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quand la bande dessinée monte au cerveau

Thierry Groensteen

À mesure que l’on parvient à une description plus fine du fonctionnement du cerveau humain, l’attente et l’espérance des théoriciens de l’image deviennent plus vives. Pour l’heure, ils ne sont pas d’accord sur le point de savoir si la compréhension de l’image passe nécessairement par une phase de traduction, de verbalisation, ou si elle s’opère sans aucune médiation des mots. Les positions des uns et des autres sur ce sujet sont de purs actes de foi, et seule une lumière venant des sciences cognitives (la linguistique cognitive, la psychologie cognitive, les neurosciences) pourra trancher le débat. Malheureusement, elles ne procurent encore qu’un éclairage très insuffisant sur la manière dont les images sont vues, traitées par le cerveau humain, comprises, remémorées.

La lecture d’une bande dessinée est un processus encore bien plus complexe que la lecture d’une image isolée, autonome. Parce que le sens de l’image n’est pas donné dans l’image elle-même, mais se déduit de la manière dont elle s’articule avec les images qui la précèdent et la suivent (c’est ce que j’ai analysé comme la fonction d’ancrage exercée par la séquence). Et parce que la bande dessinée entrelace le texte et l’image, dont les modes d’intellection sont différents. Pour le dire en quelque mots, la lecture du texte est déchiffrement, tandis la lecture de l’image – en vertu de sa nature analogique, mimétique – est reconnaissance (puis interprétation).

Deux contributions récentes prétendent fournir quelques explications sur le sujet. La première est un court article publié dans le magazine de la BPI De ligne en ligne (No.8, avril-septembre 2012, pp. 22-23), sous un titre prometteur : « Comment le cerveau décrypte les bandes dessinées ». Des réflexions proposées par les auteurs, Carlos Hamamé et François-Xavier Alario, il n’y a que deux enseignements à retenir : primo,
notre cerveau « met en marche des processifs cognitifs et neuronaux tout à fait distincts » pour reconnaître les personnages et les objets dessinés, d’une part, et les mots compris dans les bulles, d’autre part ; secundo, « la perception visuelle comprend une grande part d’interprétation ».
Mais comment les « flux de reconnaissance des images » et le « flux de reconnaissance des mots » se rencontrent-ils, comment notre cerveau les articule-t-il pour restituer le sens global de ce message scindé et discontinu ? Là-dessus, l’article reste muet. Comment le reconnaissent les auteurs : « le mystère de la fluidité de notre lecture de la BD ne fait que s’épaissir »…

La deuxième étude à laquelle je fais référence se pare de garanties de scientificité autrement plus impressionnantes. Publiée en anglais, elle comporte trente-huit pages (dont trois pages de bibliographie), a mobilisé une équipe pluridisciplinaire de cinq chercheurs – Neil Cohn, Martin Paczynski, Ray Jackendoff, Phillip J. Holcomb, Gina R. Kuperberg – et est entrelardée de force formules mathématiques, tableaux, schémas et graphiques de toutes sortes. Elle a paru récemment dans la très sérieuse revue Cognitive Psychology, No.65 (2012) sous le titre : « (Pea)nuts and Bolts of visual narrative : Structure and meaning in sequential image comprehension ».
L’inspirateur de cette étude est le théoricien américain de la bande dessinée Neil Cohn. Il apparaît assez vite, à la lecture, que celui-ci a enrôlé des collègues psychologues, psychiatre ou cogniticien, et usé de toutes les ressources d’un laboratoire de recherche, pour tenter de vérifier expérimentalement une proposition théorique qu’il développera prochainement dans un ouvrage en préparation. Cette proposition peut être résumée comme suit : dans la « grammaire » d’une histoire dessinée, Cohn estime indispensable de séparer deux composantes distinctes, à savoir ce qui relève de la « structure narrative » et ce qui concerne « l’information sémantique » (le contenu des images) ; ces deux composantes, en constante interaction, contribueraient ensemble à la cohérence séquentielle.
L’expérience dont l’étude rend compte vise donc à prouver que ce sont des « systèmes neurocognitifs » différents (comprendre : des aires du cerveau ou des circuits neuronaux différents) qui traitent ces deux niveaux de cohérence. Pour ce faire, plusieurs suites d’images tirées de Peanuts ont été proposées à un échantillon de lecteurs.

Ces suites d’images, composées chacune de six vignettes, ne se trouvent pas telles quelles dans l’œuvre de Schulz, elles ont été fabriquées par les chercheurs pour les besoins de la démonstration à partir de vignettes prélevées dans le corpus des Peanuts. En outre, ces suites sont censées relever de quatre catégories différentes : un premier groupe est constitué des suites à proprement parler narratives ; un second, des suites groupant des images ayant un thème commun (en l’espèce : une partie de base-ball) mais n’obéissant à aucune « structure » narrative précise ; viennent après les suites présentant une suite d’images structurée (?) mais sans référent thématique commun, et en dernier lieu la catégorie des suites composées d’images disparates, n’entretenant aucune sorte de liaison.
Ce qui était mesuré était d’abord le temps de réponse des lecteurs. Il s’est révélé lent face aux suites de type 4, intermédiaire face aux suites du type 2 et 3 et, sans surprise, c’est la séquence narrative « classique » qui a été comprise le plus rapidement.
L’étude cherchait aussi à mesurer le taux de probabilité de déduction du contenu des images venant à la suite. Là encore, le résultat obtenu va de soi : il apparaît que la combinaison d’une structure narrative et d’une cohérence sémantique facilite la compréhension et l’anticipation des vignettes suivantes. En d’autres mots, le cerveau postule et recherche la cohérence.

Ce travail m’inspire de nettes réserves, quant à la méthode. D’abord, l’utilisation faite de l’œuvre de Schulz me semble irrespectueuse. Par exemple, elle n’en respecte pas la forme canonique, le rythme quaternaire si typique des Peanuts : ici, les suites comptent six vignettes au lieu de quatre. Second coup de force : les chercheurs ont transformé une BD parlante en une BD muette. Ils n’ont retenu que des images sans paroles, ou se sont autorisés à supprimer le texte, quand il y en avait, de manière à rendre muettes des images qui ne l’étaient pas. J’entends bien qu’ils s’intéressaient uniquement aux questions relatives à la cohérence de la séquence, et non aux rapports texte-image. Mais que peut-on dire de pertinent sur le contenu sémantique d’une image que l’on a amputée du texte qui lui était associé ? Enfin, à quoi bon forger des exemples absurdes (des suites de vignettes sans queue ni tête) à partir d’une œuvre connue de tous, dont la cohérence est donc postulée a priori ? N’est-ce pas fausser un résultat qui aurait été obtenu à meilleur compte à partir d’images inconnues, forgées de toutes pièces pour les besoins de la cause ?

Il y a enfin que la troisième catégorie, celle des suites structurées mais sans référent thématique commun, constitue à mon avis un modèle théorique impossible. J’ai beau scruter les exemples proposés, ils ne font pas sens pour moi ; je ne vois pas en quoi consiste la structuration annoncée, sinon dans le fait que les deux premières cases comportent le même personnage et laissent donc entrevoir (la possibilité d’)une amorce de récit, et que la dernière est choisie parce qu’il s’y attache un effet visible de chute. Cela ne suffit pas à faire une structure narrative, dès lors que la cohérence sémantique de l’ensemble est introuvable.

Une fois éliminée cette catégorie intellectuellement bancale, il en reste trois, qui, somme toute, me semblent correspondre assez exactement aux concepts de suite, série et séquence, tels que je les ai distingués de longue date dans mes propres travaux.

Mais laissons ces vices de méthode. Le plus décevant est de voir mobiliser un appareil scientifique lourd et complexe pour des résultats aussi minces et aussi prévisibles. Peut-être avons-nous tort, finalement, d’attendre des éclaircissements décisifs des sciences cognitives.

Ce que l’on peut dire de plus raisonnable à ce jour sur le processus de lecture d’une bande dessinée, c’est, il me semble, que le lecteur va chercher des éléments de compréhension à la fois dans le texte et dans l’image, sans préséance ni hiérarchie. Il est à peu près certain que ces éléments sont traités par des zones différentes du cerveau. Quant à la façon dont ces zones collaborent pour articuler les informations qu’elles décodent, c’est ce que, à l’heure présente, la science semble bien incapable d’expliquer.

Thierry Groensteen