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steve ditko : comic book / political book

Guillaume Laborie

[janvier 2010]

Spider-Man, Doctor Strange, Captain Atom… la liste des personnages animés par Steve Ditko est longue. Avec Jack Kirby, Ditko est le deuxième grand créateur de ce que l’on a appelé le Silver Age (âge d’argent) du comic book et, à ce titre, il a permis la renaissance du genre super-héroïque avec une débauche de personnages plus bariolés les uns que les autres. On oublie cependant parfois que tout un autre pan de son œuvre est consacré à des héros dont la tenue n’est qu’un simple costume civil, chapeau et imperméable éventuels.

Spider-Man, Doctor Strange, Captain Atom… la liste des personnages animés par Steve Ditko est longue. Avec Jack Kirby, Ditko est le deuxième grand créateur de ce que l’on a appelé le Silver Age (âge d’argent) du comic book et, à ce titre, il a permis la renaissance du genre super-héroïque avec une débauche de personnages plus bariolés les uns que les autres. On oublie cependant parfois que tout un autre pan de son œuvre est consacré à des héros dont la tenue n’est qu’un simple costume civil, chapeau et imperméable éventuels. Ces personnages ne vivent pas des épopées cosmiques ou ne se livrent pas des combats titanesques au sommet des buildings ; ils affrontent la pègre ou des tueurs psychopathes dans une ambiance urbaine crépusculaire. La question politique et sociale en devient un arrière-plan privilégié et supplante le positionnement mythique ou mythologique inhérent au genre super-héroïque. Peu à peu, elle en vient même à constituer l’unique projet au cœur de la création de Steve Ditko.

Tales of The Mysterious Traveler n°5, Novembre 1957

Le premier personnage en costume civil d’importance de Steve Ditko est le narrateur des Tales of the Mysterious Traveler. Adaptée d’une émission de radio titrée The Mysterious Traveler (diffusée de 1943 à 1952 sur le réseau MBS), cette série de comics est un titre anthologique présentant diverses histoires courtes à suspense ou fantastiques publiée par Charlton à partir du numéro 2 de février 1952. Ditko livre nombre de récits jusqu’au numéro 11 de février 1959. Le personnage avait été défini graphiquement par Bob Powell pour le premier numéro du titre en 1948 sous les auspices de l’éditeur Transworld. L’interprétation de Ditko s’impose par le travail sur la gestuelle du personnage et les effets de mise en page et de découpage qu’il utilise afin de développer son rôle de coryphée. Avec ce premier personnage, l’artiste peut vérifier qu’un protagoniste en tenue simple peut tout aussi bien fasciner le lecteur et animer parfaitement une planche qu’un héros bigarré. The Mysterious Traveller est aussi à l’évidence un personnage qui stimule Ditko : il est le narrateur omniscient qui tient son pouvoir et son emprise sur l’histoire de sa seule présence et de la force de sa parole !

Quand Dick Giordano, courant 1965, devient le principal responsable éditorial de Charlton, il a pour mission de développer les héros costumés dont la firme a les droits et qui végètent. Le but de Charlton est de profiter à plein de la véritable renaissance du genre amorcée en 1956 par D.C. Comics et confirmée par le triomphe de Marvel à partir de 1961 avec ses nouveaux héros (The Fantastic Four, Spider-Man…). Avec Joe Gill, le prolifique auteur maison, il crée de nouveaux héros (Judomaster, Peacemaker…) et en relance d’autres. Steve Ditko aide sur Captain Atom tout en livrant son chef-d’œuvre pour Marvel avec Spider-Man. Quand Ditko quitte la Maison des Idées, Giordano accepte volontiers sa proposition de redéfinir le personnage nommé The Blue Beetle, un héros datant des années quarante. Le personnage est testé en récit complémentaire sur Captain Atom (numéros 83 de juin 1966 à 86 de juin 1967) avant d’obtenir son propre titre. Dans l’optique de toujours développer la nouvelle ligne de titres maintenant baptisée « Action Heroes », Ditko développe une autre back-up : The Question.

Dans le civil, The Question est Vic Sage, reporter pour la station W.W.B. Il fustige dans ses émissions les criminels et les financiers ou les notables qui fraient avec eux. La nuit, il les traque grâce au matériel du professeur Rodor : un masque blanc qui efface tout trait de son visage, des cartouches de gaz qui lui permettent d’apparaître ou disparaître de façon fantomatique et des cartes de visite blanches où apparaissent des points d’interrogation ! Steve Ditko reste anonyme puis demande à un compère dessinateur de « signer » officiellement les scénarios mais il est en fait le seul maître à bord. Première incursion de Ditko dans le domaine du policier hard-boiled, The Question reprend nombre d’idées plus ou moins anciennes du genre. La série The Green Hornet mettait par exemple déjà en scène un journaliste nommé Britt Reid en butte à des politiciens véreux. La carte de visite est celle d’un enquêteur privé dénommé « Q » qui apparaît dans l’un de premiers romans policiers jamais publiés, The Leavenworth Case, récit écrit par Anna Katherine Green en 1878. Le masque qui lisse complètement les traits du visage et produit cet aspect inquiétant est repris d’un des plus formidables épisodes de la bande dessinée Dick Tracy : un personnage mystérieux nommé The Blank se fait d’abord passer pour un justicier hyper-violent avant que Dick Tracy ne le démasque ! Déjà un frisson certain parcourait les lecteurs du strip de Chester Gould quand apparaissait cet exécuteur froid décimant les méchants (dans un des temps fort de l’aventure, il en expédie un d’un avion en vol sans parachute !).

Trente ans plus tard, Steve Ditko retrouve cette sauvagerie avec The Question et l’aventure publiée en complément de Blue Beetle 4 de décembre 1967. Dans cet épisode, The Question laisse périr deux truands qu’il pourrait sauver alors que ces derniers sont emportés par le flot des égouts. Le héros se justifie : pour lui, ils sont à leur vraie place ! Le Comics Code, instauré en 1954, avait policé le médium et une telle violence avait disparu des productions des éditeurs. Ditko subvertit ici totalement la « règle » : loin d’être exercée par les truands, la violence devient le fait des justiciers. Un basculement idéologique se produit qui n’avait guère été anticipé par les rédacteurs du Code !

Mysterious Suspense n°1, Octobre 1968

Dick Giordano demande à Steve Skeates de reprendre les dialogues de l’épisode, ce qu’il fait sous le pseudonyme de Warren Savin, mais Ditko demande lui aussi de nouveaux changements. Finalement une version mutilée est publiée. Les espaces blancs dans certaines bulles sont les traces de ces modifications multiples. Ditko s’éloigne de Charlton pour un temps : le matériel déjà réalisé paraît au fil des mois suivants mais c’est bientôt l’ensemble de la « Action Heroes Line » qui s’arrête en 1968. Les back-ups (histoires de complément) prévues pour The Question sont regroupés dans un numéro spécial titré Mysterious Suspense : Return of the Question (daté d’octobre 68). Une dernière histoire paraît avec le Blue Beetle 5 daté de novembre 1968.

Dans ces épisodes, la violence diminue d’un cran, ce qui explique que le point d’orgue de la back-up de Blue Beetle 4 passe tout d’abord inaperçu ; en revanche le changement est profond dans le discours et l’écriture des œuvres. La tirade de The Question dans « Kill Vic Sage » n’est que la première envolée d’importance du personnage et la première formulation à l’état brut d’un discours véritablement politique qui envahit les textes et les images de la production de Steve Ditko. Dick Giordano constate alors que les prises de position de Ditko deviennent problématiques. En fait, Steve Ditko avait déjà commencé à transformer ses créations au cours de son formidable travail sur Spider-Man, modifiant sensiblement le personnage de Peter Parker au cours des ultimes épisodes précédant son départ pour « incompatibilité » avec Stan Lee. Avec The Question et bientôt Mr. A, Steve Ditko introduit dans les propos de ses personnages des reprises claires de positions énoncées par la romancière Ayn Rand, allant jusqu’à structurer ses récits pour provoquer une mise en situation de problématiques traitées par elle, afin d’illustrer au sens propre et figuré ce qu’elle présente comme une philosophie, mais qui est en fait plutôt une conception politique.

D’origine russe, émigrée aux États-Unis en 1924, Ayn Rand travaille d’abord comme scénariste à Hollywood avant de produire ses premiers récits d’inspiration autobiographique. Son chef d’œuvre est The Foutainhead écrit de 1936 à 1942 et adapté au cinéma en 1948 par King Vidor. Le héros Howard Roark est un architecte (inspiré de Frank Lloyd Wright) qui refuse toute compromission de son art et va jusqu’à détruire un de ses projets car il a été dénaturé. Un de ses plus grands ennemis est Ellsworth, un critique d’art animant une cabale par l’intermédiaire de grands quotidiens. Atlas Shrugged, publié en 1957, est encore plus radical et voit son héros, John Galt, créer un refuge pour les grands esprits de son temps, afin qu’ils puissent travailler au bonheur complet de l’humanité sans interférence des masses qui ne les comprennent pas. Énormes succès de librairies, ces romans marquent indubitablement leur époque.

Mysterious Suspense n°1, Octobre 1968

Ayn Rand (1905-1982) est la principale représentante d’un courant de pensée qu’elle baptise objectivisme et qu’elle développe d’abord à travers des fictions puis qu’elle explicite à la fin de sa vie dans des articles, critiques et essais plus théoriques. Si l’on y retranche les charges anticommunistes virulentes, les « positions » d’Ayn Rand synthétisent et se retrouvent en phase avec les préoccupations de ses contemporains qui s’interrogent sur la gestion du formidable élan économique du monde occidental des années cinquante : les richesses créées doivent-elles êtres partagées ? Par qui sont-elles créées ? Pourquoi ? Le premier à avoir formulé de telles idées est Max Stirner dans son ouvrage fondateur L’unique et sa propriété, en 1904. Pendant les trente glorieuses, Murray Rothbard, économiste réputé un temps proche de Rand, donne à ce courant sa notoriété ainsi que le nom d’anarcho-capitalisme. Marcel Prélot, dans son ouvrage de référence, Histoire des idées Politiques préfère utiliser le terme d’égotisme. Il montre que cette pensée politique met en avant le triomphe total de l’individu contre le système étatique. L’État constitué disparaît, les individus qui forment la société sont liés par un simple pacte, un consentement mutuel. Il n’y a plus d’« autorité », de législation : chacun suit sa morale et est guidé en ce sens par la « Raison ». L’État n’a pas à profiter des richesses créées qui doivent seules revenir à l’individu ; l’élection n’a pas de sens, seul le meilleur sera respecté… Charles Rist parle lui d’« une forme curieuse de fusion des idées libérales et socialistes ».

En tant qu’artiste et auteur, Ditko adopte les grandes lignes des théories randiennes. Il recentre surtout dans un premier temps le débat sur la question de la justice collective et/ou individuelle. Ceci rejoint une autre préoccupation beaucoup plus prosaïque de ses contemporains qui va bientôt faire florès au cinéma par exemple mais aussi dans le débat politique. The Question anticipe en effet de quelques années la vague des justiciers autoproclamés, des vigilantes dont Clint Eastwood et Charles Bronson seront les hérauts. Le climat dégradé autour de la question sécuritaire dans les grandes métropoles américaines atteint son paroxysme avec la création de véritables milices parallèles, type « guardian angels » dans le métro new-yorkais à la fin des années 1970. À la même époque, dans un strip de Dick Tracy du 7 juin 1968, on trouve le texte suivant : « Violence is golden when it’s used to put down evil » (La violence est d’or quand on s’en sert pour abattre le mal) !

Steve Ditko, bien conscient du potentiel d’un justicier expéditif et des réactions chez Charlton, va réutiliser le concept de façon encore plus radicale. C’est une transformation en profondeur du mythe super-héroïque qu’il propose. Dans Blue Beetle 5, les deux héros Blue Beetle et The Question vont se croiser pour une histoire directement issue des fictions de Rand où la réflexion sur l’art et le statut du héros sont totalement centraux. Les agissements et les positions d’un critique d’art, Ebar, poussent un artiste à endosser une armure ressemblant à sa propre statue pour détruire d’autres œuvres. Le critique et l’artiste défendent une position d’avant-garde : ils critiquent les abus de la société et célèbrent l’inaptitude de l’homme à contrôler son destin. Pour eux, nul héros antique n’est un modèle acceptable et ils veulent détruire les « anciens » et leurs aspirations qu’ils jugent grandiloquentes et nuisibles. Au contraire, The Question et Blue Beetle soutiennent ces anciens héros et leurs représentations artistiques. Le critique Ebar est la réplique exacte du critique de The Foutainhead qui défend un art populaire (= populiste = réaliste-soviétique pour Rand) contre l’élitisme de l’architecte Howard Roarke. Assurément différent de nombre de comic books publiés à l’époque, cet épisode a le mérite d’ouvrir un débat surprenant et surtout de rénover la pratique ridicule du crossover (rencontre entre deux héros) par un rapprochement intelligent de héros qui se reconnaissent tous deux dans la défense de statues ou d’œuvres d’art. Il faut noter que l’œuvre d’art qui déclenche les foudres d’Ebar et que protègent The Question et Blue Beetle s’inspire furieusement de l’esthétique du Réalisme Soviétique ! Ainsi, si Ditko adhère à l’élitisme de Rand, il ne sombre pas dans l’anticommunisme primaire : un ouvrier peut aussi être un héros portant des valeurs d’exception.

Witzend n°3, 1967

Dans l’épisode suivant, publié bien plus tard, Ditko abandonne ses préoccupations artistiques et montre Blue Beetle confronté à une affaire de vol d’équipement scientifique. En fait le plus intéressant est la présence en dernière case de l’épisode de Blue Beetle 5 d’un symbole curieux. Entre la dernière case et l’annonce de l’épisode suivant, Ditko glisse une case rectangulaire vide simplement coupée en deux et présentant deux couleurs (jaune et rouge). Le motif graphique est peut-être un rappel au carré rouge qu’utilisait, pour signer ses plans, l’architecte Frank Lloyd Wrigth, le « modèle » d’Ayn Rand pour The Foutainhead.

Ce rectangle bicolore est réutilisé dans les semaines qui suivent comme carte de visite par le nouveau héros de Ditko qui apparaît dans les pages de la revue Witzend. En 1966, Wallace Wood a en effet lancé un projet de revue de bandes dessinées « indépendantes », qui publierait des œuvres de créateurs d’envergure qui en garderaient les droits et surtout le contrôle total. L’aventure tournera vite court en l’absence d’un réseau viable de distribution. Malgré un état de catastrophe financière permanent, Witzend s’impose en une vingtaine de numéros et une dizaine d’années (!) comme le premier grand vecteur de diffusion de création personnelle dans les comics. Ditko y publie les deux premières aventures de Mr. A, un héros qui radicalise le prototype de The Question. Journaliste au Daily Crusader, Rex Graine porte un masque, des gants en métal et un costume trois pièces pour aller terroriser les méchants. Il annonce souvent sa venue par une carte de visite rectangulaire coupée en deux carrés : un blanc et l’autre noir. Cette dualité résume tous les choix qu’un individu doit faire pour se placer soit du côté du Bien, soit du côté du Mal et guide les actions de Mr. A : il fait tout pour sauver ce qu’il estime blanc et détruit ce qui lui paraît noir.

Le premier récit « Angel » est publié dans Witzend 3 en 1967. Il suit le parcours d’Angel, un adolescent dont les traits angéliques trompent tout le monde (en particulier son assistante sociale) alors qu’il commet des crimes de plus en plus atroces et violents. Seul Mr. A l’a percé à jour et le poursuit jusqu’à un final délirant. Mr. A sauve la jeune femme blessée par Angel mais laisse ce dernier chuter dans le vide alors qu’il pourrait le sauver.

Publié dans Witzend 4 l’année suivante, « Money » décrit le cercle de corruption que développe un truand. Mr. A l’élimine bien sûr, comme les tueurs qu’il envoie à ses trousses. Il se montre encore plus intraitable et cruel avec un politique qui s’est laissé corrompre. Dans un superbe décor d’appartement éclairé par les éclairs d’un orage de pluie au dehors, Mr. A lui martèle tous ses manquements et sa dégradation morale ; le politicien rampe au bord de la folie. Le héros au visage de métal froid assène dans d’importants pavés de texte un monologue digne de la plaidoirie finale d’Howard Roark dans The Foutainhead.

Witzend n°4, 1967

Ces deux premières aventures sont des réussites indéniables. Prévues pour un format de publication plus large que le comic book classique, elles sont aussi traitées pour une publication en noir et blanc avec hachures (plus des effets de trame pour la seconde). Le découpage, comme toujours chez Ditko, est relativement classique avec souvent un gaufrier de neuf cases, mais la fluidité de lecture est parfaite grâce à des expérimentations permanentes. La profondeur de champ est utilisée de façon imparable pour multiplier les arguments. Une seule case montre par exemple le visage ricanant d’Angel, puis au second plan, l’inquiétude de son jeune complice effaré de se trouver emporté dans la spirale de violence et enfin, à l’arrière plan, dans un décor de docks, un policier qui s’effondre en découvrant le corps de son collègue assassiné et tente de le ranimer désespérément. Lors du final, la même utilisation de l’arrière-plan place la silhouette d’Angel suspendue dans le vide entre les visages de Mr. A et de la jeune assistante sociale tandis qu’ils débattent. Dans la dernière page de « Money », les effets de cadrage et de plongée sont utilisés pour dynamiser l’effondrement du pitoyable politique qui finit par ramper aux pieds de Mr. A impassible.

Blake Bell a bien montré dans son Strange and Stranger – The World of Steve Ditko (Fantagraphics Books, 2008) tous les emprunts à Ayn Rand tant formels (Vic Sage est roux comme Howard Roark dans The Foutainhead, l’axiome « A is A » est le titre d’un chapitre d’Atlas Shrugged) que dans les propos. Les idées de Rand sur l’art, sur la circulation de l’argent, son vocabulaire même, ont déjà fourni à Ditko des structures pour ses scénarios de The Question. Avec Mr. A, l’artiste y puise aussi des idées graphiques surprenantes. Pendant quelques mois, cette plongée dans l’univers extrêmement manichéen d’Ayn Rand enrichit indéniablement les prestations de l’artiste. Paradoxalement, en même temps, elle le coupe des éditeurs classiques. Dick Giordano, échaudé après les crises chez Charlton et entré en responsabilité chez D.C. Comics (grâce à Ditko !) ne veut plus que du matériel consensuel.

Le peu de succès de Witzend pousse Ditko à s’associer avec des fans aspirants éditeurs : pressentant sans doute qu’il vient de créer un personnage majeur et qu’il dispose du parfait véhicule narratif, il veut publier vite les histoires qui s’accumulent déjà. Pourtant le manque de professionnalisme et l’absence de structure font que le résultat est en général décevant pour l’artiste pour ce qui est de la qualité d’impression et de la diffusion. De plus, les retards s’accumulent tout comme les mésaventures : des indélicats dérobent des planches originales, les revendent à leur profit… La quantité d’histoires que signe Ditko en peu de temps le montre pourtant, avec le personnage de Mr. A, au maximum de ses capacités et surtout de sa verve narrative.

« Mr. A : The Community U.N. » et « Mr. A : The Defenders » (Comic Crusader 4 et 5, 1969) sont deux tentatives d’histoires qui dévient en cours de route vers le discours politique le plus littéral. L’intrigue policière de départ s’interrompt ; le dessin change et laisse la place à des représentations rappelant les caricatures politiques des années 1920 ou 1930. « Mr. A : Violence : the Phoney Issue » (Guts, 1969) est une première pour l’auteur : il livre un article de six pages où il prend la parole pour argumenter contre les réflexions sur la violence contenue dans les aventures de Mr. A publiées dans Witzend. Il écrit un manifeste pour la liberté d’expression de l’artiste et renvoie la société à sa position hypocrite sur la violence réelle. Graphiquement, Ditko expérimente le collage d’extraits de journaux, relâche son trait et ses compositions au maximum. Cet ensemble d’œuvres est graphiquement très intéressant, mais la lecture en est difficile : les idées sont du Ayn Rand pur jus, bien trop concentré. Le recours au symbolisme de la caricature achève d’en faire un objet de propagande total, indigeste et parfois pénible. Certaines positions (Mr. A contre l’O.N.U. !) peuvent toutefois être amusantes tant l’on s’approche d’un délire absolu. Rarement le médium du comic book a été aussi violemment politisé, jusqu’à l’excès.

Tha Avenging World, 1973

Au même moment, Ditko réalise pour Witzend 5 et 6 un ensemble de pages regroupées sous le titre Avenging World (et republiées sous ce titre en 1973) où il essaie d’appliquer les théories objectivistes à l’organisation de toute la planète. Il reprend la caricature célèbre des années 30 du globe terrestre devenu la tête d’un personnage. Cette fois la tête/globe terrestre est complètement bandée à cause de toutes les agressions subies. Le personnage, allégorie du monde en général, devient agressif et semble vouloir se venger ! Ditko poursuit les recherches graphiques entamées dans Mr. A. Le discours est ici plus fluide et agréable à suivre, le travail sur les caricatures se précise et devient vraiment percutant. Le manichéisme complet se décline admirablement pour traduire sous toutes les formes possibles la dualité de la pensée. Ditko se lance même dans une abstraction digne de Kandinsky en synthétisant parfois des personnages par des cercles.

« Middle of the road » (Graphic Illusion 1, été 1971) marque un juste retour à l’équilibre entre les exigences narratives d’une aventure et une trop grande tendance à l’abstraction. En une superbe variation graphique, un personnage se déplace sur une ligne entre deux surfaces blanches et noires tandis que ses pensées détaillent petit à petit des compromissions et des renoncements… enfin Mr. A arrive et le lecteur découvre (superbe découpage qui a masqué pendant quelques cases la ligne de séparation) que le personnage est au milieu de la surface noire ! La dernière page le voit glisser vers la mort tandis que Mr. A prononce la sentence de son basculement dans la non-vie.

« Chapterplay » (Comic Crusader 13, 1972) est une implacable histoire détaillée en huit pages, conçues comme autant de chapitres indépendants, de la lente dégradation d’un ado violent et du sort de l’éducateur qui le soutient au départ. Mr. A, sans pitié, les poursuit jusqu’à la folie pour l’ado et le suicide pour l’éducateur. Dans la logique de Mr. A, l’éducateur doit payer car il n’accepte pas de reconnaître son erreur de jugement sur l’ado ! La démonstration est rendue pesante par des pavés de texte au lettrage machine et implacable par un gaufrier uniforme de neuf cases par page. Les inserts multiples de la carte logo de Mr. A et le martèlement des titres de chapitre comme autant de principes contradictoires (faire le Bien/faire le Mal, Recherche de la vérité / Aveuglement… ) qui ponctuent toutes les erreurs dans les choix des deux personnages renforcent encore l’impact de la démonstration.

« When is a man to be judged evil ? » (The Collector 26, 1972) montre la difficile réinsertion d’un ancien tueur qui bénéficie finalement du soutien de Mr. A.

« Right to kill » (Mr. A, 1973, publié par Joe Brancatelli) marque un retour à la violence brute avec l’histoire atroce du kidnapping d’une enfant. Le choix d’un lettrage parfois renforcé en plus gras pour tous les termes abstraits alourdit les pavés de texte. Une pleine page silencieuse détaillant le sauvetage d’une jeune fille attaquée par un monstre incarnant tous les vices de façon abstraite est publiée dans le même numéro. L’absence de tout texte permet une respiration salutaire. Elle est aussi l’amorce du chef-d’œuvre qui paraît ensuite.

Right to Kill dans Mr. A, 1973

« Death Vs The Love-Song » (réalisée en 1976, publiée en 1977 par Martin L.Greim dans Comic Crusader Storybook) est resté pendant longtemps l’ultime apparition de Mr. A., dans un épisode de dix pages entièrement muettes. Avec un implacable gaufrier de quatre cases sur quatre, Ditko décrit le trajet de deux criminels, une chef de gang cruelle et un monstre tueur nihiliste. Mr. A corrige la chef de gang et laisse brûler le tueur dans l’incendie d’une église. L’absence de tout dialogue ou monologue rend plus impitoyable la dureté des positions de chacun des trois combattants tout en n’empêchant nullement le rendu des émotions primaires : la peur, la souffrance des victimes, la férocité des tueurs… Le scénario accumule les péripéties, les déplacements de lieux avec une fluidité incroyable. Le style super-héroïque atteint ici une pureté indéniable dans la description de l’affrontement manichéen.

Après ce coup d’éclat, Steve Ditko abandonne Mr. A pour se lancer dans d’autres créations à diffusion réduite (Kage, The Void, Static…) ou, au contraire, produire en quantité pour des éditeurs installés (DC, Marvel…). D’autres artistes vont au fil des ans se positionner face à son héritage. Frank Miller, par exemple, propose dans les années 1990 de développer une nouvelle série d’aventures du personnage et met tout son poids pour faire aboutir le projet. À l’inverse, la reprise par Alan Moore des personnages de Charlton, récupérés depuis par D.C. Comics, lui permet de produire Watchmen en 1986. C’est la première véritable liquidation du mythe super-héroïque avec le psychopathe Rorschach en représentation critique de The Question. Cristallisant comme peu de créations du genre l’ambiguïté de la fascination/répulsion pour un justicier hors du cadre normal de la loi, Mr. A est le premier jalon de la descente aux enfers du genre dans le Dark Age des années 1990.

Death vs Love Song, 1977

La dernière apparition à ce jour de Mr. A se fait dans l’un des volumes autoédités par Steve Ditko avec l’aide de Robin Snyder à partir de 1989. Ce jeune fan, lui aussi membre des admirateurs d’Ayn Rand, a coordonné pour Fantagraphics les deux volumes de la compilation The Ditko Collection en 1985 qui réédite l’ensemble des projets à tendance objectiviste des années 1970. Par son intermédiaire, Eclipse Comics publie en 1990 une sélection des Tales of the Mysterious Traveller avant que des incompréhensions entre Ditko et l’éditrice Cat Yronwode ne compromettent l’ouvrage Art of Ditko un temps annoncé. Snyder convainc alors Ditko de l’opportunité de se lancer dans l’autoédition grâce au nouveau circuit des direct sales. Désormais, entre deux travaux « alimentaires » pour des éditeurs institutionnels, les deux hommes produisent des rééditions de matériel dont ils ont récupéré les droits (par exemple des récits initialement parus chez Charlton : Out of This World en 1986 ou The Lonely One en 1989) puis commencent à diffuser du nouveau matériel. Le premier volume est sobrement intitulé Ditko Package et propose diverses rééditions (courtes aventures des héros Shag ou Killjoy reprises des anthologies Charlton) et un récit d’un nouveau personnage (The Mocker). La série « Package » est abandonnée, et relancée à plusieurs reprises jusqu’à des volumes publiés courant 2000 où l’artiste livre plusieurs pavés de 160 ou 180 pages. Le style graphique s’est maintenant totalement épuré, la mise en page abandonne tout effet superflu et, à l’unisson, les intrigues tendent vers une certaine abstraction où seule règne la volonté d’exposer le plus clairement possible des débats abstraits.

Ditko Package, 2000

Au long de ces marathons de centaines de pages, Ditko reprend les personnages qu’il a créés et alterne les récits dans un projet qui n’est pas sans rappeler les improvisations de la Commedia dell’Arte. Dans le dernier volume ainsi composé (All New Steve Ditko’s 176 Pages Package Heroes), il compile successivement : 49 pages d’un nouveau héros (Strike Force), 14 pages de The Void (troisième épisode), 15 pages de The Mask, 21 pages de Killjoy, 14 pages de The Whisperer (nouveau héros), 17 pages de Mr. Quiver (deuxième épisode), 4 pages d’un récit policier, 30 pages de Mr. A (Mr. A vs The Knifer) et enfin 12 pages de If… Then… (deuxième épisode). Mr. A, confronté à un tueur d’hommes d’affaires, reconstitue petit à petit le trajet de l’assassin pour le piéger mais son enquête vise surtout à définir philosophiquement son adversaire. La révélation finale n’est pas l’identité du tueur, dont on ne connaîtra jamais le nom, mais la qualification exacte de ses agissements : le nihilisme. Fidèle à son modus operandi, Mr. A le laissera agoniser sans lui porter secours.

Dans cet ensemble (numéroté d’une seule traite), le retour de Mr. A montre bien comment le nouveau prototype qu’il représentait en 1968 s’est à la fois reproduit et complexifié : les récits présentant d’autres héros sont à chaque fois des variations d’intrigues similaires et détaillent des réactions que ne pourrait avoir Mr. A. Bien sûr, le style de Ditko est toujours présent : la dureté du ton envers les criminels et la dénonciation des « déviations » au sens randien inspirent tous les actes et répliques des héros. La narration et des dialogues ne sont quasiment plus composés de phrases constituées mais seulement de notions abstraites apposées. La justice expéditive est uniquement du ressort de Mr. A, chacun des autres héros incarnant d’autres archétypes ou topoi narratifs : le juge omniscient qui évalue l’impact de décisions différentes (If… Then…), les héros qui utilisent l’humour et la dérision (Killjoy), ceux qui préfèrent attiser la culpabilité pour rendre fou (The Void)... Les Ditko Package sont des livraisons, à découvrir d’une traite, de saynètes interprétées par une galerie de personnages. Si elle n’apporte donc rien aux précédentes aventures du personnage, cette ultime apparition est importante dans le sens où elle le replace dans un projet actuel plus vaste de l’artiste, fragment d’un ensemble qui est maintenant d’une cohérence théorique parfaite et déclinable à l’infini.

En gestation dès les débuts de Spider-Man, révélé en un pic créatif courant 1968, diffusé depuis lors dans toutes les créations personnelles de l’artiste, Mr. A est bien un personnage central de l’univers de Steve Ditko. En lui prend forme tout l’art du conteur et du dessinateur et se lisent ses choix techniques mais aussi un principe politique abstrait clair. Si les théories objectivistes trouvent des échos dans beaucoup d’œuvres de Ditko, elles sont bien le principe organisateur fondamental des apparitions de Mr. A et de son prototype, The Question. On peut ou non partager les valeurs qu’incarne Mr. A, mais il est important, car trop rare, d’avoir la possibilité de découvrir une telle œuvre et de débattre desdites valeurs. Dans le monde en général très consensuel de la bande dessinée américaine, les aventures de Mr. A s’imposent, avec une netteté et une radicalité impressionnante, comme une formidable invitation à la confrontation d’idées et au challenge intellectuel.

Speedball, Décembre 1988

Au moment de conclure cet article, il faut bien insister sur le fait que s’il paraît légitime de placer nombre de créations de Steve Ditko dans le cadre de la philosophie objectiviste, il serait abusif de résumer toute sa carrière et son œuvre à une simple entreprise de propagande d’un fanatique. Tout au long de sa carrière, d’autres œuvres très personnelles ont aussi été basées sur d’autres principes philosophiques ou politiques. Par exemple Speedball, sa dernière création complète d’importance pour Marvel, a été bien vite dénigrée et sous-estimée pour de multiples raisons (aucune continuité avec les autres séries Marvel, trop de fantaisie et d’humour…). Elle offre pourtant une relecture très agréable et astucieuse de Spider-Man et surtout l’introduction, à travers les parents du jeune héros, d’un beau débat sur le thème de l’art et la loi de la cité. Le débat très vif et récurrent se conclut toujours sur l’admiration réciproque que se portent les deux duettistes. Nombre de questions soulevées dans The Question ou Mr. A reviennent aussi et d’autres solutions sont proposées. Loin d’être si monolithique qu’on veut la caricaturer, la pensée de Ditko est bel et bien multiple, et le silence de l’auteur sur son travail oblige à ne pas tomber dans le délire d’interprétation. Il paraît en revanche raisonnable de reconnaître que les théories objectivistes ont souvent offert à Steve Ditko un cadre et des structures pour construire des œuvres. Elles ont à ce titre constitué des moteurs de réflexion qui lui ont permis d’être une voix discordante dans le medium, d’apporter la contradiction et l’obligation de débat à une époque où le comic book se voulait « relevant », c’est-à-dire engagé.

Article publié dans neuvièmeart 2.0 en janvier 2010.

les livres de Steve Ditko.