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partie 2 : la bande dessinée numérique à l’assaut du web (1996-2004)

Julien Baudry

[mai 2012]
La bande dessinée numérique française des années 1996-2004, sous ses abords anecdotiques, est en réalité extrêmement riche. C’est à cette époque que la bande dessinée numérique choisit pour de bon le Web comme support de diffusion et se confond avec la bande dessinée en ligne. La production est marquée par deux pôles antagonistes. D’un côté des auteurs professionnels investissent le Web comme terrain d’expérimentation, souvent pour aller au-delà de la bande dessinée et proposer des œuvres résolument originales. De l’autre côté des dessinateurs amateurs se constituent en communautés et reproduisent sur le Web les pratiques collectives du fanzinat papier. Et d’autres acteurs encore interprétent le numérique comme outil de réédition d’un patrimoine ancien de la bande dessinée. Quelques lieux emblématiques commencent à fédérer tout cela selon les normes du Web de l’époque, par des annuaires et des forums, mais l’audience demeure encore réduite car soumise à la lente progression de l’équipement informatique de la population française.
Bref, la période 1996-2004 est plus que jamais celle d’une bande dessinée numérique encore relativement libre de son aîné papier, d’un domaine où règne l’expérimentation tout azimut détachée des enjeux économiques et des contraintes d’audience.

Durant les premières années de la bande dessinée numérique en France, entre les décennies 1990 et 2000, il est bien une évolution qui se profile et demeure, encore de nos jours, une constante inébranlable. Le vecteur principal de la bande dessinée numérique devient le réseau Internet, et plus précisément son versant à large diffusion, le Web. L’incertitude qui a pu exister quelques années entre le CD-Rom et le réseau Internet comme moyen de diffusion, et dont j’ai pu présenter les modalités dans la partie 1, se conclut définitivement au profit du second.
Un rappel sur la nature du Web est nécessaire à ce stade, pour éviter toute confusion. Le Web est un système hypertexte permettant de relier entre eux les différents documents déposés sur le réseau Internet au moyen d’hyperliens. Une adresse « URL » est attribuée à chaque document tandis que le langage HTML normalise le format de données. Imaginé par Tim Berners-Lee au sein du CERN de Genève en 1989, le Web participe à l’accès au réseau Internet du grand public, de plus en plus nombreux au fil des années [1]. Selon T Campbell, six raisons expliquent que le Web ait pu devenir le vecteur principal de la bande dessinée numérique [2]. Il identifie trois raisons techniques et trois raisons socio-culturelles [3] : le système d’hyperliens, le potentiel d’interactivité, la possibilité de visualiser des images, les possibilités d’archivage, la possibilité de publication instantanée, le contact direct avec le public. Ces trois raisons, qui nous ramènent au tout début de la bande dessinée numérique américaine, trouvent tout à fait leur place dans le contexte français.
Certes, entre 1996 et 2004, le Web devient le moyen de diffusion quasiment unique de la bande dessinée numérique produite en France. Mais le lecteur attentif de la partie 1 pourra se souvenir des ralentissements provoqués par l’éclatement de la bulle Internet autour de 2000 : l’espace de quelques années, la rentabilité de nombreuses entreprises enthousiasmées par l’arrivée du Web chute, et cela comprend des projets de bande dessinée numérique. Alors comment la bande dessinée numérique a pu s’y développer malgré tout ? Le paradoxe est résolu assez simplement lorsqu’on observe que la production des années 1996-2004 laisse une large part à des œuvres détachées, en tout ou partie, du marché de la bande dessinée. Elles s’inscrivent dans trois directions différentes qui correspondent à trois interprétations de la diffusion en ligne qui se maintiennent par la suite, avec plus ou moins de force, et qui me serviront d’axes de démonstration.
La première interprétation est celle proposée par les dessinateurs professionnels qui investissent le Web comme un espace de libre expérimentation susceptible de venir prolonger et enrichir leurs œuvres commerciales. Une seconde interprétation, dominante au moins jusque vers 2009, est celle du groupe foisonnant et polymorphe mais étonnamment structuré des « dessinateurs amateurs » ou semi-professionnels : il fait du Web un lieu propice à une production informelle et communautaire proche des logiques du fanzinat. Enfin, la troisième interprétation est le fait d’un groupe moins cohérent, qui mêle éditeurs, bibliophiles et professionnels : ils ne leur échappent pas que le Web peut aussi servir à donner une seconde vie à des œuvres épuisées au moyen de rééditions numériques.

les dessinateurs professionnels et le web :
le temps des expérimentateurs


Il y a plusieurs façons d’interpréter l’investissement des professionnels de la bande dessinée sur le Web. On peut le voir d’abord comme une façon de se positionner sur le champ de la création multimédia à un moment où les éditeurs hésitent, tergiversent, et ne parviennent pas à transformer l’essai après les échecs de bandes dessinées interactives payantes. Alors reviennent les interrogations sur les « nouvelles images », si présentes durant la décennie 1990 chez des auteurs de bande dessinée à la recherche d’autres façons de développer leur art d’imagiers. Certains choisiront le cinéma, d’autres la peinture, mais une des caractéristiques de la période est aussi l’extension des dessinateurs vers d’autres moyens d’expression artistique. On peut le voir aussi comme une simple continuité de leur présence promotionnelle sur le Web qui commence vers 1996. Un nouveau média pour diffuser leurs créations, rien de plus. Enfin, on peut aussi concevoir qu’ils intègrent la création numérique et ses spécificités à leur démarche artistique, pas comme un besoin mais comme une expérience. Une nouvelle façon de raconter des histoires, mue par un simple esprit d’expérimentation. Ce sont ces multiples attitudes que je vais essayer de décrire à présent.
Ponctuellement, la communauté des auteurs a été une des premières à investir Internet non seulement comme espace de communication, mais aussi comme espace de création. De 1996 à 2004, plusieurs auteurs ont tenté, individuellement ou en groupe, de questionner leur travail en y intégrant la donnée numérique. Le point commun à toutes ces expériences est la gratuité, et c’est en cela que l’arrivée des dessinateurs professionnels sur le Web constitue une importante rupture dans leur pratique du dessin et leur rapport à la publication, plus importante que dans le cas des dessinateurs amateurs chez qui l’investissement du Web est d’abord la continuité du fanzinat, par définition non rémunérateur. Pour les auteurs professionnels, le Web des premiers temps est conçu, en complémentarité avec leur pratique de publication papier, comme un espace de liberté et d’expérimentation où le critère commercial ne rentre pas en ligne de compte et où le choix de publier leur revient au premier chef. Une rupture fondamentale qui coupe en deux champs, pas si étanches que ça, l’acte de publier.
De cette observation, il me paraît nécessaire de mettre en rapport deux phénomènes concomitants, même s’ils n’impliquent pas nécessairement les mêmes personnes, qui se produisent entre 1995 et 2005 : l’appropriation du Web comme espace de création expérimentale par les auteurs et l’émergence médiatique d’une édition dite « alternative », toujours difficile à circonscrire, mais à propos de laquelle nous reprendrons les termes de Thierry Groensteen : « le projet de développer une bande dessinée d’auteurs, une littérature graphique à égalité de dignité et d’ambition avec l’autre littérature. » [4]. A un niveau de comparaison minimal, on peut affirmer sans peine que les deux mouvements vivent d’un même élan : la volonté de sortir de cadres éditoriaux préexistants. Allons plus loin : des deux côtés, des auteurs s’impliquent dans une rénovation de la bande dessinée qui touche aussi bien à ses aspects esthétiques qu’à ses aspects économiques. Dans les deux cas, nous sommes majoritairement face à des initiatives des auteurs eux-mêmes, cherchant à se détacher de structures éditoriales ; on s’approche même, dans certains cas, de l’autoédition. Enfin, au même titre que le Web, l’édition alternative est un espace de création expérimentale, dans lequel se conçoivent des œuvres qui, par nature, se revendiquent comme différentes de la production de masse. Il n’est pas question pour moi d’affirmer qu’édition alternative et édition numérique défendent un même idéal, ou possèdent une histoire commune [5]. Mais la coïncidence historique entre les deux mouvements est forte et vient confirmer que la période 1995-2005 est une importante période de mutation pour l’ensemble du champ de la bande dessinée, une période de recherche, par les auteurs, de nouveaux espaces.

de quelques expériences individuelles :
la publication en ligne multimédia comme nouvelle façon de développer un univers de fiction

L’histoire des dessinateurs professionnels publiant sur le web est d’abord une affaire d’individualités. Voici les plus marquantes.

Benoît Peeters, François Schuiten et le mythe des nouvelles images
Parmi les premiers auteurs à s’intéresser à la publication en ligne, on trouve naturellement ceux déjà intéressés par l’utilisation de l’imagerie numérique en général ; ceux qui travaillent non pas sur « la bande dessinée », mais sur « l’image ». Eux voient moins dans le Web un nouveau moyen de diffusion qu’un nouvel espace d’expérimentation graphique et d’exploration de leur univers papier.
Benoît Peeters, en plus d’être un théoricien et éditeur, est le scénariste du cycle des Cités obscures, dessiné par François Schuiten. Son goût pour la manipulation des images s’est notamment traduit par des collaborations avec Marie-François Plissart pour explorer le genre du roman-photo. Avec son collègue F. Schuiten il s’est aussi frotté à l’animation de synthèse avec deux films en 1991 et 1994 (Les Quarxs et Taxandria). En 1997 apparaît le site urbicande.be, qui, conçu par Alok Nandi, n’est pas que le site officiel des Cités obscures. Il se présente avant tout comme une encyclopédie de l’univers imaginé par les deux auteurs (et reprend des images et des textes du Guide des cités paru en 1996 chez Casterman). Les fonctionnalités classiques d’un site web (liens, contact, informations pratiques) y sont volontairement mises en scène comme des éléments participant à la fiction (ainsi l’encyclopédie est « le fruit de quinze années de recherche sur l’existence des Cités Obscures par Schuiten et Peeters »). En outre, ils vont y publier toutes les semaines les premières pages de leur album en cours, L’ombre d’un homme (qui sort en 1999 chez Casterman), ou encore l’œuvre en « fixorama » La Cité des ombres, allusion à leur album L’enfant penchée. Déjà, une forme de participation des internautes est encouragée : ils peuvent faire parvenir des photos des « lieux de passage » vers les Cités Obscures, un thème récurrent qui veut que certains lieux terrestres soient des portes vers le monde fictionnel des deux auteurs.
Leurs deux films en image de synthèse préparaient déjà la grande aventure dans laquelle Benoît Peeters et François Schuiten allaient se lancer : l’extension de l’univers des Cités obscures au-delà de la bande dessinée. En ce sens, le site urbicande.be ne peut être considéré comme une simple vitrine de la série : il est une œuvre à part entière, intégrée à l’œuvre transmédiatique plus vaste que les deux auteurs tentent de construire. Tout le propos de la série des Cités obscures est d’esquisser une description kaléïdoscopique d’un univers gigantesque, à travers des éclairages de nature différente. La parution en 1996 de L’aventure des images aux éditions Autrement [6] témoigne de leurs interrogations sur les nouvelles images et de la théorisation de ce qu’on appellerait de nos jours un « système transmédia », c’est-à-dire un écosystème de création et de diffusion qui prend en compte plusieurs médias en même temps. Le site urbicande.be, dont il est d’ailleurs question dans L’aventure des images, est la mise en pratique de leurs réflexions théoriques.

Bernard Hislaire, un auteur polymorphe face aux outils numériques
En 1997, Bernard Hislaire est déjà connu pour son éclectisme graphisme et son parcours atypique aux multiples pseudonymes. Il commence dans les années 1970 dans l’héritage de la bande dessinée belge pour enfants avec Bidouille et Violette. Puis la saga Sambre, entreprise en 1985, lui permet de changer de cap en passant au drame historique, de style en forçant le réalisme et la sensualité du trait, et de nom en devenant Yslaire. Cette prise de risque constante face à la création rejoint le monde du numérique en 1997, quand il crée le site Internet Mémoires du XXe ciel dans lequel il projette de dresser un portrait du siècle finissant, vu sous l’angle de la psychanalyse (sa femme, Laurence Erlich est psychanalyste) : « Pour ce projet il adopte un mode de création intimement lié à son sujet, ou l’informatique , la psychanalyse et le réseau Internet offrent mensuellement un champ d’expérimentation psycho-graphique, précédant la publication de l’expérience sous forme d’adaptation en bande dessinée. » [7]. De février 1997 à décembre 1999, il publie en ligne des dessins réalisés par ordinateur, intégrant parfois des photographies et des textes, qui forment une histoire aux ramifications complexes. Il suit le personnage d’Eva Stern, une psychanalyse née en 1900 qui reçoit, à 97 ans, des mails anonymes d’un être qui semble tout connaître de sa vie. Tout l’intérêt de Mémoires du XXe ciel est dans la mise en scène virtuelle. Le site donne à l’internaute l’illusion de pénétrer dans l’ordinateur d’Eva Stern, et d’avoir accès à ses fichiers est en réalité la représentation graphique de l’ordinateur d’Eva et l’internaute peut naviguer dans le système d’exploitation et ainsi comprendre pas à pas, sans aucune indication extérieure, l’histoire de cette femme [8].

Le thème de Mémoires du XXe ciel est lui-même une réflexion sur l’image et sur sa duplicité numérique : l’héroïne, Eva Stern, reçoit des e-mails, des photographies retouchées qui redessinent son propre passé [9]. Cela rejoint l’évolution esthétique d’Hislaire lui-même. L’histoire entre B. Hislaire et le numérique doit se comprendre dans une réflexion profonde de l’auteur sur le numérique et les images numériques. Avec Mémoires du XXe ciel, il expérimente la création assistée par ordinateur, technique qu’il conservera par la suite, y compris dans ses albums papier. Dorénavant, le crayon et le clavier se complètent et il développe notamment une esthétique basée sur l’incomplétude des images et la superposition de différentes étapes du dessin, par le jeu des calques. Le numérique permet en outre de combiner beaucoup plus efficacement texte, dessin et photographie, dans un seul site qui se veut un bilan du XXe siècle.

Frédéric Boilet, Fred Boot et la nouvelle manga digitale
Fréderic Boilet fait partie des quelques auteurs français qui, dans les années 1990, nouent des liens avec le Japon et reviennent de cet autre pays de la bande dessinée avec des albums. Il est aussi un des premiers dessinateurs français à se lancer dans l’autofiction, genre qui finira par inonder la bande dessinée. La culture japonaise imprègne l’œuvre de Boilet et c’est également à travers elle qu’il va découvrir la création numérique. En effet, l’une de ses ambitions est d’être un passeur de culture et d’explorer des zones-frontières, ce dont témoigne son travail précoce sur l’autobiographie pour lequel il développe une technique graphique qui intègre notamment la photographie dans la phase de création, autre point commun avec les expériences de Peeters, Schuiten et Hislaire. En 2001, Boilet fonde un mouvement appelé « Nouvelle Manga » dont l’objectif est d’encourager la connaissance des mangas par les auteurs et lecteurs français et l’hybridation entre ces deux formes de bande dessinée.
Il n’arrête pas son goût pour l’hybridation à des considérations géographiques. Il fait la connaissance de Fred Boot, alors graphiste, lui aussi attiré par l’Asie et par la démarche du dessinateur [10]. Lui, de par sa formation, est proche du graphisme web et voit dans les œuvres de Boilet un fort potentiel d’exploitation numérique, en raison d’éléments comme le scénario non linéaire, un graphisme inspiré par les arts photo et vidéo, la récurrence des mise en abyme... Leur collaboration aboutie à une excroissance de la Nouvelle Manga, la Nouvelle Manga Digitale, et à un ensemble d’œuvres encore accessibles sur Internet [11]. Le travail de Fred Boot pour la NMD se traduit de deux manières : par des adaptations d’œuvres préexistantes et par des créations originales inspirées par l’univers de F. Boilet. Pour ce qui est des adaptations, il faut bien comprendre le mot non dans un simple sens de transposition à l’écran de l’album papier, mais de recréation dans un environnement numérique, notamment en faisant intervenir de la musique, ou encore une interactivité, qui permettent de faire de la lecture en ligne une expérience nouvelle, différente de la lecture sur papier. A partir de 2004, Fred Boot s’intéresse aussi à des créations originales et personnelles qui gardent toutefois quelque chose de l’esprit et de l’univers de Boilet et s’inscrivent dans le mouvement de la NMD. Il y en a quatre, Aiko, Fuseki, Chuban et Place du petit enfer. Ce dernier projet est un faux blog tenu entre décembre 2004 et janvier 2005. Vient s’ajouter un recueil de nouvelles, Tôkyô no ko, autoédité grâce à The Book Edition.

Avec ces œuvres originales, Fred Boot explore pleinement ce qu’on pourrait appeler un « langage » de l’image numérique narrative. Je parle d’image plutôt que de bande dessinée dans la mesure où il emploie aussi la photographie, mais la séquentialité et la narrativité font le lien avec la bande dessinée. Il s’agit bien de raconter des histoires avec les « nouvelles images », et avec comme matériau de base un univers de bande dessinée. Chacune de ces œuvres sont des expériences sensorielles étonnantes qui ouvrent une fenêtre vers ce que pourrait être une bande dessinée de création numérique originale. Bien avant l’heure.

Lewis Trondheim et Joann Sfar, ou le numérique comme terrain de jeu
Je terminerai cette évocation des professionnels dans l’univers numérique par le couple Lewis Trondheim et Joann Sfar. Le premier annonce déjà une certaine appétence pour les nouvelles technologies dans ses deux albums Ordinateur mon ami et Cyberculture mon amour sortis en 2001 chez Dargaud [12]. Tous deux font partie des premiers auteurs de bande dessinée à être présents sur Internet à travers des sites personnels (respectivement crées par David Rault et Fabien Delpiano). Sur ces sites, ils vont développer des œuvres originales tirées de l’univers de leur série Donjon, qu’ils créent en 1998 avec Christophe Blain. Ces œuvres ne sont pas des bandes dessinées mais plutôt des jeux vidéos : notamment le Skull Splitter, un modeste jeu en flash inspiré des Game and Watch de Nintendo, pour les fans de Donjon. Par la suite, ces deux auteurs vont continuer à réaliser des jeux en flash sur leurs sites personnels respectifs. Ils y diffusent également des planches de bandes dessinées, soit dans une logique de prépublication (l’album Le roi de la bagarre, de la même série Donjon est prépublié sur le site de Joann Sfar), soit pour sortir des tiroirs des projets inédits. Mais leur principal lien à la création numérique est de l’ordre du ludique.
Que font-ils dans cette énumération de dessinateurs numériques me direz-vous ? D’une part il ne faudrait pas oublier que le jeu est un des axes de l’œuvre de Trondheim, et dans une moindre mesure de celle de Sfar [13], et qu’il aurait été bien illogique de ne pas traiter ces débordements de Donjon comme des œuvres à part entière. D’autre part, à travers cette brève évocation, je présente des développements à venir sur trois motifs qui s’avèreront importants dans l’histoire de la bande dessinée numérique française, à des degrés divers : Lewis Trondheim, Donjon, les jeux en flash. J’y reviendrais en temps utile...

Les six auteurs dont il vient d’être question appartiennent tous à une génération de dessinateurs trop âgée pour avoir connu les outils numérique en début de carrière, mais arrivée à une certaine maturité de création au moment où ces outils émergent [14]. Cela peut expliquer la pertinence artistique de leurs propositions numériques, qui sont presque à chaque fois de véritables œuvres d’envergure professionnelle à l’échelle du contexte de la publication numérique de l’époque. Il ne s’agit pas de planches scannées et mises en ligne, mais de véritables créations numériques pensées comme telles. Elles se lient aussi dans l’ambition du contenu. Dans les quatre cas cités, des auteurs utilisent Internet comme un prolongement de leur œuvre papier en n’imaginant non pas un simple site Internet, mais un espace cohérent, graphiquement réussi, au sein duquel l’illusion fictionnelle est volontairement conservée. Leur site est un projet à part entière qui appartient à leur œuvre et joue le jeu de l’immersion du lecteur dans l’œuvre, de la même façon que certaines expositions « en trois dimensions » qui fleurissent à la même époque sous l’impulsion de l’atelier Lucie Lom. Ce qui est frappant (et cela le sera d’autant plus quand j’aborderais les œuvres amateurs, où l’effet inverse se produit) est de constater à quel point ces dessinateurs ont su se détacher de leur champ de création initial, la bande dessinée, et des modèles en vigueur. Ils ont parfaitement intégré la notion de « série transmédiatique » qui s’applique à un contenu de nature sérielle (plusieurs épisodes qui se font écho), sans homogénéité de support (les épisodes sont conçus et diffusés sur des supports médiatiques différents). Or, cette notion est souvent vue comme une stratégie commerciale ; ici, elle est investie à des fins purement expérimentales.
Le plus étonnant est la faiblesse de l’impact que ces expériences laisseront dans le paysage de la bande dessinée, comme des précurseurs trop visionnaires et individualistes pour faire véritablement école. Le mouvement de quelques auteurs vers la création numérique originale ne sera pas massivement suivi par leurs collègues, et il appartiendra à la génération suivante, née avec des outils numériques dans les mains, d’intégrer pleinement la création numérique dans leur stratégie de création et de publication.

les premiers webzines professionnels
Les individualités évoquées plus haut ne peuvent suffire à représenter la totalité de l’investissement des auteurs professionnels dans le numérique. Une partie de la bande dessinée numérique faite par les professionnels s’incarne dans des projets collectifs, parfois à l’initiative d’éditeurs ou de revues papier. On se rapproche ici d’une appréhension du Web par analogie avec les pratiques du papier : le Web est un moyen de diffusion à large échelle de projets collectifs. Mais l’originalité expérimentale des œuvres produites est au rendez-vous. C’est aussi les débuts d’une nouvelle génération de dessinateurs...

coconino world, de l’ancien et du moderne
Le premier exemple de webzine précoce, sans doute le plus connu et le plus durable, est Coconino World. L’histoire de Coconino commence à Angoulême au milieu de jeunes étudiants dessinateurs de l’Ecole de l’Image. Thierry Smolderen, qui y enseigne la bande dessinée, raconte ainsi la création du webzine Coconino en 1999 : « L’envie partait d’un contexte très particulier : en période de Festival, des jeunes dessinateurs formés ici proposent chaque année des publications confidentielles dessinées dans une atmosphère de jam session jubilatoire. L’un d’entre eux, Josépé, et moi-même étions persuadés qu’il y avait là matière à créer un hebdomadaire de bande dessinée. Très vite rejoints par Dominique Bertail et Guillaume Navailles, nous avons donc fait le pari de porter sur Internet un hebdomadaire, totalement impossible à réaliser sur papier. » [15] Définitivement soudé au sein de la communauté des jeunes auteurs angoumoisins, Coconino World se définit à ses débuts comme une plateforme diffusant gratuitement un large ensemble d’œuvres numériques réalisées par des professionnels, avec des mises à jour hebdomadaire. Durant toute la première moitié des années 2000, le site est l’un des principaux espaces de publication numérique pour de jeunes dessinateurs. Ironiquement, le site, mis en ligne par François Boudet, se pare d’un imaginaire ancien qui rappelle l’âge d’or du comic strip américain (les années 1890-1910). Deux esthétiques fin-de-siècle se rejoignent.
Coconino World peut se définir comme une galaxie proposant un ensemble d’entrées différentes vers des œuvres de bandes dessinées numériques, en plus de proposer des actualités et de couvrir, notamment, le festival d’Angoulême. Les projets qui vont s’y développer entre 1999 et 2005 sont nombreux et variés. Plusieurs œuvres sont regroupées au sein de Coconino Expo, une exposition virtuelle sur le modèle des expositions internationales du XIXe siècle ; un autre ensemble est Station Delta, une « machine d’exploration graphique ». On y trouve aussi plus simplement un « village des auteurs » qui permet d’avoir accès aux différentes œuvres publiées par auteurs. Ces différents espaces sont librement utilisés par des dessinateurs qui vont y développer des sites personnels, prépublier des albums, ou dessiner des carnets spontanés. Chaque auteur dispose de sa fiche auteur, avec accès direct vers ses œuvres . En septembre 2001, de jeunes auteurs partis au Cambodge réalisent plusieurs carnets qui seront publiés en ligne en direct du voyage : Lisa Mandel (Complètement à l’est, Quand Bodge m’était conté), Lucie Albon (Regards d’une Baraing), Sylvain Moizie (Carnets Cambodgiens et Les Khmers d’alors), Tian (Teukdeuk, Pong Moane Pönmane). Les différentes œuvres furent ensuite regroupées au sein d’un seul site collectif et dédié, Lakhorn Kou. Thierry Smolderen décrit, par la spontanéité de l’écriture et la rapidité de publication par rapport au voyage, cette expérience comme une expérience « inimaginable sans Internet ».

L’expérience de l’Académie Delta menée en 2003 pousse encore plus loin l’intérêt d’un webzine collectif. Dix « graphonautes » sélectionnés créent leur personnage, destiné à vivre au sein d’une station orbitale. Ils suivent, de semaine en semaine, les péripéties imposées par les scénaristes et remplissent diverses missions graphiques, tout cela donnant lieu à un ensemble de créations graphiques et textuelles. A la croisée du jeu de rôle (pour les participants) et du feuilleton (pour les internautes), l’Académie Delta travaille à faire naître une autre forme de narration en ligne qui se détache de la « pure » bande dessinée pour aller vers le récit numérique construit en direct par l’imagination des participants. Sur Coconino World chaque nouvel espace de création ouvert est une métaphore savamment entretenue : exposition internationale, station orbitale... C’est là toute l’originalité de ce webzine polymorphe que de maintenir l’illusion des images jusqu’au bout et d’éviter une monotonie de lecture.

@fluidz, potacherie numérique
Un autre collectif d’auteurs va s’intéresser au Web : les auteurs du magazine Fluide Glacial qui créent en 1999 le webzine parallèle @Fluidz sous l’impulsion de Julien/CDM et Vincent/CDM (deux frères qui sont aussi les fils de Jean Solé). Le webzine @Fluidz va durer de 1999 à 2005 et on peut encore le consulter en partie sur le site http://www.fluideglacial.com/fluidz->http://www.fluideglacial.com/fluidz. On y trouvera d’ailleurs un fort amusant faux historique de la bande dessinée numérique pour les cinquante ans d’@Fluidz.
La célèbre revue humoristique fondée en 1975 par Gotlib essaime précocement son esprit potache sur le Web et permet indirectement à l’éditeur Flammarion, qui rachète le titre en 1995, de tenter une première expérience de publication en ligne après l’échec de ses bandes dessinées sur CD-Rom. L’ouverture d’un webzine parallèle à la publication papier correspond également à l’arrivée d’une nouvelle génération de dessinateurs. Le site est lancé en même temps qu’un numéro hors-série « Informatique » en décembre 1999. Julien et Vincent/CDM sont en charge du site web de Fluide Glacial depuis 1995 et ouvrent avec @Fluidz un espace de publication supplémentaire sur ce site pour de jeunes auteurs. Vont y participer plusieurs auteurs qui arrivent dans Fluide Glacial dans les années 2000 : Gaël, Pixel Vengeur, Erid Deup, Gaël, Yassine, Mo/CDM, Babouse... Mais quelques anciens de la revue papier viennent également publier, comme Léandri, Thiriet, Gaudelette et Manu Larcenet. Certains participants, comme Kek, viennent spécialement pour le webzine.
L’appropriation @Fluidz par les auteurs de Fluide Glacial est totale et variée : pas de ligne éditoriale précise (à part l’esprit habituel de la revue), et une multitude de publications plus originales les unes que les autres, du texte (Léandri y tient une sorte de journal de 2001 à 2004, L’écran à Léandri) au jeu en flash (les jeux développés par Kek, comme Itchana Jones). Toutes les créations qu’on trouve sur @Fluidz sont inédites, et la plupart sont des objets purement numériques, impubliables par ailleurs. L’histoire aléatoire de Jaimito propose ainsi une construction narrative originale où les lecteurs progressent en cliquant sur l’image qui s’anime. Des techniques qui rappellent les premières œuvres multimédia d’avant l’an 2000. Dans l’ensemble, @Fluidz ressemble à un espace de défoulement multimédia des auteurs de la revue papier, qui leur permet d’aborder de nouvelles techniques humoristiques.

le journal de l’employé du moi, ou la rencontre entre deux alternatives de publication
Parmi les différents éditeurs de l’édition alternative, L’employé du moi, spécialisé dans l’écriture de l’intime et l’autobiographie, est celui qui s’est tourné vers l’édition numérique avec la plus grande attention. Plusieurs projets d’édition numérique jalonnent le parcours de cette petite maison d’édition belge née en 1999 du fanzine Le Spon autour d’une dizaine de jeunes auteurs, et qui décide de professionnaliser sa production durant la décennie 2000.
La publication en ligne est alors un bon moyen de garder la spontanéité originelle qui est la marque de fabrique des auteurs publiés. En 2001, l’éditeur lance le Journal de l’employé du moi. Il s’agit d’un espace virtuel sur lequel des auteurs peuvent librement tenir un carnet et publier un récit en feuilleton. Le modèle est donc proche de celui de Coconino World, les « métaphores » en moins. Il regroupe une dizaine de personnes, dont de nombreux membres et habitués de L’employé du moi, tels que Gentiane Angeli, Bert, Isabelle Boinot, Claude Desmedt, Max de Radiguès où encore David Scrima. Ils vont tenir le site pendant six ans, jusqu’à sa fermeture en 2007. Certains des récits parus seront republiés par la suite en version papier par l’éditeur (Antti Brysselissä de Max de Radigués en 2007, Lointain de Claude Desmedt en 2006).
Suit durant l’année 2005 un autre projet de publication en ligne, thématique cette fois, 40 075km comics. Plusieurs auteurs y participent en publiant sur le site des planches sur le thème du déplacement. Elles feront l’objet en 2006 d’un imposant album collectif de 600 pages réunissant des professionnels et des amateurs. L’espace ouvert pendant un an sur le Web attire près de 350 auteurs et comprend un forum et des espaces de discussion et de notation des œuvres . Les organisateurs de ce projet le conçoivent vraiment comme une expérience éphémère mais puissante qui a été capable de faire jaillir des œuvres à partir d’une idée simple. L’employé du moi va ensuite se lancer dans le projet de portail Grand Papier qui remplace les deux projets précédents, mais je sors ici de ma chronologie et de notre thème...

la force de l’esprit d’expérimentation


Qu’il s’agisse des webzines ou des démarches individuelles, on peut être surpris par l’inventivité exprimée dans tous ces projets de création originale ; d’autant plus surpris au regard de la production actuelle de bande dessinée en ligne, qui semble opérer un mouvement inverse de rapprochement avec les codes et contraintes du papier, et avec une forme de normalisation. Incontestablement, les années 1996-2004 sont une culmination de l’esprit d’expérimentation tous azimuts de la part des professionnels de la bande dessinée sur le Web. Leur objectif semble être de créer autrement de la bande dessinée, voire de créer autre chose que de la bande dessinée.

La publication Web va au-delà d’une simple numérisation d’œuvres papier. Elle est abordée par les auteurs comme une démarche artistique à part entière qui prend en compte les spécificités d’un support (numérique) et d’un média (Internet, dans sa forme du Web). Chez Hislaire, l’outil numérique est primordial, de même dans les créations de Fred Boot pour Frédéric Boilet. Beaucoup des œuvres produites durant ces années sont intransposables dans un album papier, ou du moins perdraient beaucoup de leur intérêt. L’adaptation de la bande dessinée à la publication Web agit à deux niveaux : au niveau de l’œuvre, et au niveau de la revue.
Au niveau de l’œuvre s’observe une recherche pour gérer autre chose qu’un format classique de publication et d’écriture par strips, planches et pages. Les auteurs utilisent les vertus du lien et de la fenêtre et imagine des interfaces de lecture nouvelles. Certaines restent relativement basiques : un clic permet d’accéder à l’image suivante. Mais d’autres sont beaucoup plus recherchées. Le site Mémoires du XXe siècle d’Hislaire laisse libre cours aux explorations de l’internaute qu’il invite à naviguer dans une interface d’ordinateur auquel il est familier. Les étonnantes créations de Yassine, amateur de pixel art, sur @Fluidz vont encore plus loin. Elles se basent sur la notion de « pop-up », ces petites fenêtres qui s’ouvrent à notre insu lorsqu’on clique là où il ne fallait pas. Son œuvre Duel à Pixville ouvre une quinzaine de fenêtres pop-up, représentant chacune une scène, sur l’écran de l’internaute qui est invité à les assembler lui-même dans l’ordre de son choix pour former une histoire. De toute évidence, la plupart de ces auteurs font l’effort d’abandonner leurs logiques de création papier pour réfléchir pleinement à la publication Web. Ce qui se remarque surtout, par exemple dans les différentes publications d’@Fluidz est qu’un même espace de parution peut comporter une grande diversité de format, ce qui est peu possible dans le cas d’une revue papier. Même quand il y a un fort mimétisme, les œuvres sont spécialement conçues pour être lues dans un format web [16].

Au niveau de la revue s’observe un éclatement similaire des logiques du papier. D’une part, contrairement aux revues papier qui suggèrent, par leur pagination, un ordre de lecture des histoires publiées, les webzines se rapprochent davantage du format d’un portail d’accès à une multitude de mini-sites individuels. L’accès de l’internaute aux différentes œuvres au sein d’un même webzine est concomitant. D’autre part, la périodicité est elle aussi éclatée, ne serait-ce que parce que chaque parution reste lisible dans une temporalité potentiellement infinie (sans compter les limites techniques). Un espace comme « Le Village des auteurs » de Coconino est régulièrement nourri de nouveau site. Cela n’empêche pas les auteurs de conserver une forme de mimétisme dans les noms : ainsi du terme même de « webzine » qui se forge sur l’idée de « magazine », et sur la parution par « numéro » que @Fluidz, notion qui pourrait paraître caduque, mais qui est néanmoins gardée. @Fluidz fonctionne selon un principe de séries, chaque série tenue par un ou plusieurs dessinateurs, mise à jour tous les mois, comme s’il s’agissait d’une revue papier.
Le webzine Coconino World est sans doute celui qui a le mieux pris en compte les logiques propres à la publication Web. La parution régulière d’un numéro est remplacé par la création de nouveaux espaces de publication autonomes et thématiques sur lesquels les auteurs vont publier. Chacun de ses espaces a ses propres contraintes de publication, sa propre apparence visuelle, son propre rythme. Le travail de mise en scène autour de ces mini-sites (que Thierry Smolderen appelle « métaphore ») est remarquable et donne à l’ensemble une densité graphique étonnante. En outre, les accès aux œuvres sont démultipliés : elles peuvent se faire par auteur, par sites, par un moteur de recherche...

La notion d’expérimentation me paraît centrale pour qualifier une attitude qui a tout de l’atelier. Comme si, pour chacun de nos auteurs, la publication numérique non-commerciale et détachée des contraintes de l’édition papier, leur offrait une plus grande liberté d’action.
Tous n’expriment pas de leur manière une attitude réflexive face à la bande dessinée ; elle est plus ou moins visible, plus ou moins formalisée. Des personnalités théoriciennes comme Benoît Peeters et Thierry Smolderen sont certainement les plus susceptibles de mettre en mots les changements induits par le rapport au numérique. En 2003, en plein essor de l’expérience Coconino World, Thierry Smolderen fait paraître dans la revue Neuvième art un long article sur le webzine, dans lequel il précise le sens de leur démarche [17]. Après la pratique vient la théorisation de cette pratique. Dans un premier temps, les tentatives numériques sont indissociables d’une réflexion.
Qu’il s’agisse de Peeters, Hislaire, ou des auteurs de Coconino et @Fluidz, les premiers pas de la publication en ligne par des auteurs professionnels s’inscrit dans le cadre de l’expérimentation et de la réflexion esthétique sur un art, aussi potaches soit cette expérimentation. Il se produit une véritable rencontre qui pousse tous ces auteurs à se poser la question : comment s’exprimer en gardant le « langage » de la bande dessinée sur un média complètement nouveau dont la forme et les usages bouleversent nos habitudes ? Dans beaucoup des cas évoqués, ce qui est produit numériquement n’est pas seulement de la bande dessinée mais un nouveau type d’œuvres qui combine culture multimédia, interactivité et narration en images. La bande dessinée reste centrale mais peut être détournée de sa forme originale. Souvent, l’œuvre est le résultat d’un partenariat entre des dessinateurs et un professionnel du graphisme web (Fred Boot dans le cas de Boilet, Alok Nandi dans le cas de Peeters et Schuiten, Fabien Delpiano dans le cas de Joann Sfar), un type de partenariat qui va gagner en puissance dans les années suivantes en attendant qu’apparaissent des dessinateurs eux-mêmes capables d’utiliser à plein les techniques numériques.

Dans les œuvres professionnelles publiées en ligne, plusieurs tendances se dégagent, qui marquent la recherche d’un au-delà de la bande dessinée, d’une création de récits numériques qui ne serait pas seulement de la bande dessinée mais prendrait en compte d’autres domaines de la création, ou d’autres façons de créer. Ces tendances vont se retrouver par la suite dans d’autres œuvres , chez d’autres dessinateurs. Mais c’est sans doute avant 2005 qu’on les trouve avec la plus grande fraîcheur.
La création communautaire n’est pas propre à la publication en ligne, mais elle y trouve un écho tout particulier. Les webzines Coconino World, @Fluidz et Le journal de l’employé du moi fonctionnent selon un principe d’écriture collective : leur intérêt se trouve dans la confrontation des créations, parfois autour d’une thématique commune. A chaque fois, il s’agit de sites relativement ouverts à d’autres dessinateurs que les « fondateurs ». Bien souvent, il s’agit principalement de jeunes auteurs qui publient depuis peu, sinon pour la première fois. L’Académie Delta de Coconino World pousse encore plus loin la logique communautaire dans la mesure où l’œuvre finale ne peut exister que grâce au groupe qui communique et dessine à distance. Cette création communautaire s’appuie également, dans certains cas, sur l’interaction avec les internautes : ainsi de Peeters et Schuiten sollicitant leurs lecteurs pour trouver des « lieux de passage » vers les Cités Obscures.
Une seconde caractéristique, esthétique cette fois, est le développement de scénarios non linéaires, ce qui est cette fois relativement nouveau. Sur le site Mémoires du XXe ciel, Hislaire propose aux lecteurs d’explorer eux-mêmes l’œuvre et d’y trouver des indices, d’en déchiffrer l’histoire. Les possibilités de lecture offertes à l’internaute changent et obligent les dessinateurs à repenser leur rapport au récit. Ici, l’apport de l’écriture web est bien assimilée.
Enfin, il faut remarquer une tension étonnante vers le ludique. Et ce à plusieurs niveaux. Au niveau des auteurs eux-mêmes, comme dans l’Académie Delta, qui s’apparente à un jeu de rôle. Mais aussi au niveau des lecteurs à qui on offre, au lieu de simples « bandes dessinées » des jeux. La rencontre entre les mini-jeux vidéo en flash et la bande dessinée se voit à la fois chez les auteurs d’@Fluidz, dont la plupart des créations sont en réalité des jeux [18], et sur les sites de Lewis Trondheim et Joann Sfar. Il est amusant de constater que l’arrivée sur le Web conduit plusieurs auteurs à concevoir des jeux vidéo, comme si ces derniers étaient la marque de la culture numérique, et un pont entre l’art graphique et l’art ludique.
De fait, l’interprétation que les auteurs font de la bande dessinée numérique est bien celle d’une création hybridée, qui ne peut rester « bande dessinée » mais doit aller vers d’autres horizons, et se croiser avec d’autres médias. Concrétement, cela se traduit chez certains auteurs par l’insertion de sons ou d’animations dans leurs œuvres. Sur le site urbicande.be comme sur Mémoires du XXe ciel et sur les nouvelles mangas digitales de Fred Boot et Frédéric Boilet, le récit en images est complété par du texte, des sons, de la photographie... Les différentes propositions vont de la fusion entre différents médias à la juxtaposition.
Pour finir, il me faut dire un mot des clivages générationnels. Certes, ils ne sont pas si importants, comme en témoignent les essais de François Schuiten ou Frédéric Boilet : l’intention numérique n’est pas encore un marqueur important des générations. Néanmoins, les trois webzines cités remplissent un rôle marquant dans le déclenchement de la carrière de plusieurs auteurs qui débutent dans les années 2000 : Max de Radigués, Pixel Vengeur, Gäel, Lisa Mandel se servent du tremplin de la publication en ligne pour se faire connaître, conjointement à des publications papier, et pour s’intégrer à des communautés d’auteurs. La nouvelle génération de dessinateurs devra composer avec la publication en ligne comme une des méthodes possibles pour émerger, et ce phénomène va se confirmer avec encore plus de force dans la seconde moitié de la décennie.

une solide structuration
de la communauté amateur et semi-professionnelle


Une des premières communautés à couvrir Internet de planches de bande dessinée par milliers est celle des dessinateurs amateurs et semi-professionnels [19]. Son émergence est d’autant plus importante à mes yeux que la communauté des amateurs est destinée à dominer largement, en nombre mais aussi en visibilité, la bande dessinée numérique au moins jusqu’à 2005, et, dans une moindre mesure, jusque vers 2009. L’évolution semble la même qu’aux Etats-Unis quelques années plus tôt. Les fanzineux des années 1990 voient dans le média Internet, qui s’affirme en France dans la deuxième moitié de la décennie, un moyen beaucoup plus efficace de diffuser leur production et d’en discuter avec d’autres amateurs. Car, comme l’explique Pascal Flichy [20], il ne faut pas oublier que le terme « amateur » a un double sens : d’un côté il désigne étymologiquement « ceux qui aiment » un art, de l’autre côté il peut s’étendre à « ceux qui pratiquent » un art hors d’un cadre professionnel, généralement dans une logique d’autoédition et sans volonté d’en faire une activité rémunératrice. Il est évident que les deux aspects sont savamment entrelacés, un amateur-praticien de bande dessinée étant généralement aussi un amateur-lecteur. En outre, sur Internet, l’amateurisme se traduit souvent par l’importance d’une dimension communautaire : des cercles d’amateurs se forment, autour de sites et de forums. Et la communauté influe sur l’esthétique de cette bande dessinée.
De fait, le moteur d’une communauté amateur est généralement basé sur un double principe pratique/jugement : tous les membres sont potentiellement égaux au sens où ils s’entre-commentent leur production et apprennent d’une façon empirique grâce à une intelligence collective, à une production en interaction. L’un des plaisirs de la pratique amateur vient souvent de la possibilité de discuter d’un art avec des semblables. Ce principe fondait déjà le dynamisme des dessinateurs amateurs pré-Internet ; avec ce nouveau média dont les potentialités de réseautage dépassent les limites géographiques d’une localité, il ne peut que gagner en importance. La formation d’une communauté d’amateurs de bande dessinée au sens amateur-lecteur, phénomène que j’ai décrit dans le préambule, est donc un ferment indispensable de la diffusion de bande dessinée en ligne à une époque encore très marquée par la force des communautés virtuelles.
A partir de 1998, les dessinateurs amateurs présents sur Internet, producteurs de bandes dessinées numériques qui sont généralement des dessins sur papier scannés (mais pas toujours), commencent à s’organiser et former, à proprement parler, une communauté interconnectée, ou plus spécifiquement plusieurs communautés aux rapports complexes. C’est ce mouvement que je vais décrire à présent.

le passage du fanzinat à la publication web
La forme initiale de la publication en ligne de bande dessinée amateur, aux temps du premier web « statique », est la page personnelle. Par ce biais, dont nous avons en partie vu l’usage chez les professionnels, des dessinateurs amateurs commencent à prendre place sur un réseau au public encore restreint. Autour de l’an 2000, alors que les clients d’Internet sont encore en nombre limité, plusieurs fournisseurs d’accès Internet offrent la possibilité de créer une page personnelle, possibilité dont s’emparent des dessinateurs amateurs puisque le Web peut héberger, jusqu’à une certaine mesure de capacité de stockage, des images. On peut encore consulter quelques-unes de ses pages personnelles qui donnent une idée d’une époque où l’ergonomie des sites Internet n’était pas encore rigide mais largement personnalisable, comme la page d’Etienne Legrand, qui apparaît en 1999 chez le fournisseur d’accès belge skynet. Hors de toute normalisation, les solutions techniques de mise en ligne sont variées, dans les techniques et les formats. Les auteurs doivent posséder un minimum de qualifications techniques, et placer eux-mêmes leurs œuvres sur un serveur ftp. Ils doivent donc posséder un minimum de connaissances techniques.
Ce poids de la technique explique peut-être que, bien souvent, les auteurs se regroupent en petits groupes. L’héritage du fanzinat papier est direct : certains fanzineux décident de franchir le pas et d’utiliser le web comme espace de publication, en substitut ou en complément du papier. Souvent, les premiers groupes d’auteurs amateurs présents en ligne sont des groupes déjà constitués « irl ». Ainsi du site Chacalprod, fondé en 1997 par cinq amis dont Baril et Nairolf. Une fois en ligne, de nouveaux auteurs joignent le groupe. La mini-communauté de Chacalprod atteint une trentaine de membres autour de l’an 2000. Plusieurs sites de ce type, à la fois espaces de rencontres, de communication et de publication, vont apparaître durant les années 1995-2005 : le collectif Nekomix en 1998, fen(x) en 2000, l’association choletaise des Z’aéro’graff en 2000, la communauté Kebawe en 2001. Ils se dotent généralement d’outils de diffusion, d’une page d’actualité et d’un forum, base du fonctionnement communautaire. La diffusion de planches en ligne existe déjà, mais elle se systématise rarement dans un webzine régulier et identifié. Il s’agit souvent de publications ponctuelles : Les Z’aéro’graff publient sur leur site le webcomic Le Rhinolophe, tandis que les membres de Kebawe publient le strip Le velu. Seule exception notable à côté de ces productions dispersées, le précoce webzine La Fourmi, fondé par Christian Proulx et Antoine Corriveau, qui paraît de mai 2001 à janvier 2004 et publie les œuvres de nombreux auteurs amateurs durant tout cette période.

L’esprit des fanzineux colore les débuts de l’amateurisme dans la bande dessinée en ligne. Pas d’ambitions commerciales, mais un idéal d’autoédition amateur collective, parfois simplement lié à des contraintes matérielles, parfois pleinement revendiqué comme telle, parfois dépassé lorsque tel dessinateur amateur commence à être publié par un éditeur papier. L’évolution de la bande dessinée numérique rejoint des évolutions plus générales de la création en ligne qui contribue à un brouillage des frontières. On parle de pro-am pour évoquer ces auteurs qui, sans être des professionnels (au sens où ils ne gagnent pas leur vie avec leur production) ont des exigences quasi professionnelles en terme d’édition en ligne et de structuration [21]. On retrouve ici des analyses formalisées par Patrice Flichy qui replace avec justesse les « nouveaux amateurs » de l’ère numérique : « Bien entendu, les pratiques amateurs n’ont pas attendu l’ère numérique pour se développer : elles accompagnent le mouvement d’industrialisation et de professionnalisation de la seconde moitié du XIXe siècle. Mais, depuis un demi-siècle, l’accroissement de l’autonomie individuelle et le croisement entre activités professionnelles et activités privées ont été accompagnés par un outil majeur : l’informatique. » [22].
Le passage du fanzinat à la publication Web contribue à brouiller les frontières de la création dans le domaine, certes restreint, de la bande dessinée numérique. L’instance médiatrice canonique qu’était l’édition disparaît au profit de parcours individuels qui peuvent, selon les pratiques de chaque internaute, mettre sur le même plan un dessinateur de métier et un amateur. Quelques figures émergent d’auteurs pro-am intermédiaires, difficiles à situer entre la création professionnelle et la création amateur.
J’évoquerais plus tard la figure de Phiip, « celui qui dessine Lapin » et est à l’origine du portail du même nom. Son webcomic en roman-photo réalisé avec les moyens du bord en 2001 parvient à attirer un public de plus en plus nombreux, ce qui fait de Phiip un auteur marquant de la première période de la bande dessinée numérique française. Même s’il a réalisé quelques fanzines avant de se lancer dans la publication en ligne et suivi quelques cours de dessin, Phiip n’a pas, au départ, de formation particulière en bande dessinée et peut être considéré comme un autodidacte en la matière.
Dr Folaweb est un vétéran de la publication en ligne et s’y consacre depuis 1999. Après des études à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles, il se lance dans la bande dessinée en ligne en marge de son activité professionnelle de coloriste. Il crée d’abord un univers contemporain peuplé de lapins et un site de bande dessinée interactive, « Expédition 51 ». Il se lance en 2007 dans une histoire fantastique de plus longue haleine, Deo Ignito. Membre de la communauté BDamateur, Dr Folaweb est toujours resté fidèle à une publication en ligne et gratuite et son parcours illustre bien celui des auteurs amateurs de bande dessinée pour qui le Web est un espace de publication naturel [23].

Le québécois Antoine Corriveau est un membre actif du site bdamateur et un des fondateurs du webzine La Fourmi. Il commence à publier des bandes dessinées en ligne vers 2001 [24] puis s’essaye à plusieurs reprises à l’autoédition papier à travers de nombreux fanzines et une structure éditoriale éphémère, Le Gramophone. Dessinateur de fanzines et webzines avant tout, malgré des velléités de publication professionnelle, on peut lire ses bandes dessinées sur son site personnel, et notamment un carnet de notes intitulé Danse contemporaine, tenu depuis 2005. Il poursuit également une carrière de musicien.
Avant d’être Martin Vidberg, auteur du blog de « l’actu en patates » était, sous le pseudonyme d’Everland, un membre important de la communauté de dessinateurs amateurs, présent aussi bien sur le forum bdamateur en tant que modérateur que sur bulle d’air, également en tant que commentateurs d’albums. Ses productions sont nombreuses et il participe à l’expérience du Donjon Pirate de Julien Falgas. Il ouvre son premier blog personnel en 2000, rencontre Nemo7 sur bdamateur avec lequel il ouvre un blog parodique intitulé « Le blog ».

Mais l’évolution majeure qui atteint la communauté d’amateurs fanzineux avec le Web est bien l’aspect communautaire, puisque dorénavant les communautés ne s’identifient pas seulement localement, mais peuvent nouer des relations partout dans le monde, ou au moins dans le monde francophone. Cet aspect communautaire, essentiel, conduit à une structuration forte de la communauté amateur en plusieurs petites communautés plus ou moins liées les unes aux autres : ce n’est pas uniquement une sociabilité étendue, c’est une sociabilité redistribuée.

structuration d’une communauté

Les évolutions du Web et la démocratisation de son usage pousse dans le même temps à la structuration de la communauté d’amateurs que nous avons pour l’instant décrite comme un éparpillement de sites personnels et associatifs. Cette structuration utilise naturellement les formes du Web : forum, portail, base de données et annuaire. Plusieurs façons complémentaires de fédérer les auteurs en dépassant la seule logique du fanzine.

bdamateur
L’effort le plus remarquable vers le rassemblement de la communauté de dessinateurs amateurs est celui du site BDamateur, créé en 1998 par un groupe de membres du forum de BDParadisio : Tube, Kurdy, Frank Rideau, André Lemire et Labe [25]. L’apport principal de BDamateur par rapport à BDParadisio est 1. de se concentrer sur les dessinateurs amateurs, 2. de leur offrir les moyens d’exposer leurs œuvres dans une galerie personnelle. En 1999, le site s’adjoint un forum. BDamateur a alors trouvé son rythme de croisière : l’articulation entre un site de publication ouvert à tous les amateurs et un forum de discussion pour enrichir et questionner sa propre pratique avec des méthodes et des conseils. La publication n’est pas la finalité d’un site de ce genre : l’important est la discussion et le partage des techniques autour d’une même passion. Dès lors, le critère de publication est moins la qualité des œuvres que l’envie de s’investir dans une communauté. De plus, BDamateur est un site francophone, fondé par un Québécois (Franck Rideau) et un Suisse (Tube) auxquels se sont joints Français, Belges voire d’autres communautés linguistiques. Cette ouverture sans frontières explique en partie son succès [26].

BDamateur fédère de nombreux créateurs aux usages et attentes variés. Tandis que certains en profitent pour progresser, se faire connaître et publier (à l’exemple du scénariste Alcante qui publie la série Pandora Box chez Dupuis à partir de 2005), d’autres en restent au stade amateur ; une distinction qui, là encore, trouve son origine dans la multiplicité des pratiques des fanzineux qui, rappelons-le, n’ont pas tous la volonté de se professionnaliser. La dimension ludique de la publication est d’ailleurs importante, à l’image des « Cadavres exquis », un classique du site qui apparaît dès les premières années : des défis que se lancent les dessinateurs pour dessiner à plusieurs mains des cadavres exquis en bandes dessinées. En 2001, le site compte une cinquantaine de membres et est largement reconnu au sein de la communauté Internet francophone qui gravite autour de la bande dessinée.
Progressivement, l’évolution de la communauté BDamateur témoigne de la place centrale qu’elle occupe au début des années 2000, tout en restant fidèle à l’esprit du fanzinat et en revendiquant une posture marginale et non-professionnelle. Elle donne en effet naissance à un bref fanzine papier (Kessé ? en 2000-2001) et se lie avec plusieurs associations (en particulier Chacalprod et le fanzine La Fourmi, ce dernier devenant de fait le fanzine d’élection de la communauté). En 2002 est organisée la première rencontre IRL des membres du site. En 2004, une nouvelle version du site est lancée, encore active actuellement. Elle cherche à s’adapter à de nouvelles pratiques des dessinateurs : dessins en commun, possibilité de laisser des commentaires, mise en place d’un chat... Durant cette année 2004, la communauté atteint 200 membres.

abdel-inn
L’autre espace fédérateur du premier Web est l’annuaire, et dans ce domaine la bande dessinée numérique bénéficie très tôt de bd-en-ligne (qui porta aussi le nom de « 9 portes »), rapidement rebaptisé ABDEL-INN [27], grâce aux bons soins de Julien Falgas, avec comme webmestre Thomas Clément pour les premières versions. Le créateur du site s’affirme à cette époque comme un défenseur acharné de la bande dessinée numérique, position qu’il occupe encore aujourd’hui [28]. Lancé en avril 2000, bd-en-ligne est le premier annuaire consacré spécifiquement à la bande dessinée numérique. A cette date, le nombre de bandes dessinées publiées en ligne est suffisamment faible pour rendre l’annuaire efficace et lisible et rassembler en un seul endroit la totalité des œuvres , dans leur diversité. J. Falgas conçoit cet annuaire en complément de la communauté du forum bdamateur. Le forum est un espace de publication et de discussion entre auteurs, l’annuaire est une vitrine pour permettre à ces auteurs amateurs d’être lus au-delà de leur communauté. Le lancement correspond à une première vague de démocratisation de l’accès à Internet.
L’évolution d’ABDEL-INN dans les premières années suit l’évolution des réflexions de son créateur sur la bande dessinée numérique, J. Falgas devenant son propre webmestre en 2002. Il travaille « l’univers » de son site et met en place un vrai moteur de recherche et une indexation thématique. Les lecteurs peuvent ensuite déposer des commentaires et J. Falgas commence à éditorialiser le site avec ses propres réflexions. Son ambition étant d’accueillir toute forme de récit numérique, il rassemble à côté des « pures » bandes dessinées de l’animation et des jeux en flash tant qu’ils contiennent une composante narrative [29]. L’objectif est aussi de montrer ce qui est possible en matière de bande dessinée purement numérique pour éventuellement inspirer des auteurs. Le site atteint, à sa meilleure époque, environ 600 lecteurs par jour [30]. Il parvient à attirer le regard de la presse spécialisée (recensement dans Neuvième art en janvier 2003, interview donnée à Bédéka en octobre 2004, Le monde des livres en janvier 2005) et de quelques auteurs intéressés par les expériences de bd en ligne (Thierry Smolderen, Pascal Marcelé, Joseph Béhé). A partir d’ABDEL-INN, Julien Falgas fondera en 2007 l’actuel Webcomics.fr, mais nous n’en sommes pas encore là...

le portail lapin
L’autre création aussi essentielle que durable des premières années de la bande dessinée numérique est le portail Lapin de Phiip. Ses débuts en 2001 sont significatifs des premières pratiques d’échanges de diffusion en ligne. Il s’agit d’abord d’une simple newsletter par laquelle Phiip fait parvenir quotidiennement à ses abonnés des strips humoristiques qui mettent en scène « un lapin en tissu moche » et une ourse verte en peluche dans un décor de boîte à chaussures[Les informations sur Lapin proviennent soit de l’historique posté sur le site]. La pratique de la diffusion par newsletter, qui peut sembler archaïque à l’internaute du XXIe siècle, est pourtant fréquente ; elle correspond à un usage de loisir du mail au moment de son apparition. C’est également par ce principe que beaucoup de webcomics américains vont commencer [31]. Lapin devient une série en ligne en septembre 2001 quand se crée le site, avec comme objectif de permettre aux nouveaux venus de la newsletter d’accéder aux archives. Le nom de domaine « lapin.org » est acheté, et le site référencé dans les annuaires spécialisées comme ABDEL-INN. Le site Lapin se lance « avec 10 visiteurs par jour, dans un vieux grenier sans chauffage. Comme tout le monde. »

Phiip n’est pas un dessinateur professionnel mais a toujours réalisé des bandes dessinées en amateur, et s’est formé de lui-même aux arts plastiques ainsi qu’à l’usage de l’informatique. Il obéit en cela au profil de beaucoup de dessinateurs amateurs qui publient en ligne. Mais l’évolution de Lapin tient à sa transformation en un « portail » rassemblant, à côté du strip Lapin, d’autres créations qui viennent gonfler progressivement l’audience et la portée du site. L’élan est donné grâce des contacts noués en ligne, d’une part du côté des auteurs américains, d’autre part sur le forum même du site Lapin. Un excellent exemple d’expansion de la page personnelle au portail collectif grâce aux premiers réseaux communautaires en ligne.
Lapin commence à être traduit en anglais à partir de 2003 et Phiip fréquente alors des sites de référencement anglo-saxons comme TopWebcomics, qui rassemblent américains et canadiens. Sur le forum de TopWebcomics, il fait la connaissance d’auteurs comme Alex (Elftor), Kent Earle et Scott Bevan (White Ninja) et Desmond Seah (Bigger than cheeses) dont il va assurer la traduction et la diffusion française des webcomics, via le portail Lapin. De nombreux autres webcomics américains viennent s’ajouter dès 2002. Les productions du portail Lapin sont peut-être celles qui trouvent le plus leur inspiration dans les webcomics anglo-saxons. Pour ce qui est des œuvres françaises, elles sont d’abord diffusées et proposées sur le forum du site. Koin de Puyo commence en 2003 comme un fanart et un hommage à Lapin. Suivent Maximi le clown de Polito et Une vie de yaourt par Yourt. Quelques productions collectives ponctuelles voient le jour, comme Commando B et Les smileys. En 2003 est fondé un webzine satirique, Le zine Lapin, mené par Johnny, qui est essentiellement composé de textes. Bref, la petite communauté du portail Lapin, dont le nombre de visiteurs ne fait que grandir (plus de 500 000 visiteur uniques en 2004) s’organise autour du succès de Lapin, devenu mascotte du portail.
L’une des spécificités du portail Lapin tient à la cohérence d’ensemble des bandes dessinées numériques qu’on y trouve. Si les techniques varient (roman-photo, dessins scannés, création numérique pure, texte), deux constantes essentielles parcourent la plupart des œuvres diffusées sur le portail : l’apparent minimalisme et désinvolture des styles (beaucoup exploitent d’ailleurs avec habileté le pixel art) et l’humour, systématiquement absurde et idiot, lorgnant parfois vers le trash. Le principe est bien celui d’un site fédérateur renvoyant à diverses œuvres autonomes, où la donnée communautaire n’est pas première et structurante comme dans le cas des BDamateur, et où est cherchée une forme de cohérence entre les différents strips publiés qui correspond au goût de Phiip [32].

Il me faut terminer en évoquant quelques autres sites que l’on pourrait appeler « généralistes » ou « mixtes ». Ils se caractérisent par leur capacité à mêler tous les aspects de « l’amateur » de bandes dessinées, de celui qui aime à celui qui dessine. S’ils n’ont pas le même impact communautaire que Bdamateur ou Lapin, entièrement dédiés à la bande dessinée numérique, ils ont été des lieux de publication en ligne. Il s’agit de Digibulles (1999) et Bulle d’air (2001), qui se présentent tous deux comme des webzines mêlant critiques d’albums professionnels et publications de bandes dessinées amateur.
Enfin, un site atypique perce le paysage de la bande dessinée numérique en avril 2004 : gnomz.com [33]. Il est fondé par des membres du site Fluctuat.net (1998), site d’actualité culturelle qui s’intéresse très tôt à la création numérique. Gnomz.com mêle jeu de rôle interactif et réalisation de petites bandes dessinées à partir de personnages et de décors prédéfinis en pixel art. Chaque utilisateur se crée un avatar qu’il fait interagir avec d’autres personnages dans des bandes généralement courtes. Le site tend à devenir une référence en matière de bande dessinée numérique amateur en pixel art, mais son trafic finit par décroître et le site ferme définitivement en mai 2011. Il aura néanmoins montré la convergence possible, et toujours frémissante, entre l’esthétique du jeu vidéo et celle de la bande dessinée. Il anticipe également sur les pratiques de réseautage social des années à venir.

nature des œuvres amateurs : des modèles de transition


Loin du multimédia, il s’agit d’œuvres inspirées par la bande dessinée papier. À quoi ressemble ces premières créations amateurs mises en ligne ? Là, l’écart est visible avec les créations multimédia professionnelles : il s’agit souvent de planches de bandes dessinées scannées, même si elles ont pu être ponctuellement réalisées à la tablette graphique. Selon Laurène Streiff, sur les 235 œuvres répertoriées par l’annuaire ABDEL-INN en mai 2001, les trois quarts sont des planches dessinées sur papier avant d’être scannées et mise en ligne [34]. L’enjeu numérique qui plane sur les amateurs est moins de l’ordre de l’esthétique que de celui des modes de diffusion, et de l’interactivité. Le mimétisme avec les pratiques du papier est évident, et s’explique d’autant mieux que nous en sommes encore dans une phase de transition où l’usage des outils numériques n’est pas évident à tous.
Dans son travail précoce et bienvenu sur la bande dessinée numérique, L. Streiff fait le constat d’une très grande diversité des bandes dessinées en ligne [35], ce qui l’amène à conclure que « les outils numériques ne déterminent pas la création » [36]. Ce point de vue est également celui défendu par Julien Falgas, le fondateur de l’annuaire ABDEL-INN, au début des années 2000, mais avec encore plus de virulence. Dans une tribune parue en mai 2000 sur le forum BDParadisio, il affirme notamment « Il me paraît donc primordial de ne pas perdre de vue qu’une BD en Ligne est avant tout une Bande Dessinée. Aux auteurs ensuite d’utiliser le support qu’ils ont choisis suivant leurs propres choix, et non suivant le carcan de la technologie et de l’originalité à tout prix. ». Il rejette la vision de la bande dessinée numérique comme nouveau médium et la recherche de l’innovation sans mesure, risque selon lui de perdre de vue l’objectif final, qui est de raconter une histoire en images. En d’autres termes, ce n’est pas parce que les innovations technologiques sont possibles qu’elles sont nécessaires. S’il ne s’agit là que du point de vue exprimé par un acteur du mouvement à une période encore précoce, il a le mérite de représenter avec justesse la situation de la bande dessinée en ligne, et tout particulièrement de son versant amateur. Ce qui prime est moins la recherche d’une image nouvelle, que nous avons perçu chez les professionnels que l’envie de proposer à un public d’amateurs ses bandes dessinées, dans la droite ligne de l’idéal du fanzinat.

Un exemple significatif des liens entretenus avec les modèles de la bande dessinée papier est le réinvestissement du format du strip [37]. Je parle de réinvestissement dans la mesure où l’histoire française du strip comme modèle de diffusion est celle d’une perte de vitesse manifeste depuis plusieurs décennies [38]. Durant la période 1940-1980, le strip s’affirme comme un format idéal de diffusion de bande dessinée dans la grande presse : il est couplé avec une sérialisation et avec une périodicité qui lui donne toute son efficacité. Le strip est un contenu de presse additionnel, vendu « en plus » avec le journal et encadré par un contenu qui lui est étranger, qui encourage la fidélisation du lectorat et fait du journal un média de loisir familial. Généralement, ces strips sont diffusés par des agences de presse (Opera Mundi, Paris Graphic...) aux grands quotidiens (France-Soir, Le Parisien libéré et une bonne partie de la presse régionale seront de grands consommateurs de strips). Mais dès les années 1970, le strip décline jusqu’à disparaître presque complètement de la presse française non spécialisée dans les décennies 1980 et 1990. La période est marquée par le triomphe de l’album et le strip est, par définition, contraire à la notion de l’album dans la mesure où son fonctionnement suppose une diffusion, et donc une lecture, espacée et potentiellement infinie, et non une lecture d’emblée de l’œuvre entière et complète.
Or, la publication en ligne est l’occasion d’une résurgence française du strip. Outre la forme brève et épisodique qui le caractérise, selon un ordonnancement de quelques cases tantôt horizontal, tantôt vertical, il se voit aussi bien dans le retour d’une périodicité de publication (l’auteur publie les épisodes les uns après les autres) et dans le fait de constituer un « produit ajouté » au sein d’un média généraliste (en l’occurrence Internet) qui le voit cohabiter avec une grande quantité d’autres contenus. Contrairement à l’album, le strip ne s’envisage pas seul mais se lit au sein d’un environnement spécifique, avec lequel il dialogue. Sur le Web, les possibilités de dialogue entre les contenus sont de plus en plus grandes.
Nombreux sont les auteurs qui vont tirer parti des caractéristiques de diffusion propre au web pour tirer le maximum du format strip. D’une part, le strip est un format idéal pour une publication en ligne par ses possibilités de fidélisation du public et sa parution épisodique : comment forcer l’internaute à revenir sur son site sinon par des mises à jour fréquentes et régulières ? D’autre part, comme le souligne T. Campbell [39], l’un des avantages du Web est la possibilité d’archivage des œuvres , qui organise des parcours de lecture potentiels extrêmement variés et donne la possibilité au lecteur de retourner dans les archives pour comprendre des intrigues complexes et/ou en cours. Le strip fonctionne selon un équilibre permanent entre un jeu de variation dans l’autonomie interne de l’épisode et un jeu d’itération dans les liens de récurrence noués entre chaque épisode pour former une série (personnages, situations, etc) ; autrement dit entre une micro-structure de l’épisode et une super-structure de la série entre lesquelles peuvent survenir des structures intermédiaires. Les possibilités d’archivage du Web permettent à l’auteur de créer un temps réel un « recueil » de ses strips et donc, potentiellement, de complexifier les possibilités de lecture. Les dessinateurs de webcomics américains, habitués à une culture du comic strip encore très vivace l’ont bien compris en créant des webcomics aux intrigues extrêmement denses et complexes, au nombreux personnages récurrents, comme PvP ou Kevin and Kell.

Parmi les auteurs français à tirer parti du format du strip, l’un des plus prolixes est Phiip, l’auteur du webcomic Lapin, qu’il commence en avril 2001. Tout au long de la diffusion de Lapin, Phiip construit un univers en partant de photomontages à base de peluches pour arriver à des intrigues dessinées de plus en plus élaborées à base de lapins idiots, avec de nombreux personnages récurrents, dont les lapins managers et l’ourse verte, un des rares personnages à ne pas être un lapin, présente dès le premier strip. Les premiers strips fonctionnent principalement selon une esthétique minimaliste de l’itération (répétition des mêmes cases, seuls changent les dialogues) et le comique de répétition devient rapidement la marque de fabrique de l’humour de Phiip. Or, c’est bien par la multiplication des épisodes que ce type de comique gagne en profondeur : les histoires s’étoffent, les personnages secondaires se multiplient, les univers parallèles s’organisent, comme la parodie heroïc fantasy du lapin noir, ou le monde des « lapins de bureau », satire absurde et décontractée du monde du travail. La simplicité des personnages principaux (des lapins intégralement interchangeables et pouvant posséder n’importe quelle personnalité, tant qu’il reste idiot), rend ce strip d’autant plus malléable. Il fonctionne sur un savant travail de variations sur de mêmes thèmes, avec de nombreuses allusions à des épisodes précédents qui permet de fidéliser le lectorat et de construire un univers non par avance, mais au fur et à mesure. C’est ce travail d’équilibre entre l’originalité des nouveaux épisodes (variations) et les clins d’œil fait aux anciens lecteurs (permanences) qui explique la longévité de Lapin, merveilleuse adaptation des contraintes et logiques du strip pour une publication en ligne.
Le strip va connaître un développement encore plus important avec la vogue des blogs bd à partir de 2004... Mais là encore il s’agit d’une autre histoire.

La notion de communauté va générer une autre vision de l’interactivité, Graal de la bande dessinée numérique post-2000. L’interactivité qui émerge dans les communautés de dessinateurs amateurs n’est pas la même que celle imaginée par les professionnels, que ce soit dans les premiers CD-Rom (Opération Teddy Bear) ou sur Internet (John Lecrocheur). Ce n’est pas une interactivité du spectacle, basé sur l’insertion d’animation, de sons, ou sur la définition d’un parcours de clics tracé pour le lecteur. C’est une interactivité que l’on peut qualifier de « communautaire » au sens où elle instaure un autre rapport entre l’œuvre et son public, ce dernier participant à l’œuvre non plus selon un rythme conçu par avance, mais de façon totalement active. Il est sollicité par l’auteur par le jeu des commentaires, par des sondages. La participation du public est d’autant plus importante dans les communautés amateurs que le public est bien souvent lui-même un dessinateur amateur, et joue finalement à jeu égal avec l’auteur de l’œuvre. A tel point qu’on peut se demander si l’intérêt de l’œuvre, pour le public comme pour l’auteur, est autant dans sa conception que dans son rendu final.
On peut ranger dans cette interaction communautaire des pratiques déjà présentes dans le monde du fanzinat mais qui trouve dans la publication en ligne une dimension nouvelle : les cadavres exquis. Le forum BDamateur se fait rapidement une spécialité de ses œuvres à plusieurs mains sans scénario préalable, auto-générés par la communauté. Les avantages du numérique pour ce type d’œuvres sont illustrés dans le projet Donjon Pirate mené par Julien Falgas et Everland [40], qui fait appel aux ressources de la structure en base de données. Sur le modèle combiné des cadavres exquis, mais fortement influencés par la pratique des jeux de rôle par mail, les deux auteurs interprètent chacun un personnage dans l’univers de la série Donjon. L’aventure se dessine au fur et à mesure de leurs péripéties ; à la fin, la structure en base de données arborescente permet au lecteur de parcourir l’œuvre en ne conservant le point de vue que d’un personnage.
L. Streiff qualifie cette interactivité communautaire de pratique du « scénario interactif ouvert », et y voit, de la part des auteurs, une façon nouvelle de penser leurs œuvres [41]. Elle analyse dans ce cadre deux œuvres publiées en ligne : Miss Dynamite de Sirkowski et Killer et les martiens de Vicks. L’œuvre de Vicks était conçue, de semaine en semaine, par des orientations de scénarios envoyés par mail par les lecteurs, une seule étant choisie à chaque nouvel épisode. Pour Miss Dynamite [42], Sirkowski avait opté pour le vote : à la fin de chaque épisode, il proposait plusieurs suites possibles et dessinait celle qui avait été la plus plébiscitée. L’un des apports de la bande dessinée numérique amateur de ces premières années à l’esthétique de la bande dessinée est de la faire entrer plus avant dans un « art participatif » [43]. Certaines expériences menées par les membres de l’Oulipo dans les années 1990 touchaient déjà à cette idée d’art participatif. On peut aussi relier ce phénomène à l’œuvre récente de Ruppert et Mulot qui conçoivent des performances basées sur la participation des lecteurs/spectateurs à l’œuvre en train d’être créée. Le numérique n’a bien sûr pas l’apanage de l’art participatif, mais il l’inscrit dans une logique plus naturelle et non dans une démarche avant-gardiste revendiquée.]] où le lecteur prend directement part à la création.

le numérique comme support de réédition


Puisque ma volonté est d’aborder l’ensemble du champ de la bande dessinée numérique, il aurait été impensable de ne pas aller voir du côté de la réédition numérique ou des numérisations d’albums papier. De toute évidence, les rééditions numériques constituent une part non-négligeable des bandes dessinées données à lire aux internautes sur le Web, sans forcément qu’ils soient au courant qu’il s’agisse de rééditions. La réédition numérique génère bel et bien une œuvre nouvelle, qui n’est ni vraiment une adaptation, ni vraiment une copie du modèle papier mais en diffère bien souvent, ne serait-ce que par ses modalités de lecture, plus ou moins adaptées. Enfin, la logique de publication numérique par rééditions d’album papier va devenir, à partir de la fin des années 2000, l’axe moteur du modèle économique numérique imaginé par les éditeurs traditionnels. Il importe donc d’en saisir les prémices.
L’étude des rééditions numériques permet d’aborder plus à fond la question des rapports entre le monde de la bande dessinée papier et le monde de la bande dessinée numérique. Comment va s’organiser l’articulation entre leurs productions respectives, dans le cadre d’une période de transition ? J’ai jusque là souligné l’intérêt assez limité que les éditeurs papier ont pu porter au numérique dans la période 1996-2005, ce qui m’amène à conclure que les deux mondes sont globalement étanches l’un envers l’autre. Que ce soit dans un sens ou dans l’autre, les exemples ne sont pas nombreux [44]. Les différentes expériences sont plus le fait d’individualités (Peeters, Hislaire, Boilet...), d’une jeune génération d’auteurs regroupés en webzines (Coconino, @Fluidz), de professionnels du numérique (Wanadoo, Index +...) ou de fanzineux. Les échecs des années 1996-2000, avec leurs tentatives laborieuses de bandes dessinées sur CD-Rom menées par Flammarion ou Les Humanoïdes Associés, semblent avoir refroidi les ardeurs des éditeurs commerciaux, tandis que l’édition alternative fait alors montre de la même frilosité, plus attirée par la matérialité du livre et le rapport à la littérature.
Je commencerais par évoquer l’attitude des éditeurs traditionnels face au numérique et la première réponse qu’ils apportent à l’articulation papier/numérique : le numérique sert essentiellement à des fins de communication, de promotion et de produits dérivés. En ce sens, certains albums vont faire l’objet de prépublications numériques, reprise à l’identique d’un modèle papier anciens. Nous tenons là notre première « source » de rééditions numériques, encore timide.
Ce n’est pas du côté de l’édition papier qu’il faut aller chercher les premières expériences de rééditions numériques, mais du côté des collectionneurs et amateurs « patrimonialistes ». Leur objectif est de donner accès à un patrimoine plus ou moins oublié de la bande dessinée grâce à Internet ; une « renaissance numérique » des œuvres , en somme, qui est de l’initiative non pas de grosses structures (comme plus tard Google Books) ou d’institutions publiques de conservation (comme plus tard la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image et la BnF) mais de particuliers attentifs et de collectionneurs qui, de fait, sont les heureux possesseurs de ces chefs d’œuvre oubliés. Les deux principales expériences de réédition numérique patrimoniale commencent justement autour de l’an 2000 et se poursuivent encore de nos jours : il s’agit de « Coconino Classic », un des sites de la « galaxie » du webzine Coconino World, et des rééditions du site bdoubliees.

la réaction des éditeurs : promotion et prépublication


Quelques éditeurs traditionnels ont jalonné notre parcours dans la bande dessinée numérique d’avant 2004 : les Humanoïdes Associés, Flammarion, l’employé du moi, Casterman... Des expériences ponctuelles mais pas vraiment un mouvement de fond en direction du numérique. L’interprétation que les éditeurs font du numérique ne quitte pas les logiques commerciales et publicitaires. Le numérique sert à concevoir des produits dérivés des albums de bande dessinée, tandis que la publication web remplit avant tout des objectifs de communication et de promotion.

Un phénomène essentiel traverse le marché de la bande dessinée dans les années 2000 : la crise du modèle ancien de prépublication (par magazines périodiques spécialisés et payants) se confirme. Inutile de revenir sur la « crise de la presse de bande dessinée » qui sévit à partir des années 1990 et fait disparaître un bon nombre de revues anciennes : le modèle vertueux qui permettait aux éditeurs de tester des auteurs dans leur revue, et aux auteurs de mettre le pied à l’étrier sans avoir à produire énormément prend l’eau. Quelques tentatives de relancer des magazines de prépublication apparaissent, mais font long feu (Pavillon Rouge de Delcourt disparaît après deux années en 2003 ; Bang ! pour Casterman après trois années, disparaît en 2006), et les éditeurs cherchent de nouveaux moyens de relancer le principe de prépublication qui leur assurait le succès d’une série avant sa parution en album. L’un de ses nouveaux modes de prépublication, fait marquant de la décennie, sera de s’en retourner vers la presse non spécialisée en bande dessinée [45]. Mais le détour par Internet peut être vu comme une autre façon de relancer le principe de prépublication, au moins à des fins commerciales. C’est une évolution logique des stratégies commerciales des éditeurs sur le Web lorsqu’il s’agit de créer l’évènement autour d’une nouvelle parution. Comme l’explique Véronique Danac en 2002 : « Internet prend partie prenante de la communication des grands éditeurs et les objectifs de chacun se regroupent sur certains points, à savoir créer une vitrine on-line et augmenter la notoriété de l’éditeur et des séries publiées. » [46]. Elle souligne l’augmentation de la part du budget consacré à la communication web : pour Casterman, durant l’année 2001, passage de 5% à 10% du budget marketing global. Toutefois, il est flagrant que les éditeurs tâtonnent dans ce nouvel univers multimédia : en 2001, Dupuis prend 51% du capital d’I/O Interactifs, entreprise qui s’était distinguée par plusieurs « bandes dessinées interactives » sur CD-Rom. Mais ce partenariat ne sera pas suivi d’effet.
Les prépublications sont évidemment intimement liées à l’existence d’un site Internet de l’éditeur, même si l’exemple de la prépublication de L’ombre d’un homme, puis de La Frontière Invisible sur le site urbicande.be fait exception. Plusieurs stratégies sont à l’œuvre. Dès 2000, un certain nombre de séries à succès sont prépubliées directement sur les sites des éditeurs [47], notamment Dargaud (Lapinot, XIII) et Dupuis (Jérôme K Jérôme Bloche). Ces deux derniers sont sûrement les éditeurs les plus offensifs sur la toile, à chaque nouvel album. Une autre stratégie va mêler les deux tendances nouvelles de la prépublication : certains éditeurs s’organisent avec des titres de presse généraliste pour prépublier, sur le site du journal, des albums (From Hell lors de sa traduction chez Delcourt, sur le site de Télérama ou La frontière invisible de Peeters et Schuiten sur le site de La Libre Belgique). D’autres éditeurs adoptent la même démarche avec des fournisseurs de services Internet (prépublication de L’Epervier sur skynet.be en 2001) ou des sites de libraires (Bouncer et De Cape et de crocs sur Fnac.com en 2002 et 2004 [48]). Ponctuellement, ce sont les sites spécialisés (L’Horloge de José Roosevelt sur BDParadisio, Auracan) qui prennent en charge des prépublications publicitaires. Enfin, certains éditeurs, dont Casterman, ouvrent des sites dédiés à un album pour y prépublier tout ou partie (ainsi, la série HMS de Johannes Roussel est régulièrement prépubliée depuis 2003 sur le site http://hmsbd.free.fr/).

On comprend assez facilement le dilemme qui se pose à ces éditeurs qui prépublient des albums en ligne : pourquoi des lecteurs iraient acheter un album qu’ils peuvent lire en ligne ? L’argument ne tient pas vraiment, car après tout la prépublication en revue n’a pas empêché l’essor de l’album, et l’impact promotionnel a pu paraître suffisant aux éditeurs. Mais leurs efforts en matière de prépublication en ligne sont encore largement désordonnés : des prépublications tout azimut qui n’ont pas la régularité des anciennes revues et, surtout, n’ont pas leur structure de fidélisation. La stratégie commerciale ressemble davantage à une stratégie d’hameçonnage de l’internaute. Certes, la structure même d’Internet encourage la dissémination et la multiplication des portes d’entrée vers un album. Il est difficile de saisir une homogénéité dans cette nouvelle pratique des éditeurs papier, qu’ils combinent avec celle de la bande-annonce, un peu plus tardivement, par imitation de l’industrie cinématographique.
Pourtant faut-il souligner un premier effort en direction d’une prépublication concertée et systématisée : la « Read-box » lancée par le groupe Dargaud-Le Lombard (Médias Participations) en 2004. Une interface de lecture dédiée permet d’accéder à des prépublications d’albums régulièrement mises à jour. Ce projet marque les débuts sérieux des éditeurs dans la publication en ligne, après un long moment de tâtonnements.

des rééditions patrimoniales


Durant la période 1996-2004 deux sites incarnent pleinement un autre type de rapport entre bande dessinée papier et publication en ligne : la réédition numérique d’albums et d’auteurs anciens, désormais introuvables en librairie. Ces deux sites sont Coconino Classic et Le coffre à bd. La bande dessinée est fréquemment pointée comme étant un art qui « méconnait ses classiques » [49] au sens où, contrairement à la littérature textuelle, la quantité de rééditions d’œuvres de plus d’une vingtaine d’années reste relativement basse par rapport au nombre de sorties annuelles. En d’autres termes, et à moins qu’il ne s’agisse de séries toujours en cours et donc susceptibles d’intégrales, une œuvre publiée avant les années 1970 a peu de chances d’être rééditée, et encore moins si elle n’a jamais connu qu’une publication de presse.
Pour certains, la publication en ligne va devenir un moyen de changer la donne et de faire connaître des œuvres « oubliées » qui ont pu avoir, en leur temps, un confortable succès. Coconino classics et Le coffre à bd trouvent tous deux leur origine dans un site fondé en 1999 (le webzine Coconino World, déjà évoqué, et le site Bdoubliees.com). Toujours actifs, ils témoignent du succès de cette orientation atypique et dont ils sont les premiers et encore actuellement les seuls représentants, exception faite des institutions publiques. Mais leurs deux stratégies diffèrent largement...

coconino classics
L’attraction des créateurs du webzine Coconino World vers la bande dessinée ancienne est visible : ils prennent modèle, pour tisser leurs « métaphores » sur la période 1880-1940, particulièrement riche pour la bande dessinée de presse, notamment aux États-Unis puisqu’on assiste alors à la naissance et au développement du comic strip. Le nom du site est directement issu de l’univers de George Herriman dans la série Krazy Kat, imaginée en 1913 pour le New York Journal [50].
Le patrimoine de la bande dessinée d’avant la seconde guerre mondiale est encore, au début des années 2000, très peu connu. Quelques auteurs ont pu être réédités ponctuellement : Rodolphe Töpffer, Christophe, Gustave Doré... Il est en cours de redécouverte en France par les travaux pionniers de Thierry Groensteen et Benoît Peeters [51]. Le domaine américain est toutefois beaucoup plus connu que le champ européen, même s’il reste le domaine de spécialistes. Coconino Classics s’inscrit sur ce vaste mouvement de redécouverte de la bande dessinée du XIXe siècle, dont une autre manifestation sur le réseau Internet est la liste de diffusion « Platinum age comics », lancée elle aussi en 1999.
Dès 2000, le webzine Coconino World commence à numériser des bandes dessinées anciennes et à les diffuser à côté de la production contemporaine. On peut avoir un aperçu du champ d’expertise de Coconino Classics en allant faire un tour sur le site : il va des années 1770 aux années 1970 ; on y trouve une large partie des dessinateurs de cette période ayant touché à la bande dessinée, y compris de grands classiques comme George Herriman, Otto Messmer, Christophe, J.J. Grandville, Winsor McCay, mais aussi Jean-Claude Forest. Et bien évidemment des dessinateurs dont le nom ne dira rien à personne : Frank Bellew, Eduard Thony et José Guadalupe Posada. Surtout, les numérisations de Coconino Classics permettent la redécouverte de plusieurs auteurs qui intègreront ensuite les histoires de la bande dessinée telle qu’écrite en France : Georges Cruikshank, Caran d’Ache, Lyonel Feininger.Certains auteurs (McCay, James Swinnerton) et certains journaux (The Musketer, Simplicissimus) ont leur site dédié. A noter l’ouverture d’esprit des fondateurs de Coconino Classics : non seulement ils vont chercher des auteurs de tous pays (Japon, Italie, Allemagne, Espagne...), mais de plus ils n’en restent pas à la « bande dessinée » stricto sensu mais s’intéressent à tout récit en images.
Le regard porté sur les œuvres se veut bien spécifique, ni vraiment académique, ni vraiment collectionneur : « L’approche que Coconino World a de l’histoire du 9e Art ne se veut ni académique, ni universitaire, mais basée sur un regard de dessinateur qui fait fi de l’appartenance supposée des œuvres à des genres, écoles ou tendances. » [52]. Cette approche est d’autant plus intéressante qu’elle est aussi une de ces fameuses « métaphores » de Coconino World : en livrant des versions numériques d’œuvres anciennes, Coconino Classics entend en faire jaillir toute la modernité, comme si le temps se trouvait aboli.

Cette orientation diachronique se répercute sur la conception du site Coconino Classics. Les rééditions numériques se veulent esthétiques : d’où des images à haute définition et des interfaces de lecture simples (un clic pour passer d’un élément à l’autre), mais conçues spécialement pour l’œuvre numérisée. Examinons les interfaces de lecture. Le portfolio qui regroupe plusieurs histoires d’Antonio Rubino pour le Corriere dei Piccoli s’ouvre dans une nouvelle fenêtre à la taille adaptée. La première page est une vue d’ensemble, puis suit une lecture vignette par vignette, portant à chaque fois un bandeau-titre « Corriere dei Piccoli » artificiellement rajouté. La forme de la fenêtre s’adapte à l’œuvre. Or, les œuvres d’avant les années 1940 sont souvent marquées par une forte rigidité des formats, ce qui facilite le travail de visionnage. Une fois de plus, c’est le strip qui tire son épingle du jeu et s’avère être un format idéal pour la consultation numérique ; ainsi l’exemple d’Hypocrite et le monstre du Loch Ness de Jean-Claude Forest, dont le format d’origine, strip après strip, semble parfaitement adapté à une lecture numérique [53].
De ce bref visionnage de quelques rééditions par Coconino Classics, il me semble qu’il faille retenir trois éléments centraux dans la conception du site et, par conséquent, dans le type de réédition numérique attendue :
1. Les rééditions sont imaginées pour une lecture en ligne : pas de téléchargement, mais des fenêtres de taille fixe qui s’ouvre et des clics progressifs. Le format web est parfaitement intégré et donne l’illusion que les œuvres ont été directement conçues pour ce format. En ce sens, le numérique n’est pas qu’un outil de diffusion et de sauvegarde, c’est une véritable esthétique, déjà présente dans les œuvres contemporaines publiées dans Coconino World, et transmise jusque dans les numérisations anciennes.
2. Pour cette raison, la numérisation est assumée comme une trahison par rapport à l’original, d’où les bandeaux-titres rajoutés sur Antonio Rubino. Comme l’explique la présentation du site, le public visé n’est pas un public de chercheurs ; on ne trouve d’ailleurs pas de textes explicatifs sur chaque auteur, simplement ses dates. L’objectif n’est pas de diffuser des rééditions fidèles à l’original (des « copies numériques ») mais au contraire de diffuser des rééditions adaptées aux nouveaux modes de lecture numérique, presque des « recréations ».

3. Dernière étape de la transformation : l’identité est recherchée avec les autres parties, contemporaines, de Coconino World, et notamment le Village des auteurs (les deux sites ont une structure identique). L’ambiguïté semble voulue pour faire des auteurs « anciens » les égaux des auteurs contemporains et gommer les frontières du temps. L’ambition n’est pas purement historique et nostalgique, mais bien au contraire une entreprise de modernisation d’œuvres des temps passés.

bdoubliees
Voilà de bons éléments pour comparer Coconino Classics avec la seconde grande entreprise de rééditions numériques des années 2000-2005 : le coffre à bd de bdoubliees. Elle naît au sein de la communauté des collectionneurs nostalgiques des bandes dessinées de leur enfance, une communauté très ancienne qui apparaît dans les années 1960, alors pour vénérer la production américaine des années 1934-1942, puis se transforme dans les années 1980-1990 auprès d’amateurs de « bande dessinée franco-belge », c’est-à-dire de la production francophone de l’immédiat après-guerre [54]. Logiquement, les collectionneurs et amateurs de bande dessinée ancienne vont investir Internet comme un espace de discussion, d’échanges d’information, de ventes.
Vers 1998, Bernard Coulange, un passionné de bandes dessinées anciennes, commence à numériser et mettre en ligne des bandes dessinées épuisées sur son site personnel : les mini-récits parus dans Spirou dans les années 1960, des suppléments au journal Spirou jamais édités en album (parfois réédités ultérieurement) et devenus introuvables en librairie. Il fait connaître ses rééditions par le forum bdparadisio mais se restreint à une publication périodique, tant pour des raisons de droits d’auteur que de place sur son serveur [55]. Puis, en 1999 Bernard Coulange crée le site bdoubliees.com est créé : site d’amateur et de collectionneur, il se donne pour objectif de constituer une base de données des contenus publiés dans les titres de la presse de bande dessinée depuis 1945, pour enfants, mais pas seulement (on y trouve Fluide Glacial, (A Suivre)). Un travail colossal (qui commence par Spirou) dans la droite ligne des recensions et bibliographies dressées par les collectionneurs depuis plusieurs décennies. Les rééditions y sont bien évidemment l’un des éléments phares, à côté des bases de données, des adresses de librairies spécialisées et les descriptions historiques. Les rééditions se systématisent, les archives deviennent disponibles, l’audience du site augmente. D’autres bandes dessinées que les mini-récits sont rééditées. Le champ d’expertise de bdoubliees.com se constitue progressivement : des bandes dessinées « oubliées » des années 1945-1975 (au sens d’introuvables en librairie, car jamais rééditées ou épuisées), destinées à une lecture nostalgique. « La majorité des BD proposées sur le site a été publiée dans des journaux comme Spirou, Tintin ou Pilote il y a de nombreuses années. Les lecteurs de cette époque peuvent retrouver ces histoires qui les ont passionnés. ». Le site bdoubliees.com ranime ainsi une large partie de la production franco-belge de cette période, éclipsée par le succès des grandes séries.
À partir de 2004, les rééditions de bdoubliees.com s’organisent autour d’un véritable ré-éditeur numérique qui porte le nom du « Coffre à bd ». Jusque-là, le site gère des retirages papiers de certaines œuvres pour les amateurs, mais la solution numérique s’impose, tandis que les archives des versions numérisées ne sont accessibles qu’en ligne, à raison d’un épisode par série, pour éviter les problèmes de droits d’auteur. A partir de 2004, un système se met en place : une lecture gratuite en ligne est toujours possible sur inscription, mais les internautes peuvent désormais télécharger des numérisations au tarif de 2 euros par album. Des numérisations qui ne sont plus en format Web, mais en .pdf. Par ce principe, Le Coffre à bd répond en partie à des habitudes de collectionneurs pour qui la possession de l’album est important.

construire un patrimoine numérique
Coconino Classics et Le Coffre à bd sont les deux principales entreprises de rééditions numériques anciennes de la première moitié du XXe siècle. Leurs objectifs sont à la fois tout différents des tentatives des éditeurs papier (qui ne vont pas se préoccuper de rééditer en numérique leurs ouvrages épuisés avant la fin de la décennie) et, pourtant, se distinguent nettement l’un de l’autre. L’ambition esthétique est le mot d’ordre de Coconino Classics, qui ne conçoit la lecture numérique qu’en ligne. En revanche, Le Coffre à bd est bel et bien une entreprise de collectionneurs attentifs à retrouver les sensations de l’enfance, le numérique étant une solution face à l’impossibilité de retirages papier constants, et, dans le fond, une évolution logique de la pratique de collectionneurs face aux évolutions numériques. Le public visé et l’intention des fondateurs structurent profondément le type de numérisation.
Dès ces années apparaissent trois interrogations majeures : les droits d’auteur, la question de l’accès et les relations avec la réédition papier. La question des droits d’auteur ne concerne que peu les fondateurs de Coconino Classics qui se concentrent sur des œuvres dont les droits d’exploitation sont, pour la plupart, tombés dans le domaine public. Ils ne diffusent qu’en ligne, sans téléchargement, et leur offre apparaît à bien des égards comme complémentaire avec les rééditions papier comme mode de lecture. Beaucoup des œuvres rééditées numériquement sur Coconino Classics ont connu, avant ou après, une réédition papier. Pour Le Coffre à bd, la question des droits se pose plus directement et, le milieu des collectionneurs n’étant pas novice en matière de rééditions et de droit d’auteur, le respect de ces droits est manifeste ; lorsqu’il y a réédition numérique, les droits d’auteur sont négociés et mentionnés. L’enjeu est, plus que pour Coconino Classics, de rééditer des œuvres qui n’ont pas d’équivalent papier, y compris en téléchargement, et pas seulement par une lecture en ligne. Le rapport au papier est donc un rapport exclusif, ce qui rejoint d’ailleurs la question des droits d’exploitation puisque c’est pour permettre aux ayant-droits de laisser la possibilité d’une réédition papier que les œuvres ne sont pas diffusées gratuitement et librement.
Dans les deux cas, il faut souligner une volonté très marquée de « faire connaître des œuvres oubliées ». Notion centrale du Coffre à bd, elle n’est pas exclusive mais néanmoins présente dans Coconino Classics, par exemple lorsqu’il s’agit d’exhumer des œuvres méconnues d’auteurs connus. Le numérique permet ici de remettre en lumière une production que le temps, l’histoire et le marché de la bande dessinée n’ont pas consacré. La voie de la réédition patrimoniale tend à conserver un rapport de complémentarité entre le marché de la bande dessinée papier, incapable de combler l’ensemble des rééditions possibles et attendues, et le numérique, qui vient répondre à des attentes minoritaires, mais néanmoins réelles.

Julien Baudry

• à suivre dans la partie 3 : les blogs bd, une spécificité française ?
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[1] Pour en savoir plus sur l’invention du Web, on se reportera à un article du CERN : « Le site Web du tout premier serveur au monde », url : http://info.cern.ch/default-fr.html, page consultée le 19 mars 2012.

[2] Outre naturellement, la place qu’il occupe progressivement dans les usages du réseau Internet, place qui le rend incontournable.

[3] T Campbell, A History of Webcomics, Antartic Press, 2006.

[4] Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, Skira-Flammarion/Cité internationale de la bande dessinée, 2009, p.157.

[5] En ce sens, les éditeurs alternatifs des années 1990 n’ont pas été plus prompts que leurs concurrents « commerciaux » à s’emparer de la diffusion électronique. La vénération du « livre » comme objet de publication et le rapport à la littérature et à l’art distinguent clairement l’édition alternative et l’édition numérique. Les développements de la bande dessinée numérique et de l’édition alternative sont deux phénomènes concomitants, non corrélés, mais dont les causes sont sans doute proches.

[6] Pour une analyse de cet ouvrage dans le contexte de la bande dessinée numérique, se reporter à la partie 1 du présent travail.

[7] Sur le site personnel de l’auteur, url : http://www.yslaire.be/content.cfm?obj=151&level=12&startDate=536454000000&, page consultée le 19 mars 2012.

[8] Should, « XXe ciel.com » sur le site internet de Julien Falgas, url : http://julien.falgas.fr/post/2004/10/20/1299-xxecielcom. « L’environnement sonore y est également à s’y méprendre avec une interface réelle car tous les sons présents sont empruntés à de véritables systèmes d’exploitation, du démarrage à la cueillette de courriels. Tous les éléments sonores y sont donc bien imbriqués et parfaitement synchronisés. »

[9] Didier Pasamonik et Jean-Marie Dersheid, Regards croisés sur la bande dessinée belge, Quo Vadis, 2009, p.136.

[10] Fred Boot, « A propos de la Nouvelle Manga Digitale », url : http://www.fredboot.com/nmd/nmd.html, page consultée le 19 mars 2012.

[11] On les trouve à l’adresse suivante, sur le site de Frédéric Boilet : http://www.boilet.net/fr/nouvellemanga.html#digitale.

[12] Rappelons-nous ici une partie du texte ornant le quatrième de couverture de ces deux albums : « Mais la fierté d’avoir été les premiers Homo Electronicus ne nous sera jamais enlevée. Premiers nous fûmes, et premiers nous resterons. Nous avons su où se dessinait l’Avenir. Une humanité où tous les hommes regardent enfin dans la même direction, celle de leur écran d’ordinateur. »

[13] Un autre développement de Donjon a été sous la forme d’un jeu de rôle.

[14] Je me permets de trahir ici leurs dates de naissance pour le bien de la démonstration : Peeters (1956), Schuiten (1956), Hislaire (1957), Boilet (1960), Trondheim (1964), Sfar (1971).

[15] Thierry Smolderen, « Coconino World : explorer l’espace des formats bd/i », Neuvième art, 2003, disponible sur : coconino world : explorer l’espace des formats bd/i, page consultée le 19 mars 2012.

[16] L’histoire Club de rencontres du 3e type de Mo/CDM, assez traditionnelle dans son style, est néanmoins découpée pour être lue selon un principe classique mais efficace de diaporama.

[17] Thierry Smolderen, « Coconino World : explorer l’espace des formats bd/i », Neuvième art, 2003, disponible sur : coconino world : explorer l’espace des formats bd/i, page consultée le 19 mars 2012

[18] Gä propose par exemple le jeu Tueur de séries

[19] Je désigne par ce terme, qui n’a rien de péjoratif, des dessinateurs débutants ayant une réelle ambition professionnelle, mais se trouvant alors au seuil de leur carrière, ou encore des professionnels de l’image ne travaillant pas spécifiquement dans la bande dessinée. En d’autres termes une communauté de créateurs de bandes dessinées qui n’est pas apparu avec le numérique, mais y a trouvé une façon de diffuser les œuvres de façon plus large

[20] Patrice Flichy, Le sacre de l’amateur, Seuil, 2010, p.13

[21] Sur l’émergence des pro-am, on consultera judicieusement Charles Leadbeater et Paul Miller, The Pro-Am Revolution : How Enthusiasts are Changing our Economy and Society, Londres : Demos, 2004.

[22] Patrice Flichy, op. cit., p.14.

[23] Se reporter à son interview à l’occasion du Festiblog 2008.

[24] Un autoportrait d’Antoine Corriveau sur son site : http://www.antoinecorriveau.com/bd/portrait.html

[25] « BDamateur », article Wikipédia, url : http://fr.wikipedia.org/wiki/BDAmateur, et Iscarioth, « BD amateur », Krinein, article du 13 mars 2005, url : http://television.krinein.com/bd-amateur-2294.html pages consultées le 19 mars 2012.

[26] Il faut ajouter ici que le monde de la bande dessinée est déjà largement habitué à penser les échanges en terme de « francophonie » plus qu’en terme d’écoles nationales. Les œuvres des québécois, belges et suisses sont diffusées en France, et inversement.

[27] Acronyme de Annuaire des Bandes Dessinées En Ligne et de l’Image Narrative Numérique

[28] Pour plus de détails, consulter le le site internet de Julien Falgas

[29] Julien Falgas défendait, et défend toujours, une vision de la bande dessinée numérique centré sur la notion de narration et de récit, plus que sur la proximité avec la bande dessinée papier.

[30] Précisions recueillies auprès de Julien Falgas, à Metz, le 18 novembre 2011.

[31] D’autres webcomics français seront diffusés suivant ce principe. Un certain « Jerry Tongdeum » diffuse entre 2008 et 2009 Barbefrousse, un pastiche des Formidables aventures de Lapinot de Lewis Trondheim. Cette diffusion se fait parallèlement à une diffusion plus classique, par blog. De même que pour Lapin, les deux modes de diffusion ne se substituent pas mais se complètent et cohabitent volontiers.

[32] On se rapproche d’un modèle éditorial, et le portail Lapin franchit le pas de l’édition en 2005. Une transformation dont il sera question dans la quatrième partie.

[33] Le site est fermé mais sa notice Wikipédia renseigne sur quelques éléments concrets.

[34] Laurène Streiff, Et la bande dessinée rencontra l’ordinateur, mémoire de maîtrise des sciences et techniques de communication sous la direction de Pierre-Louis Suet, université d’Avignon, septembre 2001, p.25.

[35] Précisons d’emblée qu’elle ne s’intéresse pas seulement à la production amateur.

[36] Laurène Streiff, op. cit., p.40

[37] Sur ce sujet, je vous renvoie vers un de mes propres articles sur Phylacterium : « Bande dessinée numérique : le retour du daily strip en France, article du 12 novembre 2011, url : http://www.phylacterium.fr/?p=1623.

[38] Harry Morgan, « La bande dessinée quotidienne en Europe » dans Maîtres de la bande dessinées européenne, Bibliothèque nationale de France/Seuil, 2001.

[39] T. Campbell, op. cit..

[40] A ne pas confondre avec le site « Donjon Pirate » en 2008.

[41] Laurène Streiff, op. cit., p.59.

[42Miss Dynamite est créé en 1990 par Sirkowski dans le revue papier MensuHell avant de rejoindre le web. Cette série est connue pour sa grande liberté de ton et ses thématiques propres à effrayer les honnêtes gens.

[43] Nous utilisons là un terme de L. Streiff (op. cit., p.64-65.

[44] Mais ils existent, comme le prouve l’exemple de la parution d’un album suite à l’expérience d’Hislaire, XXe ciel.com.

[45] Didier Pasamonik,, « Les prépublications, enjeu marketing BD de l’été » sur le site actuabd, article du 2 août 2004, url : http://www.actuabd.com/Les-prepublications-enjeu-marketing-BD-de-l-ete.

[46] Véronique Danac, Le marketing Internet de la BD, mémoire de fin d’étude de l’IPAG sous la direction de Philippe Fabre, juin 2002, p.46..

[47] Voir les bilans de l’ACBD par Gilles Ratier pour plus de détails sur les prépublications en ligne : http://www.acbd.fr/bilan. En 2003, il estime qu’environ 17% des albums de bande dessinée sont prépubliés.

[48] Et sur le quiproquo qui s’en suivit : Xavier Mouton-Bosc, « La FNAC pirate malgré elle De Cape et de crocs », sur actuabd, article du 6 mai 2004, url : http://www.actuabd.com/La-Fnac-pirate-malgre-elle-De-Cape-et-De-Crocspage consultée le 19 mars 2012.

[49] Pour reprendre un titre de chapitre dans Thierry Groensteen, La bande dessinée, un objet culturel non identifié, éditions de l’an 2, 2006.

[50] Et précisons aussi que Thierry Smolderen est par ailleurs théoricien de la bande dessinée spécialisée dans le XIXe siècle.

[51] Thierry Groensteen et Benoît Peeters, Rodolphe Töpffer, l’invention de la bande dessinée, Hermann, 1994.

[53] L’histoire de Forest sera réédité en papier par L’Association en 2001 à raison de deux strips par page : la comparaison montre que le format de l’album paraît tout à fait artificiel, même s’il est plus adapté aux habitudes de lecture actuelles de la bande dessinée..

[54] Les rééditions papier de la période 1950-1960 avait déjà permis à l’éditeur Glénat de démarrer dans les années 1970, en rééditant Liquois, Marijac, Charlier...

[55] J’extraie ces informations du forum Bdparadisio : http://www.bdparadisio.com/scripts/foritems.cfm?IdSubject=1026121705&StartPage=2.