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bande dessinée, art brut et dissidence

Erwin Dejasse

[janvier 2010]

Raconter par l’image est une activité que l’on peut supposer aussi ancienne que l’apparition de l’humanité. Sans verser dans l’excès qui consiste à envisager les peintures pariétales du Paléolithique comme des proto-bandes dessinées – on peine à y discerner de véritables séquences d’images –, force est de constater le caractère résolument narratif des premières expressions plastiques connues. Caractéristique que l’on retrouve ensuite, entre autres, dans les peintures et reliefs de l’Égypte pharaonique, les chapiteaux des églises romanes, les peintures de Bruegel ou de Jérôme Bosch, le plafond de la chapelle Sixtine, Le Sacre de Napoléon par Jacques-Louis David... L’histoire de l’art telle qu’elle est généralement enseignée et traitée dans les ouvrages de référence nous apprend que le narratif a longtemps été une des composantes essentielles de la création plastique jusque grosso modo la moitié du XIXe siècle. Avec les impressionnistes, le sujet traité n’est désormais plus essentiel et se dissout, Wassily Kandinsky fait disparaître ce même sujet avec ses premières compositions abstraites et les ready-made de Marcel Duchamp proclament que ce n’est plus tant l’œuvre dans son aspect formel qui importe que l’idée qui la sous-tend. En à peine un demi-siècle, les beaux-arts ont liquidé la question du narratif.

Sans nécessairement chercher à établir de liens de causalité, il est frappant de constater que cette liquidation est globalement concomitante avec l’apparition des principes fondateurs de la bande dessinée, soit l’articulation d’images séparées qui sont autant d’espaces temps agencés sous forme de séquences. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, ce nouveau mode d’expression reprend à son compte la fonction narrative délaissée par la création picturale.

Les derniers refuges du récit


Or, raconter une histoire par le truchement du dessin est une activité naturelle, indéfectiblement caractéristique de l’esprit humain. Observer un enfant en train de dessiner est riche d’enseignements, singulièrement s’il méconnaît ou s’il se soucie peu des « règles » de perspective, de composition et d’anatomie. Souvent, ses dessins se composent de signes assez simples. Les personnages sont schématiques (un cercle – frappé, le cas échéant, de signes élémentaires évoquant les yeux, le nez ou la bouche – prolongé par une surface en guise de corps et de traits figurant les membres suffisent à les faire exister), les accessoires et les éléments de décors se limitent généralement à ce qui est utile pour raconter l’histoire exprimée dans le dessin. Ces signes élémentaires sont combinables à l’envie à l’instar de pictogrammes et sont intrinsèquement narratifs. Ils possèdent – davantage que des dispositifs plus complexes exigeant, par exemple, la répétition systématique de détails anatomiques ou de décors fouillés – une indéniable plasticité narrative. Ceci tend peut-être à expliquer le choix fait par un nombre appréciable d’auteurs de bande dessinée d’opter pour un semblable dénuement graphique observable entre autres chez Calpurnio, Matt Feazell, John Porcellino, Parrondo ou Maaike Hartjes [1]. D’autre part, dans son opus majeur L’Ascension du Haut Mal, David B. se représente enfant en train de dessiner de foisonnantes scènes de batailles dont l’auteur montre clairement qu’elles sont l’expression spontanée d’une nécessité impérieuse de raconter par le dessin qui se prolongera plus tard à travers des dispositifs plus codifié propres à la bande dessinée.

David B., {L’Ascension du Haut Mal}, volume 1, L’Association, 1996.


« Ne pas être anecdotique » est une règle implicite – voire explicite – qui a longtemps imprégné en profondeur l’enseignement artistique et les productions issues de ce que l’on nomme communément l’art contemporain. La bande dessinée, en revanche, est souvent décrite comme le dernier refuge du récit. Toutefois, la fonction narrative n’a jamais totalement disparu de la création plastique mais a surtout investi les marges des circuits traditionnels de l’art contemporain. Outre les dessins d’enfant, la fonction de récit est omniprésente chez les peintres de rue en Afrique subsaharienne ou à Haïti ou dans ce que l’on nomme l’art brut et l’art outsider.

On doit au peintre et sculpteur Jean Dubuffet (1901-1985) l’invention du premier terme. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dépité par l’art de son temps qu’il relève de l’académisme ou de l’avant-garde, il se met en quête d’un art « affranchi de tout modèle venu de la tradition ou de la mode, affranchi surtout de toute compromission sociale, un art indifférent aux applaudissements des initiés, un art procédant de l’enfièvrement mental et d’une nécessité intérieure quasiment autiste. Telle est la définition qu’il a donnée de l’art brut . » [2] Si, dans sa recherche d’authenticité originelle, Dubuffet témoigne d’un très grand intérêt pour les dessins et peintures réalisées par des enfants, c’est surtout sur les créateurs marginalisés, incapables de se conformer aux normes sociétales qu’il porte son dévolu : prisonniers, « innocents du village » et surtout malades mentaux… Une bonne part des œuvres qu’il réunit dans sa Collection de l’art brut provient d’hôpitaux psychiatriques. [3]

La notion d’art outsider est quant à elle beaucoup plus récente. Elle embrasse grosso modo l’essentiel des créations situées dans cet entre-deux entre l’art brut et ce que Jean Dubuffet nommait les « arts culturels » soit les créations ayant droit de citer dans les musées, galeries et autres cercles légitimés par l’« institution artistique ». Soit des créateurs « asociaux » mais dont les œuvres ne sont pas exemptes d’influences venues des « arts culturels » ou encore des individus plus ou moins intégrés socialement mais dont les réalisations se situent résolument en rupture par rapport aux poncifs de la création « culturellement légitimée ».

Pour un art anecdotique


Il existe donc, un vaste champ de la création plastique où les artistes transgressent le tabou culturel de l’anecdotique soit de manière délibérée, soit par méconnaissance des usages en vigueur. La bande dessinée, quant à elle, est par essence narrative. Rien de surprenant, dès lors, qu’un nombre appréciable d’artistes bruts ou outsiders y puisent une bonne part de leur inspiration.

L’américain Henry Darger (1892-1973) est placé dès l’âge de sept ans dans un foyer catholique. Solitaire, sa vie d’adulte est une succession de petits emplois. Cinquante années durant, il remplit des milliers de pages de textes et réalise d’innombrables dessins de très grands formats. Son œuvre majeure s’intitule : L’Histoire des Vivianes dans ce que l’on appelle les Royaumes de l’Irréel, ou la Tempête guerrière Glandeco-Angelinienne, causée par la Révolte de l’Enfant Esclave, [4] récit de plus de quinze mille pages, sans doute inspiré par la Guerre de Sécession. Celui-ci relate le combat manichéen des Vivian Girls aidées du Capitaine Henry Darger face au peuple esclavagiste de Glandelinia. Souvent, les gigantesques compositions qui accompagnent le texte figurent, dans des décors paradisiaques, des petites filles nues pourvues de sexes masculins sauvagement violentées par des hordes de cow-boys ou de soldats de l’époque victorienne. Pour concevoir ses dessins, Darger décalque motifs, décors et personnages notamment dans les daily strips et les Sunday pages des quotidiens de Chicago. Ses petites filles empruntent souvent leur physique à l’orpheline Little Annie Rooney de Darell McClure et Brandon Walsh. Parfois, apparaissent ça et là quelques textes souvent inscrits dans des cadres ou dans des bulles. Art Spiegelman et Françoise Mouly ont publiés un article sur cette œuvre aussi invraisemblable que fascinante dans leur fameuse anthologie Raw et en ont reproduit plusieurs extraits. [5]

Dans le numéro suivant de la même revue, ils consacrent huit pages à des reproductions de peintures de Chéri Samba [6]

Autodidacte, né en République démocratique du Congo en 1956, celui-ci ouvre une boutique à Kinshasa au milieu des années 70. À la manière des peintres hollandais du XVIIe siècle, il réalise souvent plusieurs versions d’un même tableau. Ses créations traitent du racisme, des rapports complexes entre occidentaux et africains, de la corruption, des dangers du SIDA… Il introduit dans ses peintures nombres de dispositifs dominants dans la bande dessinée, forme d’expression qu’il a pratiquée à ses débuts : coprésence du texte et de l’image, dialogues inscrits dans des bulles, fragmentation de l’espace en plusieurs cases, enchaînement séquentiel des images… Si les créations respectives de Samba et de Darger s’opposent par bien des points, elles entretiennent toutes deux des liens très étroits avec la bande dessinée tant en ce qui concerne ses codes que son imagerie. Leur présence au sommaire de Raw entre Tardi, Burns, Tsuge ou Herriman s’inscrit en parfaite cohérence avec la démarche éditoriale de la revue. Mouly et Spiegelman publient ce que la bande dessinée a produit – et continue à produire – de plus novateur. Qu’il s’agisse de récits basés sur des schémas relativement classiques ou d’expériences graphico-narratives qui transgressent les usages dominants du média, qui se situent à la limite entre la bande dessinée et d’autres champs de la création. Dans Raw, ces « cas limites » que sont Darger et Samba côtoient les approches toutes aussi « excentrées » de Gary Panter, Sue Coe ou Kiki Picasso.

Henry Darger et Chéri Samba ne sont pas, loin s’en faut, les seuls artistes étiquetés « bruts » ou « outsider » à réinjecter un ensemble de motifs ou d’usages issus de la bande dessinée dans la création plastique. Les dessins – et les textes des chansons – de l’Américain Daniel Johnston (né en 1961) s’articulent autour d’un panthéon éminemment personnel, aussi complexe que cohérent, constitué de figures maléfiques ou bienfaisantes tels un canard, une étrange grenouille aux yeux exorbité, un avatar du personnage de dessin animé Casper the Friendly Ghost, Laurie son amour de toujours et une cohorte de super-héros protecteurs dont Captain America. Le tout mêlant allègrement texte et images.



Wouter Coumou (né en 1957) est un artiste néerlandais dont les dessins réalisés au Bic sont souvent agrémentés de bulles. Il réalise ses premières compositions en 1994 lorsqu’il intègre un atelier artistique pour handicapés mentaux. Son œuvre se compose aujourd’hui de plusieurs milliers dessins qui forment un cas unique de journal intime uchronique. Si les parents de Coumou se sont séparés en 1972, ils forment toujours un couple dans ses compositions, expression d’une époque révolue qui désormais se prolonge dans ses dessins.

Les emprunts issus de la bande dessinée sont aussi fréquents, à nouveau, dans les réalisations d’enfants. Peu au fait des questions touchant à la légitimité culturelle du neuvième art, ces derniers font flèche de tout bois et incorporent dans leurs créations toutes les images et tous les codes qui sont susceptibles de nourrir leurs créations sans se soucier des hiérarchies implicites. Démarche qui caractérise aussi les artistes mentionnés ci-dessus. Les créateurs bruts ou outsiders dialoguent avec la bande dessinée sans a priori alors que son recyclage par les « arts culturels » se double souvent d’un regard ironique, d’une distanciation postmoderne. Les agrandissements de cases de Roy Liechtenstein en étant sans doute la manifestation la plus évidente.

Vers une bande dessinée brute ?


A priori, si l’on s’en tient, stricto sensu, aux textes fondateurs de Jean Dubuffet, l’existence-même d’une « bande dessinée brute » s’avère impossible. À un certain stade de sa réflexion, le peintre et théoricien définit l’artiste brut comme « indemne de culture artistique ». Or, la pratique de la bande dessinée repose sur un arsenal de codes, de conventions voire de règles préalables qui autorise difficilement « [...] l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions » NOTE 7 Jean Dubuffet, L’Art brut préféré aux arts culturels, 1949 repris dans Prospectus et tous écrits suivants, vol. 1, Gallimard, « NRF », 1967, p. 202. » [7]

En 1975, Michel Thévoz, alors conservateur de la Collection de l’art brut, publie un premier ouvrage de synthèse. Sobrement intitulé L’Art brut [8], celui-ci étudie l’œuvre d’une vingtaine de créateurs qui, selon ses propres termes, échappent au « colonialisme culturel ». Chose étonnante, le premier artiste traité se nomme Rodolphe Töpffer. Se gardant bien d’assimiler le dessinateur genevois au mouvement théorisé par Dubuffet, Thévoz souligne, toutefois, le caractère résolument anticonformiste de sa conception de l’art, son embarras face à la virtuosité des peintres de son temps, l’intérêt qu’il porte aux créations enfantines, sa prédilection pour le dessin au trait dans lequel il perçoit d’énormes potentialités, des vertus expressives absentes dans le « noble art » prémédité de la peinture... Thévoz ajoute que Töpffer « transgresse allègrement l’opposition millénaire entre l’écriture et la figure » et qu’il « est le premier sans doute à avoir tiré parti des possibilités du papier-report lithographique pour traiter simultanément et intégrer les figures et le texte en suivant le fil d’une écriture unique. » En somme, l’émergence d’une pensée du récit séquentiel en image et la mise en place de dispositifs qui feront florès dans ce que l’on nommera, un siècle plus tard, la bande dessinée sont envisagés par Michel Thévoz comme relevant de l’émancipation face au « conditionnement académique » et aux normes esthétiques, une manière de se « placer en dehors de la sphère artistique. »

Les bandes dessinées auxquelles on appose, à tort ou à raison, les qualificatifs « bruts » ou « outsider » fascinent par leur génie paradoxal, par leur capacité à faire « ce qu’il ne faut surtout pas faire », par leur aptitude à rendre caduc n’importe quelle grille d’analyse. Comme le note très justement Paul Karasik qui les a redécouvert, les invraisemblables récits de Fletcher Hanks n’auraient sans doute pas pu voir le jour si l’auteur n’avait débuté sa carrière durant une période charnière où un nouveau support – le comic book – ne s’est pas encore imposé de normes, ce laps de temps très bref durant lequel tout est nouveau possible [9]. De même, l’œuvre de Rory Hayes (1949-1983) émerge à un moment-clé qui autorise à nouveau toutes les audaces. La situation de statu quo dans laquelle s’est enfoncée de la bande dessinée américaine de l’après Comics Code est telle que toute forme de réaction à son égard ne peut être que radicale, violente, transgressive. Personnalité borderline, associable, toxicomane, Hayes est une figure météorique de la presse underground de la fin des années soixante et des années soixante-dix. L’auteur nous donne à voir un univers névrotique suintant la paranoïa dans ses moindres recoins, une horreur idiosyncrasique qui, à tout moment, semble susceptible de nous engloutir définitivement ; l’expression d’un mal être abyssal dont toute forme de rémission est exclue. Pourtant, aux antipodes d’un Breccia ou d’un Buzzelli, la puissance visionnaire qui se dégage des bandes dessinées de Rory Hayes ne repose sur aucune virtuosité, sur aucun effet de dramatisation maîtrisé. Le trait est enfantin, les compositions malhabiles et les scénarios bancals. Ce monde-là est d’autant plus hallucinant qu’il conjugue horreur et naïveté.



Autre personnalité au destin tragique, Masist Gül (1974-2003) correspond précisément au profil de l’artiste brut tel que l’a décrit Jean Dubuffet, solitaire, asocial et totalement étranger aux milieux artistiques. Bodybuilder de nationalité turque, abonné aux rôles de mauvais dans d’obscurs films de série Z, il est l’auteur d’une œuvre protéiforme réalisée dans le plus grand secret que seuls quelques proches amis ont pu voir de son vivant. On lui doit de très nombreux poèmes, peintures et collages ainsi qu’une bande dessinée réalisée, pour l’essentiel, au Bic durant les années 80. Dans ce récit de près de trois cent pages intitulé Mythe urbain – La vie du loup des villes (Kaldirim Destani – Kaldirimlar Kurdunun Hayati), les dialogues contenus dans les bulles ont la particularité d’être versifiés. L’histoire, située entre 1905 et 1978, est une longue lamentation caractérisée par la récurrence de scènes ultra violentes, réminiscence possible des films dans lesquels il a tourné. Ses personnages souffrent de solitude et sont perpétuellement victimes des abus des individus qu’ils croisent durant leur errance. Cette bande dessinée d’une beauté malade est le reflet des tourments et du profond mal être qui ont caractérisés la vie de son auteur [10].

Masist Gül, {Kaldirim Destani – Kaldirimlar Kurdunun Hayati}, vol. 4

Des liens improbables

En faisant de l’œuvre de Rodolphe Töpffer une forme de dissidence, c’est l’invention-même de la bande dessinée qui est envisagée comme une subversion des poncifs de l’art académique. Cependant, en plus d’un siècle et demi d’existence, cette forme d’expression n’en a pas moins construit ses propres carcans, n’évitant pas, à son tour, l’académisme sclérosant, l’éternel ressassement de formules éprouvées. D’où l’émergence, au sein même du champ de la bande dessinée, de nouvelles fractions dissidentes. Dans l’anthologie Le Coup de grâce, ouvrage collectif publié par l’éditeur bruxellois La Cinquième Couche [11], on peut lire en page une : « On a envie d’articulations qui nous étonnent, de liens improbables, d’autres associations narratives. Les fonctions du ‘récit’ nous ennuient et on suffoque. » Ces quelques lignes résument bien, me semble-t-il, un état d’esprit largement partagé par les éditeurs dits indépendants apparus au sortir d’une décennie 80 globalement peu innovante. Ceux-ci se sont positionnés comme une alternative esthétique et économique – voire politique – face au conservatisme des grandes maisons d’édition. En titrant sa publication collective Hôpital brut, l’éditeur Le Dernier Cri s’est sciemment placé dans l’orbite du courant défini par Jean Dubuffet. Raw Vision, principale revue dévolue à l’art outsider, a d’ailleurs consacré un important article au collectif marseillais [12].
Les artistes publiés par Le Dernier Cri empruntent à la création brute certains de ses traits saillants : expressionnisme radical défiant la notion de bon goût, refus du « bien dessiné », recyclage d’images préexistantes, narration déstructurée… D’autres symptômes témoignent avec éloquence que de nouveaux dialogues esthétiques sont en train de se nouer comme la présence au sommaire du recueil Le Muscle carabine édité par Stéphane Blanquet de l’artiste outsider Chris Hipkiss. En témoigne aussi l’ouvrage Match de catch à Vielsalm réunissant des auteurs issus ou proches de l’éditeur franco-belge Frémok et des créateurs issus du CEC La Hesse, lieu de création artistique pour personnes handicapées mentales [13]. Sans nécessairement parler, dans chacun des cas, d’influences directes, les affinités avec la mouvance outsider sont également perceptibles chez des créateurs de bande dessinée comme King Terry, Gary Panter, Takeshi Nemoto, MS Bastian, Laurent Lolmède, Daniel Cressan, Matthew Thurber ou JM Bertoyas.

Dans le volume deux de L’Éprouvette, sous la rubrique Érosion progressive des frontières, Jean-Christophe Menu se penche sur les peintures de l’artiste juive allemande Charlotte Salomon (1917-1943).

Charlotte Salomon, {Leben ? oder Theater ?}, gouache sur papier, 1940-1942



Il les envisage comme une bande dessinée qui s’ignore, une œuvre résolument narrative mais qui emprunte d’autres dispositifs que ceux habituellement en vigueur dans ce mode d’expression. Réalisée dans le contexte douloureux de la persécution des populations juives par les nazis, il s’agit d’une bien d’une création de « nécessité intérieure » pour reprendre les mots du même de Menu lorsqu’il évoque les aspirations à l’origine de la création de sa maison d’édition L’Association [14]. Il est tentant d’établir un lien virtuel entre cette bande dessinée de « nécessité intérieure » et les ouvrages dont « les auteurs tirent tout de leur propre fond [15] » envisagés par Dubuffet. De part et d’autre, la question du « moi » constitue un enjeu supérieur. Il s’agit d’exposer ici sa singularité laquelle peut s’exprimer par l’exhibition sans fard de son propre quotidien ou par le truchement d’un alter ego plus ou moins fantasmé, quitte à opter pour le travestissement. Dans les créations de Henry Darger, Chéri Samba, Daniel Johnston, Wouter Coumou ou Charlotte Salomon – voire dans certains dessins d’enfants lorsqu’ils se représentent dans leur environnement intime, aux côtés de leurs proches ou endossant le costume d’une princesse, d’un vampire ou d’un justicier masqué –, on retrouve cette même monstration de l’intime qui fait écho aux différents registres de l’autobiographie dessinée incarnés, entre autres, par Art Spiegelman, Baudoin, Julie Doucet, Lewis Trondheim, JC Menu, David B., Chris Ware, Fabrice Neaud, Matti Hagelberg, Stéphane Blanquet ou Killoffer.

Il apparaît désormais indéniable que les expressions brutes ou outsider ouvrent de nouveaux horizons à un bande dessinée ambitionnant plus que jamais de se redéfinir en érodant les frontières qui lui ont été assignées, en se créolisant avec les autres expressions plastiques en dissidence.

Article publié dans neuvièmeart 2.0 en janvier 2010.

[1] Voir Thierry Groensteen, « Du minimalisme dans la bande dessinée », 9e Art n°6, janvier 2001, p. 84-93.

[2] Michel Thévoz, « Art brut », Emmanuel de Waresquiel, Le Siècle rebelle, dictionnaire de la contestation au XXe siècle, Paris, Larousse, p. 50-51

[3] La Collection de l’art brut est conservée depuis 1976 dans le château de Beaulieu à Lausanne lequel constitue, selon les termes-mêmes de Dubuffet, un anti-musée.

[4The Story of the Vivian girls in what is known as The Realms of the Unreal or the Glandelinian War Storm or the Glandico-Abbenian Wars caused by the Child Slave Rebellion

[5Raw vol. 2, n°2, Penguin Book, 1990.

[6Raw vol. 2, n°3, Penguin Book, 1991.

[7] Ceci posé, il est évident qu’il existe des créations qui relèvent indéniablement de la bande dessinée et entretiennent d’évidentes sympathies avec le courant artistique théorisé par Jean Dubuffet ou qui, le cas échéant, sont susceptibles de rejoindre cet ensemble un peu fourre-tout que l’on nomme l’art outsider.

[8] Michel Thévoz, L’Art brut, Genève, Skira, 1975.

[9] Voir ici l’article de Kris Jacobs consacré à Fletcher Hanks.

[10Kaldirim Destani – Kaldirimlar Kurdunun Hayati (Mythe urbain – La vie du loup des villes) de Masist Gül a été originalement publié en 2006 par BAS à Istanbul sous la forme de six fascicules reproduisant les carnets originaux de l’auteur.

[11Le Coup de grâce, La Cinquième Couche, 2006.

[12Raw Vision n°29, 1999

[13] Voir ici l’article d’Alexandre Balcaen et Carmela Chergui sur Match de catch à Vieilsalm.

[14] Jean-Christophe Menu, Plates-bandes, L’Association, 2005, p. 25.

[15] Jean Dubuffet, L’Art brut préféré aux arts culturels, op.cit.