ouvriraient la porte à l’édition papier. En 2006-2007, les éditions Danger Public lancent une éphémère collection « miniblog », qui combine œuvre numérique et œuvre papier, ouverte à plusieurs blogueurs bd et dirigée par Miss Gally. Cette dernière gagne justement lors de l’édition 2009 du festival d’Angoulême le prix « Essentiel FNAC-SNCF », prix décerné par un vote du public, avec son album Mon gras et moi, publié chez Diantre !, ce qui constitue le premier album tiré d’un blog à être récompensé. A cette date, l’idée semble acquise que la publication en ligne est (entre autres choses) un tremplin vers l’édition papier.
C’est le propos défendu par le concours « Révélation blog », imaginé par Wandrille en partenariat avec la section « Jeunes Talents » du festival d’Angoulême. Aussi appelé « concours du blog », cette compétition, dont la première édition a lieu en 2008, s’adresse exclusivement à des blogueurs bd n’ayant pas encore été publiés sur papier, les trois lauréats se voyant offrir la possibilité de publier un album (qui n’est pas l’album du blog, toutefois). Le propos est moins de récompenser un blog ou une création purement numérique que de récompenser un dessinateur non-professionnel sur la base du travail qu’il fournit sur son blog. La compétition combine un processus de plébiscite des internautes et le vote d’un jury de professionnels. Dans la première phase, tout blogueur peut s’inscrire et doit ensuite pousser son public à voter pour lui. Ce vote permet une première sélection des blogueurs bd les plus populaires, parmi lesquels vont être choisis les trois lauréats finaux, récompensés lors du festival d’Angoulême. Le premier lauréat de l’édition 2008 a été Aseyn, qui a pu publier Abigail aux éditions Vraoum. Suivirent, de 2009 à 2012, Lommsek, Lilla, Aspirine et Marie Spenale. Le concours Révélation blog situe bien le blog bd comme un outil de communication des dessinateurs, amateurs et professionnels, qui ne se substitue pas à l’édition papier mais l’accompagne.

En conclusion, le phénomène des blogs bd, derrière son apparente frivolité, s’avère beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Surtout, il n’a rien d’étranger au milieu de la bande dessinée, et les auteurs dont la notoriété s’est gagné au prix d’un blog bd n’ont rien de plus ni de moins que leurs confrères du circuit traditionnel. Au contraire, le blog bd s’affirme comme un des moyens possibles offerts à un jeune dessinateur de se faire connaître et s’intègre parfaitement aux carrières de beaucoup d’auteurs ayant commencé dans les années 2000. Certains auteurs n’auraient jamais commencé sans leur blog, d’autres y trouvent un exutoire nécessaire, d’autres encore l’emploient ponctuellement. Le blog bd fait finalement partie du processus d’apprentissage, de la transition entre les réalisations amateurs et la professionnalisation, au même titre que les fanzines dans les années 1970, ou, dans une moindre mesure, que la pratique qui consistait, dans les années 1950, pour un auteur débutant de travailler comme assistant d’un auteur professionnel. Les temps changent, et avec eux les stratégies de publication et d’entrée dans la carrière de dessinateur de bande dessinée.

Julien Baudry

• à suivre dans la partie 4 : croissance de la bande dessinée sur internet (2005-2008) (en ligne le 10 juin 2012)
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[1] Nous reprenons ici en partie les conclusions de Sébastien Rouquette dans « Les blogs bd : entre blog et bande dessinée » dans Hermès, n°54, CNRS éditions, 2009.

[2] Yannick Lejeune, « Interview d’Ak, Boulet, Capucine, Libon, Lovely Goretta et Cali », site du Festiblog, article du 15 août 2005, url : http://www.festival-blogs-bd.com/2005/08/interview_ dak_ b.html#ixzz1ib1UYLCb, page consultée le 19 mars 2012.

[3] Ne généralisons pas : quelques auteurs plus « vénérables » tiennent très tôt des blogs bd et exploitent avec talent la diffusion en ligne, dès 2005 comme Lewis Trondheim (Les petits riens), Maëster (Les aventures de Maëster sur le net) et Manu Larcenet (Temps perdu).

[4] Dans un post pour les dix ans du blog, il retrace sa vision de « vieux routier » de la blogosphère.

[5] Boulet, « Le comment du pourquoi », site Bouletcorp, article du 28 juillet 2004, url : http://www.bouletcorp.com/blog/2004/07/28/le-comment-du-pourquoi/.

[6] Boulet, « Reno en Suisse », site Bouletcorp, article du 15 août 2004, url : http://www.bouletcorp.com/blog/2004/08/15/reno-en-suisse/.

[7] Les liens principalement mis en avant sur la blogroll du blog de Mélaka Mélakarnets à la fin de l’année 2004 sont bien ceux des premiers blogueurs soudés d’une même génération : Kek, Reno, Cha, Laurel, Capu et Libon, Boulet.

[8] Notre observation sur ces augmentations reste malheureusement bien trop empirique, et il faudrait une recherche plus approfondie pour l’analyser dans le détail. Je peux toutefois ouvrir quelques portes. Sur la médiatisation, la revue en ligne Bodoï commence à suivre à partir de 2009 sous la plume d’Allison Reber l’actualité des blogueurs bd dans des articles hebdomadaires. Dans son analyse statistique de la médiatisation de la bande dessinée numérique, Julien Falgas souligne le développement conséquent du terme « blog bd » à partir de 2007. Sur les chiffres d’audience des blogs, on peut se baser, à titre d’exemple, sur ceux annoncés par Boulet pour son blog bouletcorp, parmi les plus visités. En 2006, il annonce autour de 20 000 visiteurs uniques par jour. Le même décompte en 2008 donne 40 000 visiteur uniques par jour. Enfin, on peut aussi se baser sur les auteurs invités au festiblog, rassemblement annuel des blogueurs bd : une petite cinquantaine en 2005, ils sont plus de 250 lors de l’édition 2011.

[9] Manu xyz, « Ho Putain », article du 16 avril 2009, url : http://manu-xyz.blogspot.com/2009/04/ho-putain.html, page consultée le 19 mars 2012.

[10Voir la réaction de Laurel. Les blogueurs bd ne sont pas sans ressentir une forme de dépendance à l’égard de blogsbd.fr.

[11] Mr Petch (Julien Baudry), « Interview de Yannick Lejeune organisateur du Festiblog », site Phylacterium, article du 24 novembre 2009, url : http://phylacterium.wordpress.com/2009/11/24/interview-de-yannick-lejeune-organisateur-du-festiblog/, page consultée le 19 mars 2012.

[12] Voir le dessin de manu xyz sur « la bande des quatre », sous le regard de Boulet-Mao.

[13] En critique littéraire, on parle aussi de journaux extimes, selon l’expression de Michel Tournier (1993), pour évoquer des écrits où l’auteur parle autant de son environnement que de lui-même.

[14] Flore Tilly, « Les blogs BD, au croisement numérique des expressions personnelle et artistique », sur le site de Julien Falgas, article du 23 mars 2008, url : http://julien.falgas.fr/post/2008/03/23/2224-les-blogs-bd-au-croisement-numerique-des-expressions-personnelle-et-artistique#rev-pnote-2224-4, page consultée le 19 mars 2012

[15] En effet, une autre caractéristique essentielle des blogs est leur malléabilité plastique, que ce soit par des changements d’adresse, des changements de mise en page, ou des changements de tonalité des articles. La liberté potentielle du blogueur est très importante, en l’absence de réelles contraintes esthétiques de genre.

[16] Sébastien Rouquette, op. cit..

[17] La plupart des éditeurs de blog ne laissent que très peu d’espace dans la colonne principale, suffisamment pour des textes mais peu pour de l’image.

[18] « Il revient et il bave », blog de Raphaël B, article du 1er avril 2009, url : http://raphaelb.canalblog.com/archives/2009/04/01/13217890.html

[19] Une façon poétique d’empêcher la copie sauvage des images tout en signifiant la vanité des « petits riens »

[20] Jean-Christophe Menu, La bande dessinée et son double, L’Association, 2011.

[21] Penser par exemple au projet autobiographique malheureusement resté inachevé d’Esther Gagné sur son blog La lanterne brisée. D’une certaine manière, et avec un esprit de dérision qui ne masque que partiellement une grande lucidité, le blog Badstrip de Davy Mourier est aussi une grande entreprise autobiographique, avec ses nombreuses ramifications et ses questionnements existentiels.

[22] Le « blog de parent » est un genre en soi de l’écriture en ligne où de jeunes parents partagent en ligne leur expérience du quotidien. Il n’est pas propre aux blogs bd mais ils y ont largement eu leur part...

[23] Disponible sur le site d’Ego comme X, url : http://www.ego-comme-x.com/spip.php?article482. Voir aussi la réponse fort pertinente de Wandrille, « Quelqu’un qui a quelque chose à dire », blog Seuls comme les pierres, article du 9 septembre 2009, url : http://wandrille.leroy.free.fr/blog/index.php?2009/09/09/339-quelqu-un-qui-a-quelque-chose-a-dire pages consultées le 19 mars 2012.

[24] Liste non exhaustive des albums tirés de blogs bd dans la collection Shampooing entre 2006 et 2008. 2006 : Les petits riens (Lewis Trondheim), Le journal du lutin (Allan Barte), Libre comme un poney sauvage (Lisa Mandel) ; 2007 : Virginie, une histoire qui sent la colle Cléopâtre (Kek), Le journal d’un remplaçant (Martin Vidberg) ; 2008 : Le journal intime d’un lémurien (Fabrice Tarrin), Pattes d’eph et cols roulés (Fred Neidhart), Notes (Boulet), Chicou-Chicou (Les Chicou-Chicou).

[25] Wandrille, « Là où il y a de l’art y a pas de plaisir », blog Seuls comme les pierres, article du 4 août 2008, url : http://wandrille.leroy.free.fr/blog/index.php?2009/08/04/322-la-ou-y-a-de-l-art-y-a-pas-d-plaisir. Voir aussi, sur les rapports entre blogs bd et édition papier :Wandrille, « Album papier bien, publication Internet pas bien », blog Seuls comme les pierres, article du 31 août 2008, url : http://wandrille.leroy.free.fr/blog/index.php?2009/08/31/334-album-papier-bien-publication-internet-pas-bien, page consultée le 19 mars 2012

[26] Selon mon décompte, qui ne prétend pas à l’exhaustivité totale, les chiffres 2005-2009 sont au moins les suivants : 2 en 2005, 3 en 2006, 6 en 2007, 9 en 2008, 15 en 2009.

[27] Vraoum est un label autonome de la maison mère Warum, géré par Wandrille seul, et c’est plutôt en son sein que seront édités les blogs bd cités.